Trouver une langue pour parler de la tragédie de la guerre du Liban : les solutions de Nadia Tuéni et Zeina Abirached pour poétiser les mots du quotidien en guerre
1La guerre qui a fait rage au Liban entre 1975 et 1990 a donné lieu à un certain nombre d’œuvres importantes, écrites en arabe, anglais ou français, à l’image de la diversité linguistique d’un pays où cohabitent des communautés aux histoires et mœurs plus ou moins intimement liées ou contrastées. Une des principales difficultés rencontrées par les autrices et auteurs qui ont vécu directement ou indirectement le conflit est de réussir à rendre compréhensibles des événements dramatiques dont l’enchaînement est d’une extrême complexité. C’est d’autant plus difficile lorsqu’ils choisissent de viser un public extérieur au Liban, ce qui est le cas pour la grande majorité des œuvres francophones.
2Celles que l’on se propose d’étudier ici peuvent apparaître, au premier abord, très éloignées l’une de l’autre, dans le temps comme dans la forme. Un an avant sa mort, Nadia Tuéni publie à Paris en 1982, chez Pauvert, un recueil de poèmes intitulé Archives sentimentales d’une guerre au Liban. À la différence de beaucoup d’autres artistes et intellectuels libanais, elle a choisi de revenir régulièrement à Beyrouth et, même si elle habite la plupart du temps avec son mari à New York, elle vit le conflit en direct, dans sa quotidienneté.
3En 2007, soit vingt-cinq ans plus tard, sort à Paris le troisième album de bande dessinée d’une jeune Libanaise, Zeina Abirached, intitulé Le Jeu des hirondelles (Abirached, 2007) : il rencontre un succès tant critique que public qui va conduire à une reconnaissance rapide de l’artiste en France puis au Liban. Née à Beyrouth en 1981, partie en France avec ses parents quelques années avant la fin de la guerre alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, Z. Abirached a étudié au Liban et à Paris et travaillé par la suite avec deux écrivains français reconnus sur des projets qui traitent des relations entre Europe et Moyen Orient, en associant littérature et bande dessinée : Jacques Jouet, Agatha de Beyrouth (Abirached et Jouet, 2011)1, et Mathias Énard, Prendre refuge (Abirached et Énard, 2018).
4On aura aisément compris que les expériences de ces deux autrices sont très différentes : N. Tuéni avait 46 ans quand est née Z. Abirached et 40 quand la guerre a commencé, alors que Z. Abirached en avait 9 quand elle s’est achevée. Leurs itinéraires socioculturels sont aussi très différents : N. Tuéni est de père libanais druze et de mère française et n’a jamais voulu choisir entre ces deux cultures ; Z. Abirached vient d’une famille libanaise chrétienne chez qui le français était la langue la plus utilisée. Toutes les deux se rejoignent, pour autant, dans le désir de porter un témoignage aussi intime que possible sur ce qui leur apparaît comme une absurdité : ce conflit qui va déchirer de façon tragique et durable un pays que beaucoup considéraient jusque-là comme une sorte de Paradis levantin.
5Il est toujours difficile de comparer deux arts aussi proches et en même temps différents que le sont littérature et bande dessinée. Un des moyens est de s’arrêter sur des procédés qui leur sont communs, même s’ils peuvent différer largement dans l’utilisation qui en est faite et les effets qu’ils produisent. Dans les deux cas, l’objectif principal est moins de raconter la guerre que de la décrire dans ses manifestations matérielles mais aussi et surtout dans ce qu’elle dit de l’humain. Et dans les deux cas, le recours à un lexique poétique, poétisé ou repoétisé, apparaît comme une des solutions.
