Les mots de la négritude : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor
1Encouragée tantôt par l’imposante théorisation senghorienne tantôt par des besoins pédagogiques, une certaine doxa a tendance à considérer la négritude comme un mouvement assez uniforme. Toutefois, la délimitation même de ce groupe intellectuel n’est pas si aisée : d’une part, on sait désormais que plusieurs femmes telles que Suzanne Roussi Césaire et les sœurs Nardal ont été quelque peu éclipsées et, de l’autre, on a pu compter dans les rangs de la négritude aussi bien des poètes qui se sont associés au mouvement par affinité ou convenance personnelle sans en partager tout à fait l’esthétique que des poètes qui ont été cooptés malgré eux, comme Tchicaya U Tam’si. Au vu de ces incertitudes, notre réflexion se concentrera sur le triumvirat que composent Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor.
2Malgré cette appréhension étroite de la négritude, entre ces trois poètes, subsistent des différences de taille, tant biographiques et sociologiques qu’esthétiques. Si Césaire et Senghor ont fait des études d’excellence et ont mené en parallèle une double carrière littéraire et politique, Damas « a fait des études de Droit, à bâtons rompus » (Senghor, [1948] 2015, p. 5), et sa carrière politique s’est avérée limitée dans le temps comme dans ses réalisations. Le destin de leurs œuvres est aussi différent, car, tandis que Césaire et Senghor ont été reconnus par le centre parisien au point que leurs textes figurent désormais dans la plupart des anthologies de littérature française et ont été inscrits dans des concours nationaux (l’ENS et l’agrégation), Damas, qui meurt aux États-Unis, a une diffusion plus confidentielle. Quand on entre dans les textes, on constate également des différences de genre, de ton et — ce qui nous intéressera particulièrement — de lexique.
3En nous penchant sur les choix lexicaux et sur les phénomènes de création lexicale, nous tenterons d’illustrer une partie du style des trois poètes et de les comparer : à travers le prisme du lexique, nous constaterons que la négritude, dont la critique a déjà pu montrer des différences idéologiques et thématiques (voir Bâ, 2015), ne définit pas une poétique unitaire. S’il est certain que les trois poètes partagent le même désir d’affirmer « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir » (Senghor, [1964] 1992, p. 256), qu’ils se lisent et qu’ils prennent en compte, au fur et à mesure, leurs productions littéraires respectives pour écrire leurs propres textes, Césaire, Damas et Senghor entretiennent des rapports différents à la langue, qui s’expliquent par des raisons esthétiques, mais aussi sociolinguistiques et politiques. En même temps qu’il faudrait inclure d’autres auteurs dans le corpus d’étude, l’analyse rapprochée des styles du triumvirat suffit à faire presque éclater la notion de négritude.
1. Les choix lexicaux
4Quels sont les choix lexicaux qu’accomplissent les poètes parmi les mots présents dans les langues ? Parler des langues au pluriel semble incontournable pour le mouvement de la négritude, puisque, « déterritorialisé » (selon l’expression de Deleuze et Guattari), le français se trouve en contact avec les langues africaines pour Senghor ou avec le créole et les langues amérindiennes pour Césaire et Damas. Toutefois, l’emploi du pluriel s’explique aussi au vu des langues anciennes et des variations diastratiques, diachroniques et diatopiques du français, ainsi que des usages perçus comme littéraires qui relèvent d’une forme élargie d’intertextualité et qui, dans certains cas, comportaient autrefois cette marque lexicographique « poétique » dont Aurélie Frighetto, dans ce même ouvrage collectif, a montré l’évolution et la progressive disparition. Dès lors, le pluriel s’impose pour ces trois poètes de la négritude comme il s’impose pour tout poète : à ce sujet, Dominique Maingueneau considère que « l’écrivain n’est pas confronté à la langue, mais à une interaction de langues et d’usages, à ce qu’on appellera une interlangue. […] C’est en jouant de cette hétéroglossie foncière, de cette forme de “dialogisme”, que peut s’instituer une œuvre » (Maingueneau, 2004, p. 140).
1.1. Les jargons et les registres du français
5Si l’on s’intéresse aux mots présents dans les dictionnaires français, on constate des attitudes fort hétérogènes chez nos poètes. Césaire et Senghor semblent véritablement « pris […] de lexicomanie », pour reprendre une formule de Baudelaire (Baudelaire, 1859, p. 45), au point que des érudits, mais aussi Senghor lui-même, ont compilé des glossaires pour faciliter la compréhension du sens littéral des textes poétiques. Césaire et Senghor n’hésitent pas à employer des termes peu communs de la botanique — ex. filao : conifère tropical — et de la zoologie — ex. trigonocéphale : crotale de la Martinique ; cynocéphale : plusieurs espèces de primates, dont le babouin. Ces trois mots apparaissent d’abord chez Césaire et reviennent surtout chez Senghor, notamment dans Éthiopiques et Nocturnes. Dans Black-Label, Damas utile à son tour filao, peut-être pour se réapproprier un terme d’origine créole, qui entre dans le Dictionnaire universel de Boiste1 dès le début du XIXe siècle et qui, comme le remarque Yann Mortelette dans ce même ouvrage collectif, figure dans le titre d’un poème de Léon Dierx paru dans Le Parnasse contemporain de 1966. De son côté, Senghor utilise flamboyant (arbre tropical à fleurs rouges) dès Chants d’ombre, et ce mot reviendra sous la plume de Césaire dans Corps perdu.
