Colloques en ligne

Marion Lafouge

Un champ d’étude… baroque

Journée d’étude « Littérature et musique » du 31 mars 2009 à l’ENS.

Distillateurs d’accords baroques

Dont tant d’idiots sont férus

Chez les Thraces et les Iroques

Portez vos opéra bourrus1.

1Curieuse équivalence que celle qu’établit Jean-Baptiste Rousseau en 1739, à l’écoute du Dardanus de Rameau, dont la partition lui apparaît à la fois barbare et bourrue, en un mot « baroque ». Il est significatif que la première occurrence en français de l’adjectif baroque2 appliqué à la musique concerne plus précisément un opéra. Cela sera encore le cas en 1746 chez l’abbé Noël-Antoine Pluche qui, dans son Spectacle de la nature, substitue à la traditionnelle opposition entre musique italienne et musique française un nouveau couple antithétique, la « musique Chantante » et la « musique Barroque ». La première, qui « prend son chant dans les sons naturels de notre gosier, & dans les accens de la voix humaine3 » est la seule musique signifiante, et doit pour cela être réservée à la musique sacrée, afin « d’instruire les peuples en chantant Dieu4 » ; la seconde veut au contraire « surprendre par la hardiesse des sons » et se contente de « nous occuper (…) de bruit comme des animaux sans intelligence5 ». C’est pourquoi Pluche veut limiter son usage à la musique théâtrale profane, soit aux opéras, dont la « morale lubrique » fustigée en son temps par Boileau se verrait ainsi annulée par l’inintelligibilité même des paroles, liée à l’excessive sophistication de la musique. Dès l’origine le baroque musical semble pour les Français lié à l’opéra, dont la dimension spectaculaire et ostentatoire fait de lui le genre baroque par excellence, au-delà même de toute délimitation chronologique. Dans son opuscule Sur les opera, Saint-Évremont emploie d’ailleurs à son propos les adjectifs « bizarre » et « extravagant », l’un et l’autre synonymes de « baroque ».

2La charge fortement négative que comporte alors le terme ne fait que refléter une méfiance séculaire plus générale des Français envers cette notion aussi polymorphe que polysémique, à laquelle est couramment opposée celle, tout aussi problématique, de classicisme. Le débat sur le baroque est en effet l’un des serpents de mer de la critique depuis des décennies. Jean Rousset, qui fut l’un des premiers à promouvoir cette notion en France au début des années 19506, éprouva encore, quarante-cinq ans plus tard, le besoin de jeter un Dernier regard sur le baroque7, regard distancé et autocritique, visant à solder les anciennes querelles suscitées par son entreprise de réhabilitation. À force d’être brandi à tort et à travers par les uns et les autres, le terme a en effet fini par se vider de son contenu, sans qu’on soit jamais parvenu à une définition stable et, surtout, neutre. Cette instabilité peut d’ailleurs être reconduite à celle de son étymologie, elle-même controversée8. Car si l’on s’accorde aujourd’hui sur l’origine portugaise de l’adjectif – « barroco » –, qui qualifiait initialement une perle de forme irrégulière, on a longtemps hésité sur une possible origine italienne, l’épithète « baroco » désignant, en rhétorique, un type de sophisme particulièrement spécieux. C’est cette origine que retient par exemple Jean-Jacques Rousseau dans l’article éponyme de son Dictionnaire de musique : « Une musique baroque est celle dont l’harmonie est confuse, chargée de modulations et dissonances, le chant dur et peu naturel, l’intonation difficile, et le mouvement contraint. Il y a bien de l’apparence que ce terme vient du baroco des logiciens9 ». Comme chez son homonyme Jean-Baptiste, on reconnaît évidemment chez Jean-Jacques une énième pique contre la musique de Rameau, et plus précisément contre la musique de ses opéras. Bien qu’aujourd’hui écartée, cette étymologie, que reprendra encore à son compte Benedetto Croce, contribua à entretenir la mauvaise réputation du baroque, associé non pas seulement à l’idée de bizarrerie ou d’irrégularité, mais surtout à celle d’artifice, de fausseté et pour tout dire de laideur autant esthétique que morale.