1. Nadia Tuéni, une poétique de l’allusion
6La brutalité de ce qui est à narrer et la volonté de se positionner comme témoin imposent à N. Tuéni de recourir à des descriptions souvent allusives afin d’échapper comme beaucoup d’autres à un naturalisme toujours prêt à poindre dans un tel contexte et qu’elle perçoit en contradiction avec l’idée qu’elle se fait de sa poésie. Par ailleurs, comme l’ont noté plusieurs critiques (voir Darwiche Jabbour, 1992 et Ippolito, 2006), son travail poétique dans ces années violentes se nourrit d’une macro-métaphore/métonymie qui lie intrinsèquement le corps de la poétesse à son pays souffrant, par analogie et contiguïté, sans jamais renoncer à une forme raffinée de pudeur.
7Prenons un premier exemple de description, extrait du deuxième poème du recueil, « L’enfant nombre les guerres sur son boulier ». Il se situe dans la première section, intitulée « Le jardin du Consul » et sous-titrée « hier » :
O jardin qui éclate sous la peau de l’été.
Arbres de Kantari,
vous êtes la géométrie.
Dans Kantari une maison,
avec des portes autour du cou et du sang sur la tête,
des bouquets de gens aux fenêtres,
une lune dans le bassin,
quelques phrases dans les couloirs,
l’orage du Consul sous l’escalier,
la douce Courtisane près du frangipanier (Tuéni, 1982, p. 16).
8Kantari est le quartier de Beyrouth où N. Tuéni a passé son enfance, non loin du consulat de France. Se superposent ainsi souvenirs anciens et intimes et situation présente du Liban. Le champ lexical qui domine est évidemment celui de la maison, représentée à travers son jardin et les éléments architecturaux de base que sont portes, fenêtres, couloirs et escalier. Le travail poétique consiste à perturber de façon continue cette densité sémantique en recourant à des métaphores qui introduisent brutalement de l’humanité dans l’espace concret et vice versa. Cette pratique est bien connue et a acquis ses lettres de noblesse avec le Romantisme, mais l’objectif n’est pas de recourir à la nature pour représenter les états d’âme ou de l’investir sentimentalement : il s’agit d’essayer de saisir ce que la guerre fait subir en profondeur à l’humain dans son rapport aux espaces qui sont censés le défendre contre la violence du monde qui l’entoure.
9Ainsi, si l’été a une « peau », celle-ci n’est pas en mesure de recouvrir et de protéger comme on l’attendrait puisque le jardin « éclate » sous elle, et la maison est une tête sanglante dont émergent des « gens » indifférenciés, réduits à l’état de « bouquets », terme qui permet, par ailleurs, de les lier (au point de les déshumaniser ?) au jardin à travers la collocation sous-jacente de « bouquet de fleurs ». Quant au Consul, son comportement est figuré par le mot « orage » qui est emprunté de façon traditionnelle au champ des phénomènes météorologiques pour désigner, comme le dit le TLF, un « trouble, [une] agitation qui affecte quelqu’un intérieurement », de sorte que la métaphore pourrait paraître usée au point d’être morte, si « l’orage » n’avait pas lieu « sous l’escalier », au risque de le faire paraître burlesque.
10De fait, l’ensemble du poème joue avec un réseau serré d’allusions à un univers littéraire un peu désuet, au moyen de mots devenus poétiques du fait de cet usage : l’utilisation du mot « bouquet » pour parler de « gens » existe dans un contexte mondain et suranné lorsqu’on veut parler de « jeunes filles » qui, rassemblées à l’occasion d’un bal, s’harmonisent les unes aux autres ; la lune tombée « dans » le puits, parce qu’elle s’y réfléchit, est une image littéraire courante, notamment dans les fables et contes pour enfants occidentaux et orientaux ; l’association de la Courtisane avec un frangipanier fait penser à l’utilisation que Claudel fait de l’arbre dans son Protée : Ménélas y flatte un satyre déguisé en actrice du Palais-Royal en lui disant, inconscient de l’ironie involontaire de sa louange : « parmi les étoiles pareilles à des fleurs de frangipanier (à cause de ce mélange parfumé de jaune et de blanc, de lumière et de feu), tu es la plus belle, la messagère resplendissante du matin, comme une vierge au visage ovale ! » (Claudel, [1956] 1965, p. 388)2.
