Le mythe de Médée et la criminalité des femmes
« Ces choses-là cessent, Mais ne périssent pas. »
Erwin Rohde
1Médée, terrible Médée ! Figure emblématique de la femme criminelle, qui trahit son père, tua son propre frère, par amour pour Jason l’argonaute, pour l’aider à conquérir la fameuse Toison d’or. Après dix années de fuite, d’errance et de passion, Médée et Jason s’installent à Corinthe, une cité grecque. Jason, peu à peu gagné par la maturité mais toujours aussi ambitieux, s’apprête à épouser la fille du roi de Corinthe. Médée est repoussée aux frontières du royaume, où elle vit avec leurs deux fils et une nourrice. Là, elle est considérée comme l’étrangère, la barbare, la maléfique. Les habitants de Corinthe la redoutent. Le roi et Jason vont chacun venir lui rendre visite avant le mariage, sans doute pour se prémunir d’une éventuelle vengeance. Pourtant, Médée ne va pas pardonner. Elle va empoisonner la jeune fiancée ainsi que son père, le roi Créon. Et elle va égorger ses propres enfants. Devenant ainsi la plus célèbre des mères infanticides.
2Ce mythe antique a inspiré de nombreux auteurs. Tour à tour, Euripide (431 av. J.C.), Sénèque (60 à 65), Corneille (1635) et Jean Anouilh (1946) se sont emparés des malheurs de Médée pour écrire des pages aussi belles que sombres. Le cinéma lui fit également place en 1969, avec Maria Callas comme interprète du film éponyme de Pasolini. Pour l’éternité, Médée demeure la criminelle, la coupable. Jason l’avait prévenue : « Les mères n’appelleront plus jamais leurs filles de ce nom. Tu seras seule, jusqu’au bout des temps, comme en cette minute » (Anouilh, 1947, p. 386).
3Dès lors, Médée peut bien inspirer le juriste à l’heure où la criminalité des femmes commence à faire l’objet d’études, de recherches et d’ouvrages savants. Longtemps laissée pour compte, la question est de savoir pourquoi la criminalité des femmes les rend monstrueuses alors que, d’un point de vue quantitatif, elle est minime par rapport à celle des hommes.
4D’un point de vue quantitatif, il est en effet largement établi que les femmes passent moins souvent à l’acte que les hommes. Environ dix fois moins, toutes infractions confondues. C’est peu et l’on constate qu’elles s’évaporent progressivement au fur et à mesure de la procédure pénale. Pour autant, lorsqu’elles passent à l’acte, leur comportement est analysé comme étant plus monstrueux que celui de leurs homologues masculins.
5Il est vrai que la criminalité féminine soulève un profond malaise moral et social. Elle est de l’ordre du tabou. Qui dit tabou, dit ambivalence, mélange de répulsion et de fascination. De Violette Nozière, célèbre empoisonneuse de ses parents, à Véronique Courjault, coupable d’avoir tué ses enfants après les avoir mis au monde, en passant par l’ogresse Jeanne Weber ou encore les sœurs Papin, la femme criminelle fait toujours figure de monstre. Quant aux images archétypales que sont Ève, Lilith, les Amazones, les Bacchantes, ou Pandore, elles représentent celles par qui le scandale arrive, celles qui sont coupables du désordre de l’humanité.
6En réalité, toutes ces femmes sont diabolisées parce que le miroir tendu aux femmes par les hommes renvoie une image ambivalente. Selon un discours pluriséculaire qui l’écartèle entre les figures de Marie l’immaculée et d’Ève la pécheresse, la femme a deux visages : celui de la femme maternelle ou angélique, d’une part, celui de la femme fatale voire diabolique, d’autre part. La contribution des femmes à la criminalité, bien que minoritaire, s’éclaire alors à la lumière d’un « éternel féminin », caractérisé par la faiblesse, mais également par la propension au mensonge, la dissimulation, la ruse, la perversité et la férocité.
7Il est évident qu’il s’agit là de stéréotypes. Dans l’inconscient collectif, la violence, le désir de tuer, le sadisme et la perversion seraient le propre de l’homme. Les femmes sont généralement envisagées comme des victimes et plus rarement comme des bourreaux. De sorte que quand elles s’abandonnent au crime, elles sont considérées comme des monstres. C’est que les deux termes – criminalité et féminité – semblent radicalement incompatibles, l’un ayant pour effet de minimiser l’autre. On voit les femmes criminelles comme un peu moins femmes (des viragos), ou alors, on voit leur crime comme un peu moins grave que celui commis par les hommes (des victimes : « la revanche des opprimées »).