3Or, s’il convient d’insister de nouveau sur ce débat en apparence dépassé et oiseux, c’est parce que le champ d’étude que constitue l’opéra dit « baroque » en est à bien des égards le reflet : il est largement tributaire des querelles et des malentendus dont le mot continue d’être l’objet, au gré des variations et de l’évolution de ses définitions. Les orientations principales de la bibliographie critique recouvrent ou recoupent en effet en grande partie celle de la notion même de baroque10. Autrement dit, les recherches prennent des directions différentes non seulement selon le sens et l’extension qu’on donne à ce dernier terme, mais aussi selon l’élément auquel il s’applique – musique, livret, dramaturgie, esthétique, époque etc. C’est pourquoi il n’est pas inutile de revenir brièvement sur les grandes étapes de l’histoire même du concept, dont le contenu et les contours varient en fonction des pays et des disciplines.

4La promotion du baroque comme concept esthétique est – la chose est bien connue – le fait des historiens de l’art germanophones : il faut attendre 1855 et le Cicerone du Suisse Jacob Burckhardt11 pour que l’adjectif commence à perdre son sens péjoratif et désigne, sans mépris, un art et un style conçu dans la continuité de la Renaissance, bien que décrit comme plus sauvage. À la suite de Burckhardt, Heinrich Wölfflin, son disciple et successeur à l’Université de Bâle, affine la notion dans Renaissance und Barock, publié en 188812 : le baroque, essentiellement méditerranéen, y est présenté comme un art de désagrégation des formes de la Renaissance, reposant sur une recherche permanente de la grandeur, de la monumentalité et de l’effet de surprise, d’où l’importance particulière accordée à l’architecture. Dès lors le mouvement est lancé13 : l’influence de l’école allemande s’impose rapidement dans les pays anglo-saxons, mais aussi en Italie, où la notion permet une réévaluation du Seicento, longtemps occulté par les chefs-d’œuvre de la Renaissance. De ce point de vue, le cas de Croce et de sa monumentale Storia dell’età barocca in Italia, publiée en 1929, est étrange et contradictoire. Car s’il considère le Seicento baroque comme un phénomène décadent, emblématique d’une époque de dépression spirituelle après l’idéal renaissant, Croce contribue paradoxalement à sa redécouverte et à sa reconnaissance, grâce à son travail de recherche et d’édition des textes. Mais surtout, il est le premier à généraliser l’usage du terme, jusque-là réservé à l’histoire de l’art, au champ esthétique tout entier et à l’ensemble d’une époque, celle qui sépare la Renaissance des Lumières, et qu’il définit négativement, en revenant sur l’origine et la connotation péjorative du terme14. Ce dernier doit selon lui désigner stricto sensu « non pas une époque de l’histoire de l’esprit et une forme d’art mais un mode de perversion et de laideur artistique15 ». Il s’agit autrement dit d’un véritable vice, relevant du seul principe de jouissance, et par là même d’une pathologie. Il n’existe à proprement parler ni art ni époque baroques, l’adjectif devant se limiter à dénoter une pratique abusive. En tant que tel, le baroque « n’est nullement artistique mais tout au contraire quelque chose de différent de l’art dont il a pris l’aspect et le nom (…). Et ce quelque chose, n’obéissant pas à la loi de la cohérence artistique, se rebellant contre elle ou la contournant, répond de façon évidente à une autre loi qui ne peut être que celle du bon plaisir, de la commodité, du caprice, et, pour cette raison, utilitaire ou hédonistique16 ». Il faut évidemment se souvenir de cette dimension hédoniste, qui est au cœur de toute la réflexion critique sur l’opéra aux XVIIe et XVIIIe siècles.