11L’objectif est ainsi de jouer de l’évocation pour construire un univers pseudo-romantique, au sens tant historique que courant3, tout en introduisant un certain nombre d’éléments perturbateurs qui l’empêchent de fonctionner à plein. C’est un procédé bien connu des surréalistes, mais les objectifs sont ici différents : il ne s’agit pas de faire surgir une autre réalité qui serait supérieure et n’obéirait pas à une rationalité superficielle ni de faire la satire d’un mode dépassé d’interprétation et de représentation du monde.
12Revenons au premier vers de l’extrait : « O jardin qui éclate sous la peau de l’été. » Ce qui est susceptible d’éclater sous la peau, c’est un abcès. Et souvent lorsqu’il est trop tard. Le paradis enfantin d’« hier » est dysfonctionnel : le Liban sous domination française portait en lui tous les germes de la destruction. Le recours au ô d’invocation et la proximité du vers libre avec l’alexandrin, parfaitement récupérable, si on ne compte pas le e final d’« éclate » en appliquant le principe de la césure épique, pratique courante dans une certaine poésie moderne, font signe vers un modèle régulier et traditionnel dans la poésie française la plus instituée. Les trois vers suivants en 6 puis deux fois 8 relèvent d’une hétérométrie relativement courante dans la poésie de la fin du XIXe siècle avant que cette régularité paire ne soit violemment mise à mal par « avec des portes autour du cou et du sang sur la tête. »
13Entièrement composé de mots monosyllabiques et dissyllabiques très courants, voire prosaïques, et organisé au moyen de deux prépositions, « avec » et « et », qui servent à ajouter de façon très simple des éléments et de deux autres, « autour » et « sur », qui permettent de positionner dans l’espace, le vers multiplie les effets de symétrie : syntaxiquement, avec ses deux groupes prépositionnels au patron similaire, et phonétiquement, avec ses échos (« portes/autour », « autour/cou », « du/du », « sang/sur », « tête »). Non métrique, long, avec son apparent prosaïsme et sa simplicité immédiate qui sonne presque enfantine, il pourrait apparaître comme ironique dans un tel contexte, à moins qu’il ne remette à sa façon brutale les pendules à l’heure. Le contraste est d’autant plus fort que la suite du poème revient à la régularité initiale avec une expansion très régulière de la longueur des vers.
14Le poème semble trouver son pendant dans celui numéroté III dans la deuxième partie, « Folle terre — ensuite », dans la mesure où est partagée la même « pente métaphorique », au sens donné à ce terme par Henri Meschonnic (Meschonnic, 1970, p. 134) :
En plein soleil,
avec le vent autour du cou
et fouets de pluie dans la bouche,
en plein soleil,
je regarde suinter les murs de ma mémoire.
Tu es celui qui, à trois pas,
m’as tendu ses cheveux pour que je m’y accroche.
Fais-donc voler toutes ces balles
qui tuent ou ne tuent pas selon des règles de tendresse. (Tuéni, 1982, p. 31)
15Au centre de ce passage, un alexandrin parfaitement régulier en 3-3/2-4 (« je regarde suinter les murs de la mémoire ») fait système avec un autre en 3-3/4-2, deux vers plus loin (« m’as tendu ses cheveux pour que je m’y accroche »). Les autres vers sont des variations autour du 4, seul (« en plein soleil », répété) ou doublé (ex : « avec le vent / autour du cou » où on note un système de duplication sonore en [v] puis en [u]). Peut-on penser que N. Tuéni partage l’avis d’Aragon qui, au moment de son engagement politique le plus violemment communiste, vitupérait contre les vers libres traités de « choses désossées, amorphes, qui constituent parfois des poèmes, mais ne sont jamais des vers » (Aragon, 1954, p. 87)4 ? On peut en douter : le passage permanent du vers régulier au vers libre joue chez elle un autre rôle que de mettre en scène un rejet de l’« individualisme formel niant les formes nationales du vers français » toujours dénoncé par l’Aragon des années 1950 (Aragon, 1959, p. 158). Elle relève plus de ce que le même poète finit par choisir dans les années 1960, en utilisant le vers métrique et le ô d’invocation de façon ironique au cœur de poèmes en vers libres. C’est notamment très évident dans la section « Prométhée » de Les Poètes, recueil qu’il publie en 1960 et dont de nombreux poèmes s’apparentent beaucoup par la forme à ceux de N. Tuéni. Mais si ironie il y a, comme on l’a vu plus haut, d’autres enjeux apparaissent.