6Qu’ils soient originairement empruntés comme filao, produits d’une composition savante comme cynocéphale ou encore tout à fait français mais rares comme flamboyant, ces mots permettent de désigner des référents spécifiques et contribuent, chez Senghor, à la nomination du « Royaume d’enfance » :
Et puisqu’il faut m’expliquer sur mes poèmes, je confesserai encore que presque tous les êtres et choses qu’ils évoquent sont de mon canton : quelques villages sérères perdus parmi les tanns, les bois, les bolongs et les champs. Il me suffit de les nommer pour revivre le Royaume d’enfance — et le lecteur avec moi, je l’espère — « à travers des forêts de symboles. » (Senghor, [1956] 2007, p. 271)
7Ces mots ne sont donc exotiques que pour le lecteur hexagonal, peu familier des réalités africaines et caribéennes, mais ils ne sont pas plus exotiques, à vrai dire, que séquoia2. Contrairement aux parnassiens, ces référents et les mots qui les désignent ne répondent pas à un goût pour l’exotisme, comme l’affirme Senghor dans sa postface au recueil Éthiopiques :
Quand nous disons kôra, balafong, tam-tam, et non harpe, piano et tambour, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons « un chat un chat ». Nous écrivons d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et, si les Français de France y trouvent du pittoresque, nous serons près de le regretter. (Senghor, [1956] 2007, p. 270)
8Cependant, l’emploi de mots rares ne s’explique pas seulement en vertu d’une nécessité référentielle ou du souhait de s’adresser à des lecteurs francophones non hexagonaux. Il ne se limite pas, en effet, aux bestiaires et herbiers africains et caribéens : l’hysope et le jujubier sont, par exemple, des plantes méditerranéennes que l’on trouve d’abord dans le Cahier d’un retour au pays natal et que l’on retrouve ensuite chez Senghor. Il s’agit plutôt d’un véritable goût du mot rare qui, au-delà de la botanique et de la zoologie, convoque bien d’autres jargons, tels que la géologie (ex. les adjectifs artésien, chez Césaire, et hyalin, chez Senghor), la médecine (ex. phymosis ou trémulement chez Césaire), la navigation (ex. bastingage ou portulan chez le même) ou encore le droit (ex. le verbe attraire ou l’adjectif fongible chez Senghor).
9Le recours aux différents jargons ne constitue pas, pour autant, un trait récurrent de la négritude, puisque la poésie de Damas frappe plutôt par sa simplicité. Son lexique ne manque pas, toutefois, de variété : si les mots techniques ou littéraires sont assez rares, le poète guyanais recourt volontiers aux mots vulgaires (ex. putain, merde, s’emmerder) ou argotiques (ex. gourdin, chiper, s’en balancer). Néanmoins, il arrive souvent que le mot vulgaire entre en conflit avec la structure syntaxique dans laquelle il prend place, comme c’est le cas de l’adjectif foutu :
IL ME SOUVIENT ENCORE
de l’année foutue
où j’eusse
pu tout aussi bien
sucer
et le pouce
et l’index
du sorcier en soutane (Damas, [1952] 2011, p. 86)
10L’adjectif foutu se trouve dans une phrase comportant des tournures syntaxiques assez rares, voire particulièrement littéraires, pour son époque : un emploi impersonnel et transitif du verbe souvenir, dans le cotexte gauche, et l’emploi du subjonctif plus-que-parfait à valeur de conditionnel passé, ainsi que le redoublement de la conjonction et dans la coordination de deux éléments, dans le cotexte droit. Il nous semble qu’il s’agit moins, pour Damas, d’ennoblir le mot vulgaire par le biais de son environnement syntaxique que de rendre encore plus visible son emploi grâce à l’écart des registres de langue. Malgré ce travail stylistique, dans une notice de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, où l’on entend poindre une forme de reproche, Senghor affirme que « [l]a poésie de Damas est essentiellement non sophistiquée. Elle est faite de mots de tous les jours, nobles ou grossiers, le plus souvent des mots les plus simples et des expressions du peuple » (Senghor, [1948] 2015, p. 5). D’après cette notice, un tel lexique découle de l’expérience biographique du poète guyanais :
Il a fréquenté les quartiers et les milieux les plus divers, surtout les nègres, de tous les pays du monde, dont Paris est la capitale par excellence, parce que la ville blanche la plus fraternelle : Négro-américains, Sénégalais, Congolais, Malgaches, Papous, des écrivains, des artistes, des étudiants, des ouvriers et des tirailleurs. Étudiant pauvre, il a vécu avec intensité la tragédie intellectuelle et matérielle, la tragédie morale de sa race. (Senghor, [1948] 2015, p. 5)
11Cependant, le lexique de Damas — qui, avec Pigments paru en 1937, est le premier poète du triumvirat à publier un recueil de poèmes — n’est pas seulement le reflet des fréquentations de l’auteur : il façonne une certaine image de la négritude, militante et populaire, tant par ses propos que par la langue qu’elle emploie. En ce sens, l’écriture de Damas peut rappeler celle d’autres poètes de l’Anthologie, tels que David Diop et Guy Tirolien, ainsi que celle de Césaire lui-même, qui accomplit un grand écart en faisant coexister des mots techniques, littéraires et vulgaires. Elle diffère, en revanche, profondément de l’écriture solennelle de Senghor, qui, pour faire œuvre, évite les termes familiers ou vulgaires et se soucie le plus souvent de poétiser les mots banals par le biais d’une expansion du substantif : « les abeilles d’or sur tes joues d’ombre » (Senghor, [1961] 2007, p. 337) ; « des villes détruites là-bas en blanche Russie » (Senghor, [1961] 2007, p. 341).