5À la conception chronologiquement et axiologiquement très fermée de Croce, qui identifie le baroque aux abus du Seicento, répond et s’oppose celle, ouverte et positive, de l’Espagnol Eugenio d’Ors dans son ouvrage Du baroque, paru en 193117. Le baroque – tout comme le classicisme – y est défini comme une constante et une catégorie esthétique transhistorique, susceptible de s’appliquer à n’importe quelle époque ou phénomène artistique. Il existerait donc un baroque d’avant le baroque, repérable dès l’Antiquité, mais aussi un baroque d’après le baroque, par exemple chez les impressionnistes. Sont ainsi distingués, de la Préhistoire à l’après-guerre de 14, plus de vingt types de baroque différents, dont le point commun est de faire entendre, contre la dictature de la raison, la voix de l’inconscient. À force d’ouverture, le concept, affranchi de toute détermination précise, finit par se diluer totalement, dans un mouvement typique de ce que Pierre Charpentrat appellera plus tard « le mirage baroque »18. À certains égards, et bien que les critères en soient fort différents, l’ouvrage de Christophe Deshoulières consacré aux mises en scène modernes d’œuvres baroques, L’opéra baroque et la scène moderne, participe d’une telle ouverture du concept : le baroque y est défini comme un « esprit-spectacle » emblématique de l’âge baroque, certes, mais qui peut virtuellement s’étendre bien au-delà, pourvu que soit respectée et ressuscitée – en l’occurrence par la scénographie – cette esthétique de la théâtralité19. Où l’on voit que le terme exprime aussi volontiers la projection d’un ensemble de préoccupations propres à notre temps, dont l’idée que l’art est partout, ou encore la conjugaison entre l’éclectisme culturel et la volonté d’un retour aux sources. Une telle ouverture est cependant marginale : la plupart des études se sont au contraire efforcées de cerner les contours d’un « âge baroque », qui va de 1580 à 1750 environ, et auquel il s’agit d’accorder une dignité et une légitimité historiques20. De cette volonté de périodisation sortiront peu à peu les notions connexes de maniérisme et de rococo21 – cette nouvelle subdivision des temps modernes étant bien loin de faire l’unanimité.

6La résistance française à l’importation du baroque constitue de ce point de vue une exception notable, très largement liée à la mythification nationale de « l’âge classique ». Tandis que les historiens anglo-saxons tendent à réduire le classicisme français à un courant minoritaire au sein de l’Europe baroque, dominée par l’influence culturelle de l’Espagne et de l’Italie, l’historiographie française de l’après-défaite de 1870 s’est au contraire attachée à construire l’image glorieuse et triomphante d’une France classique, déplaçant ainsi sur le plan esthétique l’encerclement de la nation par l’empire des Habsbourg. Face à un tel enjeu politique et idéologique, il fallut toute la ténacité des Marcel Raymond, Jean Rousset, Raymond Lebègue ou Victor-Louis Tapié pour faire admettre l’existence d’un baroque français. Encore cette réhabilitation fut-elle largement le fait de l’école suisse francophone, même si Dominique Aury22 ou Thierry Maulnier, entre autres, œuvrèrent eux aussi à exhumer tout un pan de littérature jusqu’alors ignoré, voire nié par un courant incarnant ce qu’on a parfois qualifié de « totalitarisme » classique. Cette prégnance du modèle classique n’a d’ailleurs pas tout à fait disparu : s’agissant de l’opéra proprement dit, l’ouvrage désormais incontournable de Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau23, qui entend démontrer le caractère rigoureusement classique de l’esthétique de la tragédie en musique, participe dans une certaine mesure du renouveau de cette résistance typiquement française au baroque – nous y reviendrons. Cette thèse réactive ainsi en partie une opposition entre baroque et classicisme que l’école suisse – Jean Rousset notamment – avait pourtant la première contribué à atténuer, en transférant vers la littérature les critères plastiques et architecturaux dits baroques et, parallèlement, en les traduisant en critères thématiques.