8Il faut essayer de déconstruire ces stéréotypes. Il importe de sortir de ce double mouvement paradoxal qui, d’un côté fait de la criminalité des femmes un tabou, passant sous silence des réalités qui dérangent, ou qui de l’autre, hypertrophie cette criminalité pour en stigmatiser la démesure.
9Or, qui mieux que Médée peut-nous éclairer sur cette question ? D’abord, parce qu’elle est coupable à elle seule de tous les crimes : trahison familiale et politique, fratricide, meurtre, infanticide, adultère, sorcellerie… Ensuite, parce qu’elle persiste et s’entête en direction du mal. La célèbre tirade de Sénèque : « Maintenant, je suis Médée, mon génie s’est développé dans le crime. Je me réjouis, oui, je me réjouis d’avoir décapité mon frère ; je m’applaudis d’avoir mis son corps en pièces, et dépouillé mon père de son mystérieux trésor… » (Sénèque, 1999, v. 910), exprime tout à la fois un acte d’affirmation mais, en même temps, d’entêtement dans l’irrédemption. Enfin, parce que Médée impose aux hommes l’effrayant défi d’une femme qui tue ses enfants et qui, pourtant, s’en remet. La femme qui a commis le meurtre le plus horrible a non seulement survécu, mais elle est partie, glorieuse, sur son char ou par le feu, échappant ainsi à la justice.
10Médée est bien ce qu’on peut appeler un « monstre ». Non pas au sens moral mais au sens étymologique. Le terme, issu du latin monstro, signifie montrer. Tout monstre nous donne quelque chose à voir (Foucault, 1999, p. 28.). Parce qu’il est contre-nature et anomalie, le monstre nous éclaire sur ce qui est considéré comme la norme. Précisément, le mythe de Médée peut nous apporter un éclairage sur le phénomène de la criminalité féminine et son traitement par la justice des hommes. Dans mon propos, je vais tenter de répondre à deux questions : d’une part, existe-t-il une spécificité de la criminalité féminine ? D’autre part, existe-t-il une justice spécifique pour les femmes ?
I. Médée et la criminalité des femmes
11D’un point de vue quantitatif, assurément, les femmes basculent moins souvent que les hommes dans la délinquance. Environ dix fois moins, comme indiqué précédemment. On observe certes des différences en fonction du type d’infractions : plus les infractions commises sont graves, moins les femmes sont concernées. Elles représentent seulement 5 % des condamnations pour crimes au sens strict, sauf pour les crimes dits passionnels où elles atteignent 15%, un peu moins de 10 % des délits, et un peu plus de 10 % des contraventions. Incontestablement, les femmes commettent moins d’infractions même si choses sont en passe d’évoluer.
12Plusieurs tentatives d’explication ont été avancées concernant cette spécificité quantitative. Le point de vue physiologique a été mis en avant. Les femmes, en raison de leur complexion physique, seraient moins violentes et moins agressives que les hommes. Le taux de testostérone, la génétique et d’autres éléments biologiques ont été évoqués. La psychologie féminine a également été appelée à l’explication de la résistance des femmes au crime. Plus morales, plus conservatrices que les hommes, elles observeraient ainsi un plus grand attachement aux valeurs traditionnelles et à l’ordre social. Enfin, d’un point de vue sociologique, l’enfermement des femmes au sein de la cellule familiale et leur cantonnement dans le rôle d’épouse, de fille ou de mère, a été invoqué tout à la fois comme un facteur expliquant le faible taux de criminalité féminine, et comme circonstance atténuante lorsque l’une d’entre elles passe à l’acte pour échapper à une situation tyrannique.
13D’un point de vue qualitatif, on peut recenser trois grandes catégories de femmes criminelles. La première comprend ce que nous pouvons appeler « les séductrices » ou « les charmeuses ». L’expression vise tout à la fois les sorcières, dont les empoisonneuses constituent la version moderne, et les prostituées. Alors que des comportements comme la magie ou la prostitution ne sont nullement l’apanage des femmes, force est de constater que pendant des siècles, ce sont elles que l’on a brûlées comme sorcières ou dont on a stigmatisé les conduites sexuelles, en les considérant comme impudiques, amorales et dangereuses pour la société.