16Ces considérations métriques sont en effet importantes pour comprendre le statut poétique des mots : les nécessités métriques conduisent à mettre en relief certains mots via le processus suranné de la diérèse : c’est le cas du mot « fouets », dans lequel on est contraint de transformer la semi-consonne [w] en voyelle [u] pour récupérer le nombre attendu de huit syllabes. Dès lors, se fait entendre la violence du monde environnant, renforcée par l’absence d’article.
17Les alexandrins apparaissent comme des supports privilégiés pour les réévaluations lexicales : « suinter » et « cheveux » demandent à être réinvestis, débarrassés de leur usage métaphorique courant et assourdi. Le caractère insidieux du repliement morbide sur soi-même et le danger que constitue l’abandon aveugle à une prétendue puissance virile s’expriment à travers : (1) un retour romantique aux pentes métaphoriques qui lient pluie et états mentaux, dont on connaît l’aboutissement verlainien que constitue la géniale et très simple paronomase : « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville » (Verlaine, 1874, p. 9) ; (2) une utilisation allusive de la tradition biblique qui à travers le personnage, finalement vaincu, de Samson fait de la chevelure le siège de la force guerrière de l’homme.
18L’extension métrique du vers final du passage, pratique encore une fois courante chez l’Aragon des années 1960, brise le système qui s’était mis en place à travers deux strophes de quatre vers non séparées par des blancs, la première embrassée en 4//8//8//4, la deuxième croisée en 12//8//12//8, en proposant une hybridation entre alexandrin et octosyllabe en 2-4/4-4. Son étrangeté est dupliquée par son contenu qui subordonne de façon inattendue l’effet plus ou moins meurtrier des balles à des « règles de tendresse ». Le surplus métrique donne au mot un surplus d’expressivité. Mais comment résoudre l’énigme que constitue le mot ? En revenant à « balles » pour le réinterpréter comme ludique : dans ce cas, le passé heureux revient de façon inattendue ; l’autre masculin à qui le « je » s’adresse n’est plus un guerrier mais un joueur. À moins que ce soit justement cette incertitude qui réussisse à dire le caractère très particulier de la guerre civile et de la position qu’y occupe la femme, capable de suffisamment de distance critique pour voir ce qu’il y a de tristement puéril et ludique dans l’affirmation physique de la virilité et l’arbitraire d’une agressivité mal contrôlée.
19Le vers en question précède :
Lâche-moi à présent,
car je chavire de l’autre côté de mon ventre
rouge du sang de tous.
Et je ris en plein soleil,
parce que la folie moissonne le paysage,
studieusement. (Tuéni, 1982, p. 31)
20Le premier vers appelle à une libération : il reste de six syllabes si l’on compte à l’ancienne le e muet. Mais la suite se complique : la longueur de douze syllabes n’est cette fois retrouvée que si on ne compte pas le e muet à la fin de « chavire », et ce qu’on obtient ne peut se couper en deux hémistiches, ni même en trimètre, et ne peut donc pas prétendre au nom d’alexandrin. De façon similaire, le vers « parce que la folie moissonne le paysage » ressemble à un alexandrin sans en être un : soit on élide le e de « parce » et on obtient un insatisfaisant 5/7 en comptant, de plus, le e de « moissonne » contre toute logique ; soit on compte le e de « parce » mais pas celui de « moissonne » et on obtient un alexandrin régulier en 6/6. Le résultat conduit à accentuer artificiellement le e de « que », dont l’occlusive sonne dès lors fortement et à moissonner le verbe « moissonne » en l’amputant métriquement. La métaphore, qui s’appuie sur la représentation bien connue de la Mort en faucheuse, prend ainsi une forme doublement plastique (par intericonicité et par poéticité), pour un mot dont le destin poétique est établi depuis longtemps5.