7Cet arsenal baroque, centré sur les notions de métamorphose, d’inconstance et d’ostentation, est évidemment au cœur de l’esthétique et de la dramaturgie du genre lyrique des XVIIe et XVIIIe siècles, aussi bien en France, sur la scène de l’Académie Royale de musique, que dans toute l’Europe, dominée par le modèle italien24. Ce qui prévaut alors est une esthétique du spectaculaire, un spectaculaire aussi bein visuel, favorisé par l’emploi des machines (comme dans l’opéra italien précédant la réforme arcadienne25 ou dans la tragédie lyrique, fondée sur le recours systématique au merveilleux) que musical et vocal – il n’est que de penser à la fascination ambiguë que suscitent la virtuosité et la figure du castrat26. L’approche plastique et thématique permet ainsi de concevoir un baroque  transcendant les frontières disciplinaires et territoriales, tout comme, à un autre niveau, l’approche socio-politique de Claude-Gilbert Dubois. Ce dernier, soucieux de proposer un modèle capable à la fois de préserver la spécificité d’une époque historique et d’en englober toutes les productions intellectuelles et esthétiques à l’échelle de l’Europe, propose ainsi de définir l’âge baroque comme « le temps des absolutismes, comprenant leur mise en place, leur mise en question et leur mise à mort27 ». Le modèle politique de la monarchie absolue de droit divin, fondé sur l’utopie de l’impossible unité, apparaît comme le substrat idéologique sous-jacent à la production des formes dites baroques. Selon cette conception, il devient évidemment possible de penser un opéra baroque à l’échelle continentale, où la tragédie lyrique française née sous Louis XIV ne s’opposerait plus au dramma per musica qui triomphe partout ailleurs en Europe au XVIIIe siècle.

8Quoi qu’il en soit, si l’expression d’opéra baroque a aujourd’hui un sens, c’est avant tout à la faveur, sinon de la neutralisation du concept, du moins de son extension et de son transfert des beaux-arts à tout le champ artistique, selon des réseaux de correspondance stylistiques. Mais ce n’est pas tout. Car, dans le cas de l’opéra, l’adjectif renvoie également, pour ne pas dire avant tout, à la musique : pas d’opéra baroque sans musique baroque, pourrait-on dire, bien que – nous le verrons – l’idée n’aille désormais plus tout à fait de soi. C’est également aux historiens de l’art de la fin du XIXe siècle que l’on doit l’idée d’une musique baroque, l’évolution de la musique étant calquée, selon une vision synchronique, sur celle des autres arts. Wöllflin envisage ainsi un baroque musical selon une relation d’homologie stricte avec le baroque plastique, privilégiant dans un cas comme dans l’autre le recours à l’ornement, à la courbe, à la variation. Ces quelques allusions serviront de point de départ aux musicologues allemands pour affiner leur définition. Curt Sachs est ainsi le premier, dès 1918, à parler explicitement d’un « baroque musical »28, expression rapidement admise en Allemagne puis aux Etats-Unis avant de se diffuser peu à peu en Europe. Au départ, l’idée d’un baroque musical est donc conçue comme l’énième manifestation de ce que Sachs appelle la « Stimmung » d’une époque en rupture avec la Renaissance. C’est également ainsi, mais cette fois de manière très négative, qu’elle est d’abord accueillie en Italie, où elle suscite une réaction aussi violente que celle qu’avait provoquée l’art baroque dans la pensée de Croce. La critique italienne comporte en effet deux versants, l’un méthodologique, l’autre esthétique29. Dans son article « Il Barocco e la Musica » publié en 1933, Andrea Della Corte accuse ainsi la musicologie allemande d’avoir fondé le baroque musical sur des critères dérivés essentiellement des arts plastiques quand le baroque est selon lui, comme il l’était déjà chez Croce, un état d’esprit avant tout littéraire, lié à la recherche du merveilleux, de l’extraordinaire, en un mot, de l’effet. Mais surtout, il voit dans cette esthétique de l’effet, symbolisée par l’Adone du chevalier Marin, le signe d’une carence spirituelle également sensible dans la production musicale de l’époque30. Et de même que chez Croce, le baroque était ce qui pervertissait l’art et désagrégeait les formes, chez Della Corte, le baroque musical, qui n’apparaît que vers 1650, correspond à « la décadence des formes créées au début du XVIIe siècle ». On assiste alors, en l’absence de tout artiste de génie, à une période de dépression où se perd le sens de l’humain, encore présent chez Monteverdi, et où la volonté d’émouvoir est peu à peu éclipsée par celle de frapper les sens31. Ce rejet italien du baroque, fort différent de la résistance française à l’importation d’un concept qui menace l’édifice parfait du classicisme, n’est évidemment pas un phénomène superficiel : il est significatif que les pionniers du mouvement « baroqueux », Harnoncourt et Leonhardt en tête, viennent du Nord, et que le phénomène ait mis beaucoup de temps à trouver un écho en Italie.