14La seconde catégorie comprend les « criminelles domestiques », c’est-à-dire les femmes agissant à l’encontre du cadre « familial », notamment les criminelles par passion et les infanticides. S’agissant du crime dit passionnel, les statistiques font apparaître que les femmes sont moins nombreuses que les hommes mais que leurs motivations sont différentes : les hommes tuent davantage pour « garder » les femmes, pour s’opposer à une rupture qui leur est imposée, tandis que celles-ci le font généralement par jalousie, ou pour mettre un terme à une situation qu’elles vivent comme tyrannique. En France, le cas de Jacqueline Sauvage a défrayé la chronique. Le 10 septembre 2012, elle abattait son mari de trois coups de fusil dans le dos. Durant le procès, la défense fit valoir les violences et abus sexuels subis par l'accusée et ses filles pendant plusieurs décennies. Sa condamnation, en première instance puis en appel, à une peine de dix ans d'emprisonnement, suscita des réactions d'incompréhension. Le 31 janvier 2016, François Hollande accorda une grâce présidentielle partielle à Jacqueline Sauvage, mais la justice refusa sa demande de libération conditionnelle. Elle finit par obtenir une grâce présidentielle totale le 28 décembre 2016.
15Quant à la femme coupable d’infanticide, elle représente la criminelle à son paroxysme, puisqu’elle transgresse les lois de l’enfantement, de l’amour maternel et filial, de l’évolution naturelle et biologique. Au sens strict, l’infanticide vise le meurtre des enfants de moins de 72 heures (3 jours) et se distingue du néonaticide, qui concerne les nouveau-nés de moins de 24 heures. Tous deux font partie de la catégorie générale du filicide, qui désigne le meurtre d’un enfant, quel que soit son âge, par l’un de ses géniteurs.
16La troisième catégorie de femmes criminelles comprend les délinquantes politiques, celles qui agissent au cœur du pouvoir, comme Catherine de Médicis ou Charlotte Corday notamment. Dans ce cas, la monstruosité du geste n’est pas sans lien avec la dénaturation dont se rend coupable celle qui s’aventure sur les terres du pouvoir politique, en principe réservées à la gent masculine. Pour prendre un exemple, le crime politique que commit Charlotte Corday contre la personne de Marat apparaît comme un geste subversif. À travers ce geste, elle fait figure de femme travestie, de femme masculinisée, de femme virile.
17En réalité, parmi les délinquantes politiques, il convient de distinguer les femmes qui agissent dans un intérêt personnel, le pouvoir notamment, de celles qui se sacrifient au nom d’une cause, et qui apparaissent comme étant plus désintéressées. Il faut également tenir compte des modalités d’exécution de l’acte. Tandis que certaines femmes se comportent comme le bras armé d’un mouvement terroriste, d’autres, en revanche, agissent dans les coulisses du pouvoir et se servent des hommes pour arriver à leurs fins.
18Aujourd’hui, ce sont les femmes djihadistes qui nous interpellent, parce que l’image de la terroriste est difficile à concilier avec la condition de la femme dans la religion islamique… mais les femmes djihadistes sont bien des rouages déterminants des systèmes dont elles font partie. Elles exercent un pouvoir de soutien psychologique et logistique, ce sont elles qui sont chargées d’engendrer et d’élever les « lionceaux du califat » et elles peuvent aussi intervenir de façon plus active dans l’exécution des attentats. Il est vrai que le statut de martyr est réservé aux hommes, les femmes devant, quant à elles, se contenter d’être des « bombes humaines ». Pourtant, le nombre des combattantes est en constante progression. Parmi les projets d’actions violentes les plus médiatisés, mérite d’être mentionné le projet terroriste fomenté en région parisienne, et connu sous le nom de l’affaire des bouteilles de gaz de Notre Dame (4 septembre 2016). Les trois femmes ayant tenté de faire exploser une voiture près de la Cathédrale ont été condamnées en octobre 2019 à des peines allant de 20 à 30 ans de réclusion criminelle. Ces comportements attestent d’une volonté de la part de certaines de ces femmes de s’émanciper du rôle secondaire qui leur est traditionnellement assigné au sein des associations islamistes.