1.2. Les archaïsmes
12La différence que nous avons repérée entre Césaire et Senghor d’une part et Damas de l’autre à propos des termes techniques peut être constatée pour les archaïsmes. Les deux lexicomanes se plaisent, en effet, à employer des mots que les dictionnaires contemporains qualifient de littéraires ou vieillis : dans Hosties noires et Nocturnes, on trouve « los » au lieu de « louanges » ou « éloges » (respectivement Senghor, [1948] 2007, p. 150 et [1961] 2007, p. 347), dans Éthiopiques, au lieu de « à gauche », on trouve « à sénestre », un terme qui vient directement du latin sinister (Senghor, [1956] 2007, p. 225), tandis que dans Ferrements on lit le mot glaive (du latin gladius) à la place du mot épée :
il y a cette verticale terrible dont le nom fidélité me fixe à vif
au pommeau tournoyant du glaive à double tranchant
dont je ne suis que la garde affable dans le temps et que
chaque goutte de mon sang en vain s’efforce de diviser (Césaire, [1960] 2006, p. 325)
13L’emploi de glaive ne constitue pas une référence à l’Antiquité, mais, employé dans un contexte à la fois religieux et militaire, il permet à Césaire de s’inscrire dans une longue tradition littéraire qui perdure depuis le XVIIe siècle jusqu’aux poètes de la première moitié du XXe siècle (voir Dürrenmatt, 2006, p. 34-35). Dans ce même champ lexical, le poète guyanais préfère coutelas (Damas, [1937] 2005, p. 49), un mot qui, comme glaive, désigne une épée courte, mais qui n’a pas d’ascendance noble, car il dérive de l’ancien français coutel, par ajout du suffixe -asse, et qui comporte aujourd’hui la marque lexicographique « vieux » (TLFi)3.
14Chez Senghor, le recours à l’archaïsme relève d’un désir d’hermétisme qui permet à sa poésie de s’élever au-dessus de la langue ordinaire en même temps qu’elle élève son auteur au-dessus de la plupart des écrivains africains francophones : ces choix lexicaux contribuent donc à positionner le poète sénégalais comme une autorité dans le champ littéraire4. Il est difficile de ne pas percevoir une intention semblable chez Césaire, qu’André Breton, dans une préface qui a beaucoup compté dans la légitimation initiale du poète martiniquais, avait qualifié de « Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier » (Breton, [1947] 1983, p. 80). Nous pouvons, toutefois, repérer chez Césaire des emplois ironiques, voire retors, de l’archaïsme :
J’accepte… j’accepte… entièrement, sans réserve…
ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier
ma race rongée de macules
ma race raisin mûr pour pieds ivres
ma reine des crachats et des lèpres
ma reine des fouets et des scrofules
ma reine des squames et des chloasmes (Césaire, [1939] 2006, p. 46-47)
15Dans cet extrait du Cahier, l’archaïsme et le jargon médical s’entremêlent. Le suffixe diminutif -ule dans macule et scrofule indique l’origine latine des mots, tandis que l’orthographe chl- dans chloasme affiche son origine grecque. Chaque mot pourrait être remplacé par un terme vernaculaire et désigne une maladie de l’épiderme : respectivement « tache (cutanée) », « écrouelles » et « masque de grossesse ». Ce référent trivial, voire répugnant, que l’on peut tout de même envisager au vu de la proximité d’autres mots tels que lèpres et squames, est néanmoins dissimulé, en partie, par un état à la fois savant et ancien de la langue que le lecteur pourrait percevoir comme poétique. L’exemple le plus révélateur est celui du mot scrofule, qui s’avère trivial aussi bien par son référent que par son étymologie, puisqu’il est dérivé du latin scofa qui signifie « truie »5.
16En raison d’un principe de cohésion textuelle, la proximité de mots plus communs tels que crachats, lèpres, fouets et squames invite, néanmoins, le lecteur à percevoir derrière les mots apparemment poétiques le référent déplaisant. Dès lors, l’emploi des archaïsmes peut servir, chez Césaire, à déjouer une habitude du langage poétique puisque, en dépit du prestige que l’on accorde aux langues anciennes, les mots désignent un référent qui ne l’est guère. C’est un procédé qui s’inscrit plus largement dans le projet du Cahier, où l’affirmation de la négritude va de pair avec la déconstruction d’un imaginaire exotique occidental à propos des Antilles : un tel usage de l’archaïsme contribue à révéler une vérité alternative et, à bien des égards, incommode. En détournant la langue poétique, il réalise cette dynamique révolutionnaire de la poésie « nègre » de langue française qui s’érige contre l’aliénation langagière (dont parleront aussi Frantz Fanon et Albert Memmi) et que Sartre avait perçue dans son « Orphée noir » : « Le révolutionnaire nègre est négation parce qu’il se veut pur dénuement : pour construire sa Vérité, il faut d’abord qu’il ruine celle des autres » (Sartre, [1948] 2015, p. XXIII).
1.3. Les emprunts et les régionalismes
17On admet communément que l’objectif de la négritude consiste à affirmer l’identité des hommes noirs et à représenter la réalité qu’ils vivent tout en utilisant la langue coloniale. L’une des solutions les plus évidentes pour montrer ce choc culturel serait de contaminer la langue française avec les langues qu’elle côtoie dans les « territoires d’outre-mer ». Toutefois, c’est sur ce point que l’attitude de nos poètes semble diverger le plus, et peut-être pour des raisons qui découlent, en partie, du contexte socioculturel dans lequel ils s’expriment.