9À l’origine d’un tel mouvement, au moment de la création, en 1953, du Concentus Musicus Wien en 1953, il y a la volonté de révolutionner l’interprétation et de retrouver, grâce à l’usage d’instruments d’époque et aux recherches musicologiques indispensables à la compréhension et à la recontextualiation des œuvres, une manière de se rapprocher au plus près de la partition telle qu’elle a été conçue, dans une fidélité au « style baroque ». Car au tournant des années 1950, le sens de l’adjectif évolue considérablement, notamment sous l’influence essentielle de Manfred Bukofzer, Allemand naturalisé américain, qui se méfie de l’idée d’un strict parallélisme entre les arts et préfère définir la musique baroque par sa forte unité stylistique. L’adjectif revêt dès lors un sens purement technique, et par là même chronologique, puisqu’il renvoie simplement à l’utilisation de la basse continue. Cette définition minimale, proposée en 1947 par Bukofzer dans Music in the Baroque Era32, sera progressivement adoptée par tous. Du recours à la basse continue découle un certain nombre de procédés opposés à ceux de la Renaissance et aboutissant tous à un principe de stratification – harmonie à base d’accords, codification par chiffrages, polarité continuo-dessus qui libère la ligne mélodique supérieure et favorise la multiplication des ornements, tandis que la partie intermédiaire occupe une fonction de remplissage33. La musique baroque est donc la musique composée entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, soit entre la mort de Palestrina en 1594 (rapidement suivie, en 1602, de la publication des Nuove musiche de Caccini, deux ans après celle de la partition d’Euridice, créée en 1600 et considérée comme le premier opéra de l’histoire) et la mort de Bach, en 1750. Malgré un germanocentrisme certain, qui conduit par exemple à minimiser les origines italiennes de l’opéra et plus généralement l’influence du style italien dans le développement du baroque musical, la périodisation proposée par Bukofzer prévaut encore aujourd’hui34, y compris dans sa subdivision en trois phases : l’early-baroque, de 1580 à 1630, qui marque la disjonction avec la musique de la Renaissante, le middle-baroque, de 1630 à 1680, et le late-baroque, qui tend à se confondre avec le style rococo35.

10On le voit, une telle chronologie est problématique, puisque ces deux dates symboliques n’ont de sens que pour l’Italie et l’Allemagne, mais non pour l’Angleterre de Purcell et Haendel, l’Espagne de Scarlatti, ou encore la France de Lully, Charpentier, Couperin et Rameau – ce dernier meurt en 1764. De même, le découpage en trois sous-périodes ne peut véritablement être étendu à l’ensemble de l’Europe, et surtout pas à la France, où le baroque musical n’apparaît que vers 1640 et se prolonge jusqu’aux années 1770. Celui-ci a donc sans surprise fait l’objet, sinon d’un rejet total, du moins d’une longue résistance de la part des Anglais et plus encore des Français. Si la Belge Suzanne Clercx publie en 1948 Le baroque et la musique. Essai d’esthétique musicale, où le terme est défini sur la base d’une analyse technique des procédés musicaux, l’Histoire de la musique publiée en 1960 dans la Bibliothèque de la Pléiade refuse de valider l’expression et continue de parler de « l’ère du style concertant »36. Il faudra attendre 1968 pour que, dans la lignée de Victor-Louis Tapié, l’ouvrage de Rémy Stricker Musique du Baroque consolide la pénétration du concept en France37. Aussi la majorité des historiens et musicologues reste-t-elle réticente face à une qualification si massive, qui s’applique aux madrigaux de Monteverdi, à Bach aussi bien qu’aux opéras de Rameau, et qui tend donc à homogénéiser une production s’étendant, à l’échelle d’un continent38, sur cinq générations, là où il faudrait au contraire adapter les délimitations chronologiques en fonction des zones géographiques. D’où aussi la volonté de trouver un autre type de dénominateur commun, non plus strictement technique, mais, comme c’est le cas chez Claude Palisca par exemple, expressif. Selon Palisca, « pour savoir si, oui ou non, l’on est à l’intérieur des limites du baroque, il n’est de meilleure épreuve que de se demander si l’expression des affections est l’objectif primordial de l’écriture musicale39 » – mais un tel critère s’applique avant tout à la musique vocale, où triomphe cette nouveauté qu’est le style récitatif, sans être véritablement valable pour la musique instrumentale.