21Le motif du ventre semble, par ailleurs, dialoguer une fois de plus avec Aragon qui dans le prologue de Les Poètes, associe son texte poétique et son corps à travers l’image violente de l’éventration : « J’ouvre mon ventre et mon poème / […] / Entrez avec moi dans moi-même » (Aragon, [1960] 1976, p. 14). La description de la destruction apportée par la guerre civile trouve ses pendants dans l’aveu et l’enfantement poétiques : trois réseaux sémantiques se trouvent conjoints dans l’extrait, dont deux pentes métaphoriques, qui trouvent une résonance ultime dans le rare adverbe « studieusement » devenu un vers à lui seul. Il peut paraître paradoxal dans la mesure où il commente l’action de la folie, mais il sert à représenter simultanément :
de façon ironique, le caractère horriblement systématique des exactions commises, tous camps compris ;
de façon métapoétique, la nécessité pour le lyrisme de devenir critique dans un tel contexte, d’interroger les conditions de son existence (la folie s’identifiant à l’enthousiasme poétique dans la mise à nu de soi-paysage) ;
de façon métatextuelle, ce que le vers dit de sa façon d’être vers, si on prend soin de l’étudier en tant que tel, avec en arrière-plan le renvoi bien connu à l’étymologie du mot : « du latin versus (participe passé de vertere “tourner”), proprement “fait de tourner la charrue au bout du sillon” d’où “tour, ligne, sillon” et, par analogie “ligne d’écriture”, puis par spécialisation “série de mots liés par la prosodie et formant l’unité de base d’un poème” » (TLF).
2. Le détournement poétique du regard
22On ne s’attend pas forcément à trouver un degré équivalent de complexité sémantique dans une bande dessinée, d’autant que le contexte de création est, on l’a dit, très différent : ce que Z. Abirached tente de retrouver dans son autofiction graphique, c’est la façon dont l’enfant qu’elle a été a perçu (compris ?) un conflit que tous, qu’ils l’aient vécu ou pas, rangent aujourd’hui parmi les plus obscurs.
23La bande dessinée décrit, du fait de ses caractéristiques formelles, de façon très différente que la littérature dans la mesure où le dessin et la mise en page sont censés, selon une tradition bien installée et favorisée par Hergé, suffire à représenter directement ou indirectement toutes les réalités matérielles nécessaires à la compréhension de la narration. Le risque de la description est en effet la redondance, qui n’est pas acceptable dans une perspective qui privilégie l’efficacité, la fluidité, l’essentialité, etc. On sait qu’en littérature la redondance peut devenir un procédé dans certains types de poétiques, qu’il s’agisse de produire des effets comiques ou d’intensification. Il peut en aller évidemment de même dans la bande dessinée.
24Le plus souvent toutefois, dans la bande dessinée moderne, la description sert à apporter des informations que le dessin n’est pas en mesure, seul, de donner ou dont l’auteur pense qu’il ne donne pas de façon suffisamment évidente. L’autre emploi majeur de la description est à envisager à travers la question des points de vue : un personnage peut en effet entreprendre de décrire ce qui n’est pas visible dans la case (parce qu’éloigné dans l’espace ou dans le temps ou simplement non visible de ses interlocuteurs) ou ce qui est visible à condition que son point de vue permette de l’envisager d’une façon particulière et a priori intéressante. Dans une telle perspective le recours à des figures d’analogie peut se révéler utile.