18Depuis son premier recueil, Chants d’ombre, Senghor recourt au code-switching (l’alternance codique ou linguistique), c’est-à-dire à l’emprunt aux langues africaines, en particulier au sérère et au wolof, mais également au peul, au mandingue et au bantou. Son choix initial consiste à ne pas traduire ces mots empruntés et à ne pas les signaler comme tels par le biais de l’italique, ce qui s’apparente à une forme de « langagement », pour reprendre le néologisme de Lise Gauvin. L’attitude de Senghor semble changer, du moins en apparence, dès l’année 1949, avec la publication de Chants pour Naëtt, puisqu’il ajoute un Appendice que l’on retrouvera à la fin de Nocturnes en 1961 et, sous le titre de Lexique, dans les différentes éditions des Poèmes à partir de 1964 : ce glossaire est censé faciliter la lecture du lecteur hexagonal puisqu’il traduit des mots d’origine étrangère et, depuis la réédition de 1984, renseigne sur des éléments topographiques (les entrées Almadies, Mamelles, Médina et Tondibi) et culturels (l’entrée Kaya-Magan). Il surprend, toutefois, par son aridité tant quantitative que qualitative : non seulement comporte-t-il peu d’entrées (entre 27 et 43 selon l’édition), mais celles-ci s’avèrent particulièrement lapidaires. En effet, dans le court texte qui introduit le Lexique, Senghor ne cache pas ses réticences, en affirmant que, si certains lecteurs ne comprennent pas les « mots d’origine africaine », c’est moins à cause de la barrière linguistique que de leur forma mentis, plus rationnelle qu’émotionnelle. On l’aura compris, bien que le Lexique apparaisse comme une concession faite au lecteur hexagonal, sa fonction est moins métalinguistique que métapoétique. Senghor poursuit le texte d’introduction en resituant son entreprise littéraire au regard d’un public africain :
J’ajouterai que j’écris, d’abord, pour mon peuple. Et celui-ci sait qu’une kora n’est pas une harpe, non plus qu’un balafon un piano. Au reste, c’est en touchant les Africains de langue française que nous toucherons le mieux les Français et, par-delà mers et frontières, les autres hommes.
Cependant, mon intention n’est pas de faire de l’exotisme pour l’exotisme, encore moins de l’hermétisme à bon marché. C’est pourquoi, ai-je pensé, il n’était peut-être pas inutile de donner une brève explication des mots d’origine africaine employés dans ce recueil. (Senghor, [1984] 2007, p. 889)
19Alors que la génération des jeunes romanciers africains des années 1950 et 1960 considérera ce refus de traduction comme une forme d’exotisme, par ce procédé, Senghor souhaitait plutôt se différencier des habitudes des romans dits coloniaux de la première moitié du XXe siècle, tels que Karim d’Ousmane Socé (1935), qui, grouillant de traductions et d’explications ethnographiques, assouvissaient le désir d’exotisme du lectorat occidental6. Toutefois, la notion amphibologique de peuple nous interroge particulièrement. D’une part, sans même prendre en compte le facteur de l’analphabétisme, la langue savante et archaïque que Senghor emploie par ailleurs n’est pas comprise de la majorité de son peuple — ce public qu’il semble viser en priorité —, mais seulement d’une élite africaine, antillaise ou occidentale. De l’autre, sous la plume de Senghor, il n’y a pas de solution de continuité entre le peuple sérère, la nation sénégalaise et les « Africains de langue française », alors que seule une minorité de Sénégalais parle sérère et que ni le wolof ni le sérère ne sont parlés dans d’autres pays africains. La traduction des emprunts aurait donc témoigné d’un effort d’intelligibilité dont auraient bénéficié la plupart des lecteurs africains, en même temps que les lecteurs hexagonaux. Il s’ensuit que ce refus de traduction ne peut pas être justifié par des raisons pragmatiques et qu’il faut le considérer comme une prise de position idéologique qui consiste à ne pas établir de hiérarchie entre la langue française et les langues africaines maîtrisées par le poète, un choix que, dans le contexte anglophone, les auteurs de The Empire writes back décrivent comme un acte fortement politique :
Plus que tout autre phénomène, l’abandon progressif de la glose dans le texte postcolonial a libéré la langue du mythe de l’authenticité culturelle et a démontré l’importance fondamentale du contexte dans l’attribution du sens. […] En fin de compte, le choix de laisser des mots non traduits dans le texte postcolonial est un acte politique car, si la traduction n’est pas inadmissible en soi, la glose confère un statut supérieur au mot traduit, et partant à la culture « réceptrice ». (nous traduisons : Ashcroft, Griffiths et Tiffin, [1989] 2002, p. 66)
20Au-delà de cette raison symbolique, le choix de l’emprunt lexical s’avère politique, chez Senghor, pour une raison supplémentaire, susceptible d’avoir des conséquences plus concrètes. Figurant dans un verset qui, par sa forme même, rappelle les textes sacrés et renvoie aux œuvres de Claudel, Péguy ou Saint-John Perse, et se situant à côté de termes savants ou d’archaïsmes, l’emprunt est l’un des éléments du lexique poétique soutenu qui est censé ennoblir les langues africaines, lesquelles accèdent à la grande littérature française par le biais de cette même œuvre dont Senghor est l’auteur. Pour le poète-président, il s’agit de créer les conditions d’une véritable poésie sénégalaise de langue française et, en même temps, d’adapter la langue française aux différentes aires de la francophonie, comme il l’affirmera après son élection à l’Académie française :
Il faut, naturellement, procéder à un examen sélectif des différents dictionnaires de la francophonie pour savoir s’il y a à retenir « gréver » pour « faire grève » ou, pourquoi pas, « essencerie ». Et je pense justement que mon rôle à l’Académie est de faire entrer dans le dictionnaire le plus grand nombre de mots possible des divers français de la francophonie : du français canadien, du français sénégalais, ivoirien, etc… (Bourjea, 1985, p. 103)
21Certes, ce travail se situe dans une tension entre une langue dominante et des langues dominées à cause du contexte colonial et postcolonial, mais Senghor est fier des cultures africaines et de leurs langues, qu’il a étudiées en contribuant à normaliser leur orthographe et leur grammaire, aussi bien en tant qu’enseignant-chercheur à l’École nationale de la France d’outre-mer que pendant sa présidence7.