11On le voit, définir le baroque relève d’une véritable gageure, pour ne pas dire d’un pari perdu d’avance. Mais s’il est difficile de s’accorder sur le contenu du terme pour chaque discipline et chaque art – architecture, beaux-arts, littérature musique – combien doit-il être plus difficile encore de s’accorder sur une définition de « l’opéra baroque », où l’adjectif renvoie tantôt simultanément, tantôt alternativement, à la musique, aux thèmes, aux motifs ou au style du livret, à la danse et à la scénographie, soit aux différents éléments qui le constituent – paroles, musique, spectacle – voire au type de société dont il est l’émanation ! Création de l’âge baroque par excellence, dont l’apparition au tournant du XVIIe siècle en Italie correspond très exactement au passage de la Renaissance au baroque, l’opéra constitue donc un champ d’étude à géométrie extrêmement variable, et de plus en plus difficile à circonscrire à mesure que s’étendent et s’assouplissent ses critères de définition, et selon l’élément auquel s’applique la qualification de baroque. Car il n’y a guère que l’opéra de type vénitien, auquel Ellen Rosand consacra son indispensable étude Opera in 17th century Venice. The creation of a genre40, qui puisse être considéré comme intégralement baroque, du livret à la musique en passant par la dramaturgie et la scénographie. Symptomatiquement, et alors qu’un consensus, même minimal, s’est établi sur la définition du baroque musical, les historiens de l’opéra n’ont jamais véritablement délimité les contours de l’opéra baroque, même si tous s’accordent à voir dans l’utilisation de la basse continue une condition sinon unique, du moins nécessaire. Encore que pour une partie du grand public, l’opéra baroque soit plutôt synonyme de la virtuosité vocale des castrats du Settecento, à laquelle une Cecilia Bartoli a redonné une visibilité et une rentabilité commerciale parfaitement en accord, du reste, avec ce qu’elle était à l’époque, technique discographique en moins41 ! Le travail de redécouverte et d’édition des manuscrits et partitions, dont se font l’écho certaines monographies – celle de R. Strohm sur Vivaldi notamment42 – atteste un intérêt toujours renouvelé pour un répertoire qui, dans sa variété même, reste à explorer.

12Dans A Short History of Opera, paru en 1947, la même année que l’ouvrage de Bukofzer, Donald J. Grout distingue ainsi « l’opéra de la Renaissance » (les opéras florentins et ceux de Monteverdi) de « l’opéra baroque », qui comprend aussi bien l’opéra romain et vénitien que l’opéra italien en Allemagne, l’opéra français jusqu’en 1760, l’opéra en Angleterre et les début de l’opéra allemand43. Cet « opéra baroque », né au moment de l’importation du genre à Venise à la faveur de l’ouverture du premier théâtre public payant en 1637, est lui-même distingué de « l’opéra du XVIIIe siècle », qui recouvre l’opéra napolitain, les opéras de Haendel et de Gluck, l’opéra comique et Mozart, à l’exclusion, très curieusement, de l’opéra ramiste considéré, lui, comme « baroque » ! L’opéra baroque au sens large recouvre donc trois périodes inégalement longues. On comprend évidemment l’attention particulière portée aux origines et à la naissance du genre dans le contexte renaissant, si bien étudiée, entre autres, par Nino Pirrotta44 et Claude V. Palisca45 ; elle est plus que jamais d’actualité46, comme en témoigne la toute récente édition-traduction de La Pellegrina et de ses intermèdes musicaux, créés à Florence en 1589, à l’occasion des noces de Ferdinand de Médicis et Christine de Lorraine47. De même, la traduction du Compendio della poesia tragicomica de Guarini, l’auteur du Pastor Fido, s’inscrit dans un mouvement plus général de redécouverte des sources fondatrices du baroque, y compris, comme c’est le cas ici, du point de vue théorique48.