25Z. Abirached use abondamment de la description dans le Jeu des hirondelles. Le début du livre est constitué de pages à deux vignettes qui représentent des lieux de Beyrouth-Est en 1984, espaces déserts figurés de façon très graphique. À partir de photographies et de souvenirs, Z. Abirached cherche à saisir l’essence d’un espace rendu inhospitalier par la guerre et où dominent briques, parpaings, barils et palissades métalliques comme autant d’obstacles à la circulation et au regard, et qui deviennent des signes, indéfiniment répétés, par un travail de simplification d’une grande élégance. S’en suit une forme de retardement de l’entrée dans ce qu’on attend habituellement d’une bande dessinée (personnages, séquence dialoguée ou d’action, etc.). Cette suspension s’achève par un texte descriptif assez long, qui vient s’immiscer entre les dessins selon une logique qui s’apparente à celle des livres illustrés :
Dans les quartiers situés autour de la ligne de démarcation, des murs de sacs de sable amputent les rues.
Des conteneurs, pris sur les quais du port abandonné, sont dressés au milieu des ruelles, pour protéger les habitants des balles des francs-tireurs.
Les immeubles se calfeutrent derrière des murs de parpaings et des barils métalliques.
À l’intérieur des secteurs cloisonnés, la vie s’organise en fonction des cessez-le-feu. (Abirached, 2007, p. 12)
26Tout, dans le texte, minore la présence humaine : utilisation de réalités matérielles comme sujets, construction passives, emploi du terme très vague et englobant de « vie » déshumanisent en grande partie l’espace de la ville. Domine l’idée d’empêchement à travers amputation, calfeutrage et cloisonnement.
27Par-delà le choix d’un lexique continûment prosaïque, on lit un travail avec la métonymie dans un double mouvement de personnification et de réification. Comme chez N. Tuéni avec la métaphore homme/paysage, le procédé est bien connu qui permet de penser une unité consubstantielle entre l’espace urbain et la foule qui l’habite : Balzac a été le premier à en user de façon continue. Le dessin pourrait accompagner ce mouvement d’intégration de l’espace matériel dans l’humain et vice versa, mais Z. Abirached ne recourt à aucune métaphore visuelle à ce moment-là du récit. Elle préfère signifier graphiquement la souffrance d’un monde en guerre par une géométrisation qui, sans être radicale, n’en est pas moins glaçante.
28À l’inverse de cette simplicité, Z. Abirached place au cœur de son livre le dessin très élaboré d’un impressionnant lustre de cristal avec cette description :
À côté, dans la salle de réunion où Anhala dormait, un lustre en cristal, appartenant à des clients du père de Ramzi, touchait presque le sol.
Alors que toutes les vitres de l’immeuble avaient volé en éclat depuis longtemps, le lustre lui, inutilisable à cause de la pénurie d’électricité, était resté intact. (Abirached, 2007, p. 119)
29Deux pages plus loin, le dessin est repris avec l’adjonction de nombreuses onomatopées (« cling ! »), encadré de deux petites vignettes représentant le visage et les mains sur son chapelet d’Anhala (répétées l’une aux quatre angles et l’autre en une bande de quatre et deux de six) et commenté ainsi :
Toutes les nuits, dans la salle de réunion où elle dormait, Anhala entendait l’inutile et gigantesque bibelot annoncer chaque déflagration. (Abirached, 2007, p. 121)
30L’arrêt sur un détail de l’appartement, au point de consacrer deux pages à sa représentation par l’image et le texte, impose au lecteur de s’interroger sur la manière dont il doit lire. Mystérieusement préservé, le lustre a perdu sa fonction première pour en recevoir une autre, parfaitement inutile. Il finira réduit en « mille morceaux » (Abirached, 2007, p. 178)6 lorsqu’un obus tombera finalement dans la chambre de l’autrice, ce qui décidera de l’exil de la famille vers la France.