22Le contexte linguistique du Sénégal, où l’on compte six langues nationales à côté du français, langue officielle, est très différent de celui de la Guyane et de la Martinique, où le créole a longtemps été considéré comme une langue essentiellement orale dans un contexte de diglossie et comme un patois. C’est ce que l’on peut lire encore dans Black-Label :
Les vacances toujours proches à Rémire
où les Cousins parlaient si librement patois (Damas, [1956] 2011, p. 63)
23Il n’est donc pas étonnant que Césaire et Damas aient eu quelques réticences à employer cette langue créole qu’ils ne savaient pas tout à fait écrire et que personne ne savait lire, mais qui deviendra un enjeu crucial pour le mouvement de la créolité de Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant à partir des années 19808. Si on ne compte guère de termes créoles à proprement parler dans l’œuvre de Césaire, à l’exception de quelques expressions dans La Tragédie du Roi Christophe (Prudent, 2010, p. 31), André Thibault a néanmoins pu relever une cinquantaine d’antillanismes : formés à partir de variations diastratiques ou diatopiques françaises, à partir des nombreuses langues d’adstrat (langues amérindiennes : ex. anoli ; espagnol : ex. marron, marronne ; langues africaines : ex. hougan ; anglais : ex. mango) ou encore par le biais d’innovations formelles (ex. poteau-mitan) et sémantiques (ex. commandeur), ces antillanismes témoignent du contexte multiculturel de la Martinique (voir Thibault, 2010).
24Chez Damas, on compte également très peu d’emprunts créoles dans son premier recueil, Pigments, même si le mot limbé — que l’on pourrait traduire par d’autres emprunts, tels que spleen ou saudade — figure dans le titre d’un poème. Contrairement à Césaire, l’attitude du poète guyanais change, toutefois, à partir de la fin des années 1940, et il ne faut pas exclure que ce changement dépende, en plus de son expérience de terrain en tant qu’ethnologue, du modèle plurilingue de la poésie senghorienne. Dans Black-Label, on rencontre, en effet, de nombreux emprunts au créole, qui dépassent souvent le simple mot. Contrairement à Senghor, Damas signale l’emprunt par le biais de l’italique, mais, comme le poète sénégalais, il évite de le traduire entre parenthèses ou en note tant qu’il s’agit de mots ou d’expressions et phrases somme toute compréhensibles :
la Fille à la Calebasse d’indifférence
implora par trois fois
Seigneu
Jézi
la Viège Marhi
Joseph (Damas, [1956] 2011, p. 39)
25Quand le sens de la phrase créole est plus opaque, Damas propose des traductions :
Zié Békés brilé zié Nègues
Il est dit que le Blanc aura toujours le nègre à l’œil (Damas, [1956] 2011, p. 19)
26Cette traduction n’est pas littérale, mais la licence de Damas traducteur efface la dimension métaphorique d’un adage créole qui dit plutôt « l’œil des Blancs brûle toujours l’œil des Noirs ». On trouve un écart semblable plus loin :
PIÈ PIÈ PIÈ
priè Bondjé
mon fi
priè Bondjé
Angou ka bouyi
Angou ké bouyi
Pierre Pierre
prie Dieu
mon fiston
prie Dieu
mon fiston
pour que soit fin prêt le maïs en crème à être savouré (Damas, [1956] 2011, p. 32-33)
27Comme le remarquent Sandrine Bédouret-Larraburu et David Bédouret (Bédouret-Larraburu et Bédouret, 2020, p. 38), la traduction française de cette prière ne correspond pas tout à fait au texte créole : « Pierre » n’est répété que deux fois, tandis que « mon fiston » est répété une seconde fois, et les deux derniers vers s’écartent fortement d’une traduction littérale (« la crème de maïs bout / la crème de maïs bouillira »). Si la traduction des emprunts s’avère un processus problématique en ce qu’il n’y a pas d’automatisme, Damas ne semble pas faire preuve de cette réticence qui caractérise le Lexique Senghor : tout en maintenant une part de secret dans le texte source, il semble plutôt concevoir la traduction comme un acte de création poétique, chaque langue donnant lieu à un texte spécifique.
2. Les créations lexicales et conceptuelles
28Il va sans dire que le travail poétique ne se limite pas à ces choix lexicaux que nous venons de décrire, en français, dans ses différences diachroniques, diastratiques et diatopiques, et dans d’autres langues. Bien que les trois poètes n’assument pas au même titre le potentiel démiurgique de l’écriture, on constate une véritable part de création lexicale qui repose sur cette variété linguistique et ne cesse de se réapproprier certains procédés de la tradition littéraire.
2.1. La néologie par affixation et conversion
29Les néologismes constituent sans doute l’acte de création poétique le plus ostensible, notamment par le biais des mécanismes de dérivation affixale et de conversion. Il n’est guère étonnant de constater que Damas, le poète qui se veut compréhensible en utilisant les « mots les plus simples et des expressions du peuple » (Senghor, [1948] 2015, p. 5), ne recourt guère à la néologie, si ce n’est peut-être pour le substantif hyperassimilé (Damas, [1937] 2005, p. 23), construit par préfixation, et l’adjectif enrhumé dans :
J’ai l’impression d’être ridicule
avec tout ce qu’ils racontent
jusqu’à ce qu’ils vous servent l’après-midi
un peu d’eau chaude
et des gâteaux enrhumés (Damas, [1937] 2005, p. 42)
30Dérivation parasynthétique construite sur la base rhum, avec le sens de « embibé de rhum » et prononcé [ɑ̃rɔme], ce néologisme relève d’une forme d’humour : il crée, en effet, un homographe de enrhumé — construit sur la base rhume et prononcé [ɑ̃ryme] — et, partant, une syllepse qui s’ajoute à l’humour des périphrases désignant le thé et les pâtisseries, et plus largement l’heure du thé. Cet humour déstabilise la langue française en même temps qu’il déconstruit les habitudes culturelles occidentales à travers le regard (faussement) naïf de l’étranger, sur le modèle des Lettres persanes que l’on retrouve dans de nombreux textes francophones et, notamment, dans Un Nègre à Paris de Bernard Dadié (1959).