19Pour finir, on peut aussi évoquer ces femmes black-blocs, qui non seulement participent à l’organisation logistique des manifestations, mais ont elles-mêmes recours à l’usage de la force et de la violence dans les rues. Les participants aux black-blocs, c’est-à-dire les casseurs, quel que soit leur sexe, font de la violence politique un élément clé de leur imaginaire révolutionnaire. Or, il faut savoir que derrière le drapeau noir des black-blocs, se trouve une moitié de femmes. Ces militantes comprennent leur pratique du black bloc comme une réappropriation, en tant que femmes, de qualités traditionnellement associées au masculin (la combativité, le sang-froid, la capacité à se battre). Elles considèrent en effet l’expérience de cette tactique comme une source de puissance libertaire et féministe, l’usage de la violence, que cette dernière soit réelle ou signifiée, constituant alors une façon de s’affirmer face aux hommes, collectivement et individuellement.
20Ceci étant précisé, si la figure mythologique de Médée est aussi fascinante, c’est parce qu’elle est, à elle seule, coupable de tous les crimes qui viennent d’être évoqués. Elle est emblématique de la criminalité féminine.
21Elle est, en premier lieu, coupable de crimes politiques. En fuyant la Colchide avec Jason et les argonautes, elle a commis une double trahison envers son père, le roi de Colchide, et envers son peuple. Elle a également tué son frère, le futur roi, et l’a découpé, pour en semer les morceaux dans la mer et ralentir la poursuite de leur père, qui s’arrêtait pour en recueillir les restes. À la trahison des siens, vient s’ajouter le régicide, avec le meurtre de Créon, le roi de Corinthe, qui s’est empressé de serrer dans ses bras le corps de sa fille mourante, et fut gagné par la contagion funeste.
22Médée est, par ailleurs, coupable de sorcellerie. Ses attributs de sorcière sont significatifs. Sénèque la décrit les cheveux dénoués, noirs, la poitrine dénudée, arpentant des forêts mystérieuses, prononçant des imprécations. L’image est outrée, stéréotypée, réductrice, sans doute parce que la violence fait sortir Médée du rôle de femme qui lui était réservé : celui de mère, de douceur et de fécondité.
23Médée est enfin et surtout coupable de crimes domestiques, à savoir l’infanticide sur la personne de ses deux fils : la violence des meurtres est extrême et elle abandonne les cadavres sans sépulture. Le personnage de la mère qui tue ses enfants incarne évidemment la criminelle impardonnable, fustigée par la loi et la morale. Elle inspire l’horreur. En tuant sa progéniture, elle renverse et pervertit la fonction de la femme, qui consiste à donner la vie et non à la reprendre. Elle incarne le monstrueux et défie la cité tout entière, le politique et ses lois, la communauté humaine. Ce qui est impardonnable de la part de Médée est de s’attaquer aux fils de Jason ce qui, dans une société patriarcale, est une hérésie. Elle a opéré un renversement inouï de la norme patriarcale grecque et de l’ordre établi.
24Cependant, et ceci est notable, le trouble à l’ordre social et juridique, apporté par celle qui a osé transgresser la norme, reste dans son cas impuni. Car si Médée est une criminelle, si elle a transgressé les lois de la maternité, force est de constater qu’elle ne paie jamais : elle esquive. Sous la plume de Jean Anouilh, elle finit par se suicider en se jetant dans les flammes. Mais, dans les autres versions, elle parvient à s’envoler en char vers son ancêtre le soleil. En tout état de cause, qu’elle s’enfuie par la voie des airs ou par celle du feu, Médée réussit à échapper à la justice des hommes.
II. Médée et la justice des hommes
25Cet épilogue du mythe de Médée, qui constitue en soi une énigme, autorise à signaler que le traitement juridique de la femme criminelle est dérogatoire, non pas en droit (eu égard au sacro-saint principe d’égalité devant la loi) mais dans les faits.
26Si l’on s’en tient aux statistiques, les femmes semblent en effet glisser avec plus de facilité entre les mailles du filet. Au fur et à mesure de la procédure pénale, elles s’évaporent : Elles représentent 15% des personnes mises en cause par la police et la gendarmerie ; 13% des personnes mises en examen ; 10% des personnes condamnées et 4% des personnes entrant en prison. Ce qui est évident c’est qu’au cours du processus pénal, elles sont rarement sanctionnées par des décisions privatives de liberté, qu’il s’agisse de décisions avant jugement ou de décisions sentencielles. La part des femmes incarcérées est ainsi très faible.