13Mais la césure entre l’opéra du XVIIe siècle et celui du XVIIIe ne va pas immédiatement de soi, du moins pas dans tous les pays. Aussi, faute d’une définition précise des critères de classement, les œuvres apparaissent tantôt comme baroques tantôt comme pré-classiques ou classiques. C’est par exemple le cas dans la grande History of opera éditée par Stanley Sadie à partir des articles du New Grove, où l’opéra baroque s’arrête pour la zone italophone au moment de la réforme arcadienne, et en France avec la génération qui succède à Lully. Suit l’opéra pré-classique et classique – l’opera seria métastasien ainsi que l’opera buffa, l’opéra ramiste, Gluck, l’opéra comique et enfin Mozart49. Plus récemment, Daniel Heartz a préféré aborder l’opéra du XVIIIe siècle (sans épithète) par le biais des Lumières, considérant qu’il en est la forme artistique la plus représentative – et s’opposant donc à la vision d’un genre par nature irrégulier et extravagant50. Il est en effet possible de concevoir un opéra musicalement baroque mais littérairement classique : ce serait le cas de l’opéra réformé de Zeno et Métastase à la cour de Vienne, inspiré du modèle classique de la tragédie française, mais aussi, plus largement, de l’opéra français de toute la période, pourtant fondé sur le recours systématique et même obligé au merveilleux de la fable. Mais c’est qu’il  existe plusieurs manières pour un livret d’être baroque ou classique, selon que l’on considère les thèmes traités, ou la manière dont ils le sont. L’intérêt pour les livrets, longtemps méprisés pour leur qualité littéraire supposée médiocre, explique d’ailleurs le développement spectaculaire de ce que les Italiens appellent la librettistica ou librettologia, soit l’histoire et l’analyse des livrets, telle que les pratique par exemple Paolo Fabbri dans Il secolo cantante. Per una storia del libretto d’opera in Italia nel Seicento51. Prolongement naturel de cette discipline, la réédition critique de livrets – Jean-François Lattarico prépare actuellement une édition de Delle hore ociose (1656) du vénitien Busenello, librettiste, entre autres, de L’Incoronazione di Poppea. Mais la librettistica a surtout bénéficié de l’aura considérable de Métastase, plus évidente encore depuis la commémoration du tricentenaire de sa naissance en 1998, suivie d’une multiplication des publications52, sans parler de la consécration institutionnelle que constitue pour un auteur le fait d’être mis au programme de l’agrégation, ce qui fut pour lui le cas en 2007 ! L’étude du modèle métastasien et plus largement du dramma per musica de la réforme arcadienne permet ainsi d’envisager un opéra à la fois baroque (musicalement) et classique (littérairement et dramaturgiquement).

14Ce paradoxe se retrouve également en France, malgré la différence d’esthétique entre les opéras italiens et français. Dès 1972, et conformément à la tradition française d’hostilité au baroque, François Lesure choisissait en effet de parler, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, de L’opéra classique français, présenté comme une « construction intellectuellement satisfaisante53 » respectant l’impératif de vraisemblance, et à ce titre parfaitement classique. Parti pris pour le moins étonnant, dans un ouvrage d’iconographie où sont constamment mises en avant la dimension merveilleuse du genre et son esthétique spectaculaire, fondée sur le recours aux machines. L’idée sera bien sûr reprise, amplifiée et systématisée par Catherine Kintzler dans sa désormais classique – c’est le cas de le dire – Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau. L’auteur y montre que la tragédie en musique fonctionne, par rapport à la tragédie déclamée, selon un rapport de « parallélisme inversé » qui préserve néanmoins les bases fondamentales de l’esthétique classique (vraisemblance, propriété, nécessité). Thèse forte et polémique, la position typiquement « française » de Kintzler a certainement influencé et fait réagir une génération de chercheurs, et a permis de relancer les études de livrets après les ouvrages importants de C. Girdlestone54 ou de M. Couvreur55 – celui de Buford Norman, par exemple, s’inscrit dès son titre, The Libretti of Philippe Quinault in the Context of French Classicism, dans la lignée de cette tendance56. Plus généralement, les études consacrées à la tragédie en musique et à l’opéra-ballet se sont multipliées et diversifiées, comme en témoigne le précieux ouvrage de Laura Naudeix, Dramaturgie de la tragédie en musique (1673-1764)57.