31Comme l’a souvent remarqué la critique, Césaire est, en revanche, un poète qui ne cesse de créer des néologismes, dont certains sont restés célèbres, comme c’est le cas de négritude9. En plus de confronter le lecteur à un mot nouveau dont le signifié est nécessairement incertain, les néologismes que l’on rencontre dans l’œuvre de Césaire comportent une difficulté supplémentaire en ce qu’ils reposent sur une connaissance des langues anciennes, des variations diachroniques et des termes techniques, comme l’adverbe médullairement (Césaire, [1946] 2006, p. 77), dérivé de l’adjectif médullaire, terme médical désignant ce « qui concerne la moelle épinière » (TLFi). Très souvent, ce travail sur la néologie qu’accomplit le poète martiniquais semble puiser dans le contexte de bouillonnement culturel et linguistique du XIXe siècle, comme si les révolutions esthétiques et scientifiques de ce siècle annonçaient sa propre révolution poétique. Textuellement et morphologiquement proche du néologisme arcaner, le verbe omphaler — « et je pèse et je force et j’arcane / j’omphale », dans Cadastre (Césaire, [1961] 2006, p. 229) — est construit par conversion, mais il repose sur un principe poétique (non lexicalisé) d’antonomase qui révèle la culture classique de Césaire — Omphale est la reine de Lydie auprès de laquelle Hercule a été esclave pendant l’un de ses douze travaux —, ainsi que sa culture dix-neuviémiste, puisque ce personnage mythologique figure dans une nouvelle de Théophile Gautier, un poème de Victor Hugo, un tableau de Gustave Moreau et un poème symphonique de Camille Saint-Saëns. L’adjectif flébilant (Césaire, [1961] 2006, p. 239) est construit par dérivation sur l’adjectif flébile, signifiant « plaintif, larmoyant », et qualifié de rare et littéraire dans le TLFi : le terme est, en effet, attesté au XVIe siècle chez Jeanne Flore et Montaigne, et ne revient qu’au XIXe siècle avec Hugo et Huysmans. Le verbe rhizuler est construit par conversion à partir du substantif rhizule :
Les lumières flanchent. Les bruits rhizulent
la rhizule
fume
silence (Césaire, [1946] 2006, p. 73)
32Or le substantif ne figure dans aucun dictionnaire contemporain, mais il apparaît dans le dictionnaire spécialisé des sciences naturelles de Jourdan de 183410. Enfin, le Cahier s’achève sur le mot verrition, composé par dérivation française, mais sur une base latine, le verbe verro (balayer) :
monte lécheur de ciel
et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune
c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition ! (Césaire, [1939] 2006, p. 57-58)
33Hapax de l’œuvre de Césaire, ce mot ne constitue pas un néologisme du poète : René Hénane a montré que verrition apparaît pour la première fois dans La Physiologie du goût Jean-Anthelme Brillant-Savarin de 1826 (Hénane, 2004, p. 138-139), où il désigne un mouvement de la langue propre aux humains11. Plus récemment, Doyle Calhoun a montré que le néologisme avait été repris dans plusieurs ouvrages du XIXe siècle, dont le Dictionnaire national de Bescherelle de 1856, où le mot présente la marque « néologisme » et est défini dans les termes de Brillant-Savarin12, et dans le Dictionnaire analogique de Boissière de 1862, où le terme est défini dans l’entrée « balai »13 et dans l’entrée « langue »14 (Calhoun, 2023, p. 312). Terme savant inventé au XIXe siècle et non retenu par le siècle suivant, verrition relève à la fois du néologisme, de l’archaïsme et du jargon technique. Il a longtemps été perçu comme une création lexicale de Césaire, qui n’a jamais voulu dévoiler le sens du mot, ni ses sources, afin de maintenir l’opacité d’un terme qui se trouve, de surcroît, impliqué dans une phrase métaphorique et dans un syntagme oxymorique, une opposition sémantique que le lecteur peut deviner, même sans connaître le sens de verrition, puisque ce substantif construit avec le suffixe d’action -tion est associé à l’adjectif immobile.
34En plus de l’opacité référentielle qu’ils comportent, ces cinq néologismes font l’objet d’une mise en page spécifique, qui nous oblige à les relever : médullairement est isolé entre deux blancs typographiques et semble constituer une phrase averbale ; « j’omphale » se trouve entre deux alinéas ; flébilant est le dernier mot d’une laisse ; le son [rizyl] est répété deux fois ; verrition conclut le Cahier. Largement inspiré de Mallarmé, dont il propose une définition du célèbre ptyx (Khalfa, 2014, § 27), Césaire souhaite confronter le lecteur à cette opacité référentielle insoluble ou presque. Toutefois, il faut également mentionner, à côté de ces néologismes savants, une pratique plus populaire de la néologie. L’adjectif poumonneux, dans l’expression « mémoire poumonneuse » (Césaire, [1961] 2006, p. 222), constitue un doublet non pas savant, mais populaire de l’adjectif pulmonaire, puisqu’il est construit sur la base française poumon. L’adjectif mancenillière est, quant à lui, dérivé du nom d’un arbre typique de la Martinique, le mancenillier, qui est réputé pour la toxicité de ses fruits, de son feuillage, de son tronc et de sa sève. C’est donc sur la base d’un antillanisme que Césaire construit cette image poétique : « ma route mancenillière » (Césaire, [1961] 2006, p. 231) désigne à la fois une voie arborée et une vie qui conduit à la mort.