27De sorte que l’on peut se demander si la justice pénale est sexuée.
A. Une justice sexuée ?
28Longtemps (jusqu’au milieu du XXe siècle), la femme a juridiquement été assimilée à une incapable, une mineure, sous tutelle de son père ou de son époux, ce qui explique sa faible présence sur la scène pénale. Même si les temps ont changé, aux yeux des juges, les femmes ont bénéficié d’une sorte d’excuse de féminité. De même qu’il existe une « excuse de minorité » légitimant des réductions de peine chez les mineurs au moment des faits, on peut se demander si les juges et les jurys n’intériorisaient pas une sorte « d’excuse de féminité ».
29L’appartenance au genre féminin a pu être un facteur de mansuétude, les juges (essentiellement des hommes) traitant plus favorablement les individus appartenant au sexe dit « faible ». Les femmes étaient moins sévèrement jugées que les hommes, en raison d’une certaine galanterie masculine, tout au moins d’une habitude paternaliste et protectrice, un peu chevaleresque : phénomène connu sous l’expression de judicial paternalism.
30En témoigne notamment la relative tolérance à l’égard des femmes infanticides. Tout au long du XIXe et pendant une bonne partie du XXe siècle, malgré la sévérité du code Napoléon, on a pu constater une certaine clémence des jugements. Les fondements en droit de l’indulgence étaient liés aux conditions nécessaires pour qu’il y ait infanticide, et notamment qu’il y ait eu l’intention de donner la mort. Or, cet élément intentionnel faisait souvent défaut…
31Aujourd’hui, les crimes maternels commis avant la fin de la première année connaissent encore souvent une atténuation de peine et la plupart des mères bénéficient d’une probation et d’un suivi psychologique. Pour prendre un exemple, en juin 2009, Véronique Courjault est condamnée par la Cour d'assises d'Indre-et-Loire à huit ans de prison pour trois infanticides. Elle a tué et congelé deux de ses enfants en 2002 et 2003. Elle reconnaît aussi avoir tué et « brûlé dans la cheminée » un premier enfant en 1999. Ce verdict est jugé « plutôt clément ». La Cour d’assises ne retient pas la préméditation pour le premier infanticide. Une grande partie des débats traite d'un trouble encore mal connu à l’époque qui est celui du déni de grossesse. En mai 2010, la justice décide la mise en liberté conditionnelle de Véronique Courjault.
32De nos jours, pour l’ensemble des infractions, compte tenu de la féminisation des professions judiciaires, le phénomène de paternalisme tend à disparaître. Pourtant, si l’on ne peut plus parler d’un traitement préférentiel, il demeure encore un traitement différentiel (Ménabé, 2013, p. 128). Si le traitement judiciaire reste différentiel, c’est en raison d’un ensemble de caractéristiques qui ne sont pas propres aux femmes mais qui se retrouvent souvent chez elles. Parmi ces caractéristiques, certaines sont générales : les autorités de poursuite et les acteurs de la procédure sont nécessairement influencés par le faible nombre de femmes criminelles, ce qui peut rejaillir sur le choix de la peine. Par ailleurs, les femmes sont moins ancrées dans la délinquance, elles sont perçues comme moins dangereuses et donc moins susceptibles de récidiver, ce qui va là encore influencer le choix de la peine. Ainsi dans une étude de l’administration pénitentiaire, il est indiqué que les différences les plus significatives en termes de récidive sont liées au sexe : les femmes récidivent deux fois moins que les hommes.
33D’autres caractéristiques sont plus personnelles. Tout particulièrement, lorsque les femmes criminelles sont mères de famille, cet élément peut jouer un rôle dans le choix de la peine. Au nom du principe de personnalité des peines et de l’intérêt supérieur de l’enfant, on peut constater une forme d’indulgence sélective de la part des juges. Par suite, lorsque des mères de famille passent à l’acte, ces représentations sociales se déclinent généralement en des peines alternatives, des condamnations avec sursis, voire des aménagements de peine.