31Le texte fonctionne de façon étrange dans sa manière de désigner le « lustre en cristal », qui semble posséder un mystérieux pouvoir qui lui permet de rester « intact » : alors qu’on pourrait penser qu’il représente à lui seul la capacité d’une certaine beauté du monde à résister aux agressions, il est redéfini comme un « inutile et gigantesque bibelot ». L’oxymore est surprenant : le premier adjectif est attendu avec le mot bibelot, le second paraît contradictoire. À l’article « Bibelot », le TLF considère que, dans son emploi actuel et courant, le mot désigne un « petit objet servant à la décoration des maisons, généralement exposé dans une vitrine ou sur une étagère » ; autrefois, il pouvait servir pour parler de meubles. Surtout, on connaît ses usages métaphoriques et souvent dépréciatifs lorsqu’il est appliqué à une personne ou à une œuvre d’art : le TLF parle ainsi de « personne ayant l’apparence fragile et luxueuse d’un objet d’art » et de « petite œuvre légère ayant la qualité et le fini d'une pièce d’orfèvrerie ». Pour Littré le mot ne s’emploie qu’au pluriel de façon « générique » pour désigner avant tout des objets sans valeur et n’a aucune valeur poétique. À l’inverse, l’usage devenu célèbre qu’en fait Mallarmé au sein d’une périphrase aux sonorités virtuoses — « aboli bibelot d’inanité sonore » (Mallarmé, 1899, p. 109) — lui assure une aura sur-poétique au XXe siècle.
32Les très grands lustres de cristal, dits de style Marie-Thérèse, sont apparus dans les châteaux européens au XVIIIe siècle ; leur succès est devenu mondial et ils sont restés un élément indispensable de beaucoup de décors bourgeois d’Afrique du Nord et du Proche Orient tout au long du XXe siècle. Le mot bibelot est sans doute chargé ici d’une connotation péjorative qui fait du lustre une allégorie d’un ordre ancien et surfait, appelé à disparaître. Ce qui aurait pu apparaître comme une anecdote devient un métarécit et la virtuosité avec laquelle Z. Abirached dessine les moindres détails pour donner à cet objet kitsch une beauté stylisée malgré tout devient une mise en abyme du projet artistique tout entier : l’horreur et à l’absurdité du sujet ne sont soutenables, aux deux sens du mot, que par une esthétisation critique. Il ne s’agit pas de ressasser le traumatisme, il s’agit par l’art de le mettre à distance, de le déposer. Autre manière que celle de Nadia Tuéni, même projet.
33Dans leurs travaux récents, Deirdre Wilson et Dan Sperber continuent à expliciter dans quelle mesure la métaphore constitue un instrument parfaitement banal de la communication, qui est pour eux fondamentalement inférentielle : plus les inférences qui peuvent découler d’un énoncé écrit ou dessiné sont importants, sans que le coût du traitement soit excessif, plus la pertinence est grande. Dans une telle perspective, aucun texte, aucune représentation dessinée n’est normale, transparente, évidente, etc. Il s’avère simplement que plus il y a de possibilités d’inférences, y compris contradictoires, plus le traitement peut s’avérer complexe, mais aussi plus il y a potentiellement à en tirer. On pourrait donc considérer que la métaphore est un phénomène moins d’analogie que de condensation, pour reprendre un terme proposé par Freud mais dans une perspective différente, en ce que s’agglomèrent des interprétations qui conduisent vers des ouvertures variées mais limitées par le contexte d’apparition.
34Peut-on considérer que, dans les pratiques contemporaines, ce soit ce type de phénomènes de condensation qui autorise la poétisation d’un mot quel qu’il soit dans un contexte défini ? Poétisation en quelque sorte partielle, en attente de consolidation par importation dans d’autres contextes : un phénomène particulièrement rare aujourd’hui du fait de la circulation extrêmement rapide des formes et des discours et à laquelle très peu d’artistes croient ou œuvrent. Visuellement, lorsque Zeina Abirached procède à une esthétisation de son propre nom par métamorphose, elle n’envisage évidemment pas de rendre son dessin poétique autrement que dans le mouvement dont il garde, sur la dernière page de l’album, la mémoire. Mais s’y voient aussi les traits constitutifs de son style, qui se solidifie dans cette création à partir d’un nom a priori destiné à aucun destin. Ainsi surgit dans la poétisation un moyen de s’accrocher au monde, d’y laisser sa trace. De sorte que le verbe « Partir », qui légende le dessin, acquiert une poéticité que son sémantisme et son abondant usage poétique, baudelairien ou rimbaldien, rendent facile.