35Les néologismes de Senghor sont moins nombreux et s’inscrivent dans une conception différente de la langue. Nous comptons deux néologismes construits sur une base française : hapax d’Hosties noires, le substantif pullulance est construit par suffixation sur le verbe pulluler (Senghor, [1948] 2007, p. 155), tandis que le substantif prétemps, au pluriel, est construit par préfixation, a un sens cosmogonique qui désigne le monde avant la création et Senghor lui accorde une importance particulière puisqu’on le retrouve dans trois recueils, Hosties noires (Senghor, [1948] 2007, p. 155), Éthiopiques (Senghor, [1956] 2007, p. 267) et Lettres d’hivernage (Senghor, [1973] 2007, p. 489). Nous comptons surtout trois néologismes construits sur des bases empruntées : viguelwâr est construit à partir du mot sérère guelwar sur le modèle de vicomte et désigne un aristocrate sérère ; lamarque est construit à partir de la base sérère et peule lam (héritier) et du suffixe d’origine grecque -arque (maître, chef) ; enfin, crée par suffixation sur la base kora (comme l’italien piano a donné pianiste), kôriste est entré dans l’usage en Afrique et dans certains dictionnaires, contrairement aux deux néologismes précédents, mais avec une orthographe simplifiée, koriste, alors que pour Senghor l’accent circonflexe permettait probablement de distinguer la prononciation [korist] de la prononciation [kɔrist] du mot choriste. Ces trois néologismes prolongent le travail de « métissage » du français et des langues africaines que nous avions constaté à propos des emprunts :
Dans le Lexique Français du Sénégal, vous trouverez des mots-images qui se substituent à des expressions ou qui complètent la langue […]. Il y a également un apport de mots nouveaux à partir du vocabulaire africain : par exemple, le « tama », la « kora », le « koriste », etc… Et j’ai même inventé, parmi d’autres, le mot « lamarque » pour traduire le « maître de la terre ». (Bourjea, 1985, p. 102-103)
36Les néologismes de Senghor ne relèvent pas seulement de la création poétique, mais d’un programme politique, son idéal étant de bâtir un Sénégal qui serait aussi francophone et une Francophonie qui accueille les différences régionales.
2.2. La décomposition
37Si la dérivation par affixation et la conversion sont parmi les procédés les plus fréquents de la néologie, notre corpus présente aussi un procédé contraire, que l’on pourrait qualifier de « décomposition ». Ce procédé consiste à décomposer le suffixe, généralement le préfixe, de sa base, non pas pour créer des mots véritablement nouveaux, mais plutôt pour les appréhender autrement. Il est très fréquent dans la prose de Senghor, qui décompose, entre autres, sym-pathie, con-naissance, com-prendre : il s’agit souvent des préfixes signifiants « avec » parce que le théoricien de la négritude souhaite légitimer l’approche qu’il considère émotionnelle et empathique de l’homme noir en fournissant une preuve étymologique en français. Dans sa poésie, ce procédé est plus rare, mais nous relevons trois occurrences d’une même décomposition, « Re-naissance », dans Éthiopiques (Senghor, [1956] 2007, p. 248) et dans Nocturnes (Senghor, [1961] 2007, p. 350). La décomposition est pour Senghor une forme d’emphase, par le biais du signifiant graphique, qui nous interroge sur le signifié, car le lecteur doit prendre le mot non pas dans les sens ordinaires et quelque peu dégradés, mais au sens fort : ainsi, la renaissance d’une personne ne désigne pas « le fait de recouvrer la santé » ou « l’action de réapparaître », mais le fait de naître à nouveau dans le Royaume d’enfance, terme qui désigne à la fois un lieu géographique, le pays sérère où le poète sénégalais est né, et en même temps un lieu idéal, en-deçà et au-delà de la vie, où se réalise la communion avec les ancêtres (voir Lebaud-Kane, 2002).
38Dans la poésie de Césaire, le procédé est également très rare, mais il ne semble pas souligner le sens profond du mot. Bien au contraire, la décomposition mi-nuit (Césaire, [1946] 2006, p. 69) empêche de déterminer si le poète se réfère au milieu de la nuit — mais le procédé semble alors superfétatoire — ou bien à ce moment à mi-chemin entre le jour et la nuit que l’on appelle communément « crépuscule ». Le recours à la décomposition apparaît, dans ce cas, comme une manière d’éviter un topos poétique qui risque d’être perçu comme un cliché.
39Des trois poètes, Damas est le premier à se servir de la décomposition, et il le fait de la manière la plus radicale : il ne se limite pas à distinguer la base et les affixes, mais il sépare les syllabes. Le plus souvent, ce traitement lexical s’accompagne d’un choix particulier de mise en page qui s’apparente au calligramme :
C’est en vain que je cherche
le creux de l’épaule
où cacher mon visage
ma honte
de
la
Ré
a
li
té
(Damas, [1937] 2005, p. 71)
40Le mot se décompose, le vers s’amenuise dans le blanc de la page et la voix du poète s’éteint, alors qu’on lit un mot des plus concrets, « réalité ». Plutôt qu’une manière de suggérer un sens étymologique ou non banalisé par l’usage, comme chez Senghor, ou de déjouer le cliché poétique, comme chez Césaire, la décomposition signale chez Damas son incapacité énonciative.