34Pour finir, les femmes criminelles, tout au moins certaines d’entre elles, peuvent également présenter une fragilité psychologique. Parmi celles qui sont en prison, 2/3 ont des antécédents victimologiques de maltraitance, tant physique, sexuelle, que psychologique. Cette fragilité psychologique peut justifier un aménagement de peine. Mais plus largement, on peut se demander si, au fond, la criminalité au féminin n’est pas assimilée à un trouble mental.
B. Le crime au féminin, un trouble mental ?
35On ne peut se contenter de relever la faible présence des femmes en prison ou dans le système répressif au sens large. Car si les femmes criminelles ne sont pas en prison, alors où sont-elles ? Sur ce point, de nombreux travaux font apparaître une certaine médicalisation de la violence féminine, non dénuée de tout lien avec l’approche biopathologique de la femme et de sa nature (prédisposition hystérique, par exemple). En effet, si toutes les statistiques montrent que la part des femmes dans la criminalité demeure marginale, on constate, en revanche, que la proportion des femmes médicalisées pour des troubles mentaux est considérable.
36Qu’est-ce à dire sinon qu’il est plus difficile d’imaginer la femme en criminelle plutôt qu’en « folle » ? À ce sujet, Michelle Perrot a cette phrase : « Hommes criminels, passibles de la prison ; femmes folles, dérangées ou simplement gênantes : voilà deux modes parallèles, symétriquement sexués, de la gestion des déviances » (Perrot, 2002, p. 10). Il s’opère ainsi un glissement de la criminalité vers la pathologie mentale, avec à la clé une médicalisation de la femme considérée comme « malade ».
37Au XIXe siècle et durant une partie du XXe, alors que les femmes sont extrêmement peu nombreuses à envahir les établissements pénitentiaires, en revanche, elles occupent plus de la moitié des places dans les établissements psychiatriques. Exemplaire est l’histoire de Violet Gibson, qui a attenté à la vie de Mussolini en 1926. Suite à cet acte dont on nia la dimension politique, voire héroïque, Violet Gibson végéta jusqu’à sa mort dans un asile. Mansuétude des juges ? Ou cadeau empoisonné ? On peut citer aussi le cas de Madeleine Pelletier, arrêtée comme faiseuse d’anges en 1939 à Paris, qui fut privée de procès et internée dans un asile où elle finit par perdre la raison.
38Il ne faut pas pour autant en conclure que les femmes bénéficient fréquemment de décisions d’irresponsabilité pénale pour abolition ou altération du discernement. Car, de telles décisions sont fort rares aujourd’hui, et les experts psychiatres concluent rarement en faveur de l’irresponsabilité, y compris dans les affaires de néonaticide par déni de grossesse. Mais, indépendamment de toute médicalisation psychiatrique, la violence au féminin impose de regarder également du côté des lieux de protection sociale. Comme le soulignent Coline Cardi et Geneviève Pruvost, ce sont les institutions du care qui doivent être questionnées car il faut tenir compte, au-delà du triptyque police/justice/prison, de tout le domaine de l’infra- ou de la para-pénalité, qui fait moins référence à la loi qu’au pouvoir de la norme.
39Où l’on retrouve Michel Foucault, qui avait pressenti, sans toutefois le développer particulièrement, le quadrillage disciplinaire exercé sur le corps des femmes. Si celui-ci a pu dire que la folie est avant tout de l’ordre du discours, il s’est assez peu intéressé au genre en lien avec la folie. Or, il est vrai que la plupart des différences entre hommes et femmes sont socialement construites... Et en se penchant sur la criminalité féminine, on constate que les femmes sont, plus que les hommes, disposées à être dites folles.
40En réalité, malgré une indéniable spécificité quantitative, les femmes peuvent être, tout autant que les hommes, des criminelles endurcies, sadiques, violentes et perverses. On trouve des tueuses en série, des femmes pédophiles, des femmes violentes ou des casseuses…, et que dire de l’augmentation exponentielle de la délinquance des adolescentes ? Ce n’est pas nécessairement de la pathologie pour autant. Certes, leur violence ne s’exprime pas de la même façon que celle des hommes. Et leur comportement criminel reste davantage invisible (camouflé dans la sphère privée), ce qui explique leur moindre part dans les statistiques criminelles. Mais il semble que, et c’est ce que nous enseigne le mythe de Médée, le crime n’est en rien le propre de l’homme et l’on peut se demander si nous ne sommes pas tous égaux face au crime.