15L’approche théorique qui est celle de Kintzler et de ses épigones plus ou moins rebelles vient ainsi compléter et nuancer (parfois même contredire) le renouveau du baroque en France dans les années 1980. Certes, il existait avant l’arrivée des baroqueux un terreau favorable remontant à la fin du XIXe, bien que, cela va sans dire, jamais le mot ou le concept de baroque ne soit réellement en jeu : autant les musiciens – Ravel rendant hommage à Couperin, d’Indy et Saint-Saëns entreprenant d’éditer les œuvres complètes de Rameau58, et plus tard Marcelle Meyer enregistrant Rameau en 1953 – que les musicologues –Écorcheville, Nuitter et Thoinan, R. Rolland ou encore H. Prunières59– font œuvre de pionniers et préparent plus ou moins indirectement le renouveau baroque en France. Le lancement de la publication des Opera Omnia de Rameau en 199160, tout comme celui des Œuvres complètes de Lully61, en est l’une des multiples preuves, tout comme la vitalité des productions scéniques. Il est du reste remarquable que le véritable acte de baptême de la révolution « baroqueuse » en France ait été la création historique, deux cents ans après leur composition, des Boréades de Rameau au festival d’Aix-en-Provence en 1982, suivie du mythique Atys de Christie-Villégier-Lancelot62 monté à l’Opéra-Comique en 1987. Signe d’un succès qui ne se démentit pas, ce spectacle sera repris presque à l’identique en 2011, dans la même salle. Le choix de l’Opéra-Comique nous semble à cet égard révélateur d’un mouvement qui se développe relativement en marge sinon de l’institution officielle, héritière de l’Académie royale de musique, du moins, des salles les plus « nobles », où les œuvres de Lully et Rameau auraient pourtant, du moins historiquement, vocation à être montrées63. C’est ainsi à l’Opéra-Comique, et non à Garnier, que fut représenté Zoroastre en 2009. Et comme pour avaliser un échange de bons procédés, le Centre de Musique Baroque de Versailles a quant à lui accueilli fin 2009 des  Grandes Journées Grétry en partie co-produites par l’Opéra-Comique. Il y a là semble-t-il une nouvelle manifestation de la géométrie variable du baroque, qui inclut désormais dans son champ ces genres hybrides que sont l’opéra comique et autres intermèdes, régis par l’esthétique du naturel a priori opposés au spectaculaire et à la monumentalité baroque. On imagine la fureur de Jean-Jacques à l’idée que la Serva Padrona, l’opera buffa qui déclencha la Querelle des Bouffons, soit aujourd’hui qualifiée de baroque, au même titre que Rameau ! S. Bouissou consacre pourtant à l’opéra-comique français une entrée de son Vocabulaire de la musique baroque, quoiqu’elle prenne soin de préciser que son style galant le démarque du style baroque tardif et ouvre la voie au classicisme. On se demande en effet ce qui, dans cette forme, est encore baroque, si ce n’est bien sûr, certains procédés musicaux ; mais que dire des intrigues, du style du livret, de la dramaturgie, sans parler de l’alternance du parlé et du chanté ? Tout se passe comme si, par un processus d’aimantation dû à la coïncidence chronologique et à sa complémentarité avec son homologue « sérieux », qu’il parodie à l’occasion64, ce genre somme toute fort peu baroque venait naturellement se ranger dans la macro-catégorie de l’opéra baroque. On ne sera pas étonné que les pionniers en la matière ne soient pas français : c’est surtout aux anglo-saxons qu’on doit la redécouverte d’un champ de recherche qui bel et bien le vent en poupe. D. Groult, E. Bartlet, D. Charlton sont à cet égard des pionniers, et les fondateurs d’une tradition critique volontiers monographique, qui se perpétue aujourd’hui, entre autres, dans les travaux de Mark Darlow65.

16Par cette nouvelle ouverture à l’opéra-comique, la recherche sur le baroque s’assure plus que jamais un avenir radieux, à défaut d’être clair dans ses critères et sa définition. Peut-être les deux Rousseau n’avaient-ils finalement pas tout à fait tort lorsqu’ils évoquaient la confusion inhérente au baroque, catalyseur et distillateur d’accords et désaccords qui en disent finalement aussi long sur nous autres, Thraces et Iroques, et sur notre manière de lire, écouter et interpréter ce répertoire aujourd’hui que sur le répertoire lui-même…