2.3. La composition et la contiguïté
41La composition est, à bien des égards, un procédé contraire à la décomposition, mais qui exploite également le tiret. Ce procédé de création de nouvelles lexies repose en général sur une forme de consensus linguistique entre les locuteurs d’une même langue, mais les poètes peuvent créer des mots composés en faisant comme si ce consensus allait de soi. Chez Césaire, le procédé est assez fréquent dans le Cahier et se raréfie dans les recueils successifs. Comme le remarque Dominique Combe, la composition a, très souvent, une portée polémique :
(les nègres-sont-tous-les-mêmes, je-vous-le-dis
les vices-tous-les-vices, c’est-moi-qui-vous-le-dis
l’odeur-du-nègre, ça-fait-pousser-la-canne
rappelez-vous-le-vieux-dicton :
battre-un-nègre, c’est-le-nourrir) (Césaire, [1939] 2006, p. 32)
42L’univerbation contribue ici à lexicaliser ces phrases du discours social raciste et esclavagiste, et elle les ridiculise en les montrant comme un enchaînement de stéréotypes (Combe, 2014, p. 15). Le procédé n’est pas présent dans les premiers recueils de Damas, qui préfère la décomposition et les listes, mais il apparaîtra à partir de Black-Label, toujours avec cette intention de parodier le discours social, généralement occidental : « PARIS-Nombril-du-Monde », « Madame-la-Directrice-de-l’École-des-Filles », « dix-sous-du-dimanche » (Damas, [1956] 2011, p. 50 et 64).
43C’est chez Senghor que le procédé de composition revient le plus, de manière constante et pour exprimer un autre type de réalités. On compte, certes, quelques emplois ironiques — « livreur-en-produits-pharmaceutiques » (Senghor, [1956] 2007, p. 120) — ou polémiques — « Bombe-atomique-orgueil de-l’Europe » (Senghor [1961] 2007, p. 344) —, mais ils restent assez rares. Le plus souvent, la composition contribue à créer un sens d’étrangeté, de dépaysement culturel pour le lecteur hexagonal, et suggère un usage rituel, voire mystique, du langage : Grande-Rayée, Maîtres-de-science-et-de-langue, vieillards-devins, Maître-de-Saint-Louis, Diseur-de-choses-très-cachées… Une fois de plus, il s’agit pour Senghor d’utiliser des procédés morphologiques français pour exprimer des réalités africaines à travers cet esprit synthétique qu’il considère comme propre au « Négro-Africain ».
44Bien que toutes les formes de composition n’impliquent pas ou pas nécessairement l’emploi du tiret — pomme de terre, produit(‑)phare… —, il nous semble pertinent de distinguer un procédé poétique à la frontière du lexique et de la syntaxe qu’on pourrait appeler « contiguïté ». En raison des tournures elliptiques et de la suppression généralisée de la ponctuation en poésie à partir du XXe siècle (voir Thonnerieux, 2016), deux substantifs peuvent se trouver côte à côte sans présenter un mécanisme d’univerbation : « Donc picorez mon front bombé, oiseaux de mes cheveux serpents » (Senghor, [1956] 2007, p. 230). Penser la contiguïté comme un phénomène à part, et non comme un type de composition, permet de saisir la portée métaphorique et, en quelque sorte, la part de fiction langagière qu’elle injecte dans le texte. En effet, contrairement à une comparaison (« mes cheveux qui sont comme des serpents ») ou à une métaphore attributive (« mes cheveux qui sont des serpents »), l’absence de prédication explicite entre les substantifs cheveux et serpents permet d’appréhender les deux termes de manière synthétique et contribue à créer cette « image analogique »15 théorisée par Senghor pour décrire le style négro-africain, fortement inspirée de la poétique surréaliste. Cependant, la contiguïté avait déjà été abondamment exploitée par Hugo dans Les Contemplations : refusant la virgule ajoutée par l’imprimeur dans « Sorte de héros[,] monstre aux cornes de taureau », le poète romantique évite l’apposition accessoire et « ce héros […] est aussi monstre de façon consubstantielle » (Dürrenmatt, 2005, p. 171-172). La contiguïté est d’ailleurs assez courante dans la poésie du XXe siècle : il suffit de penser au titre du recueil de Césaire Soleil cou coupé (1948), qui reprend le dernier vers de « Zone » d’Apollinaire (Alcools, 1913) pour le resémantiser, car le « cou coupé » ne fait pas seulement référence à la décapitation, mais aussi à un passereau originaire d’Afrique subsaharienne. C’est seulement au vu de l’imposante théorisation senghorienne qu’on est tenté de considérer la contiguïté comme un trait représentatif de la poétique de la négritude, alors que le procédé est attesté dans la poésie française et qu’il ne l’est pas chez Damas, où la forme très fréquente du poème-liste permet de juxtaposer des éléments éclatés, mais sans les souder pour créer une image.
Conclusion
45La négritude est certainement un mouvement culturel qui partage des lieux de sociabilité, comme le salon des sœurs Nardal pendant les années 1930 ou les Congrès des écrivains et artistes noirs de la Sorbonne en 1956 et de Rome en 1959, des journaux et des lieux d’édition (L’Étudiant noir, Présence Africaine, Les Éditions du Seuil…), ainsi que les grandes lignes d’un projet commun : l’affirmation de la culture de l’Afrique et de sa diaspora, avec la part de métissage que l’esclavage, la colonisation et la migration ont comportée. En dehors de ces aspects, l’unité idéologique du mouvement est fragile, comme l’ont déjà montré plusieurs critiques, ainsi que son unité stylistique, qui semble surtout le produit de la théorisation réalisée par Senghor dans ses articles, conférences et préfaces. Les trois poètes ont des affinités indéniables, puisqu’ils se lisent et semblent « se passer les mots » pour ainsi dire, mais ils élaborent des poétiques très différentes, ancrées dans des contextes politiques et sociolinguistiques difficilement comparables. Notre travail n’a abordé que le versant lexical de leurs différences, qui pourraient être perçues dans d’autres aspects de l’écriture tels que la syntaxe, les phénomènes rythmiques et la mise en page16.