Colloques en ligne

Tiphaine Samoyault

La fiction et le droit d’être vrai

Fiction and the Right to Truth

1Le droit d’être vrai : l’expression résonne avec une sorte d’évidence morphologique et philosophique. Pourtant, elle paraît sémantiquement trouble, ou troublante. Lorsqu’on l’introduit dans des moteurs de recherches, elle n’apparaît jamais directement et est immédiatement traduite ou transportée dans trois directions : le droit de mentir, le devoir d’être vrai et – cela vient plus rapidement en anglais qu’en français –, le droit à la vérité (right to the truth ou right to truth). Si cette dernière direction semble se rapprocher de l’expression qui nous occupe, elle s’en distingue néanmoins en mettant plus l’accent sur une responsabilité sociale que sur une responsabilité individuelle. Elle mérite cependant qu’on s’y attarde un instant car les études produites sur le sujet dans le domaine du droit international insistent sur la difficulté à en faire une norme juridique : « On peut affirmer que le droit à la vérité se situe quelque part entre une norme juridique et un dispositif narratif » (“it may be argued that the right to the truth stands somewhere on the threshold of a legal norm and a narrative device”, Naqvi 2006, p. 272) ou encore : « La vérité sur le droit à la vérité est encore un sujet sur lequel il faut s'accorder » (“The truth about the right to the truth is still a matter to be agreed upon”, Naqvi 2006, p. 273). C’est un concept relativement récent, rapidement devenu un nouveau droit humain (reconnu comme universel à la convention internationale de 2006), qui présente l’avantage de s’appliquer à de nombreuses situations et d’entraîner des réponses très variées mais avec le revers de peiner à faire consensus. Apparu en 1977 à l’occasion du mouvement des Mères de la place de Mai en réaction aux disparitions forcées (qui publient cette année-là une tribune intitulée « Pour un Noël en paix. Nous demandons uniquement la vérité »), il a ensuite profondément divisé ce mouvement au moment des exhumations en 1986, entre celles et ceux qui voulaient les identités et les corps des victimes pour pouvoir faire leur deuil et celles et ceux qui voulaient les noms des bourreaux pour mettre en branle le processus d’une justice rétributive. Depuis, le « right to truth », le droit à la vérité, est devenu un concept extrêmement répandu dans le droit international mais il continue à porter les ambivalences et les divisions qui ont marqué sa genèse. Soit il débouche sur des formes d’amnisties, comme dans le cas des Commissions Vérité et réconciliation en Afrique du Sud, mais aussi en dans plusieurs pays d’Amérique du Sud soit il est mis au service de l’enquête criminelle, de la lutte contre l’impunité et pour une justice qui sanctionne. Comme l’explique Patricia Naftali, l’une des principales spécialistes du sujet, l’ambivalence de la notion vient en grande partie de sa dépolitisation initiale : « les Mères de la Place de Mai insistent sur le caractère apolitique de leur lutte. La “vérité” offre ainsi un cadre neutre et objectif qui les pare contre toute accusation de subversion de la part du régime. En sollicitant ainsi un langage neutre qui les éloigne à la fois de la doctrine de la sécurité nationale et des débats sur la légitimité des coups d’État militaires, l’accent est mis sur la condition tragique des familles et leur souffrance. » (Naftali, 2015, pp. 139-165). Avec sa consécration juridique, le droit international norme des domaines qui ne relevaient pas (ou peu) jusque-là de sa compétence : « les disparitions forcées, les amnisties, la réconciliation nationale, la sécurité nationale, l’injonction mémorielle, etc. », au prix de certaines utopies : la fin de l’impunité, la fonction thérapeutique et mémorielle du droit, la technicisation de la vérité par la science médico-légale, la génétique, et toutes les professions de la justice transitionnelle et enfin l’utopie de la complémentarité de ces droits à la vérité ainsi que des régimes de vérités : qu'ils soient factuels, médico-légaux, historiques ou judiciaires.

2Que nous enseigne ce détour ? Plusieurs choses. D’abord que le droit international a fait de la vérité un droit alors qu’auparavant, la vérité était une condition de la justice en étant avant tout un devoir. Cette extension du devoir sur le droit est-elle réversible ? La question est importante pour l’exemple qui va nous occuper dans un instant. Car si la vérité était un devoir, le mensonge pouvait être un droit (discuté, certes, dans la célèbre controverse entre Kant et Benjamin Constant – mais je rappelle la formule de Constant, contestée par Kant : « dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité ». Se pourrait-il alors que le mensonge puisse être inversement parfois être considéré comme un devoir ? Ensuite, c’est la deuxième leçon du détour par le « droit à la vérité », que l’association des deux termes peut être une manière d’éloigner le politique en mettant l’accent sur des enjeux mémoriels, thérapeutiques ou compassionnels ; enfin que les régimes de vérité ne sont pas homogènes, ni toujours complémentaires : il faut ainsi se demander si nous faisons confiance ou accordons crédit à la vérité factuelle, à la vérité historique, à la vérité judiciaire ou encore à la vérité narrative.

3Lorsqu’en 2011, Shumona Sinha rencontre le succès avec Assommons les pauvres !, son troisième roman, elle surprend ses lectrices et lecteurs par sa vision sans empathie des récits des demandeurs d’asile bangladais lorsqu’elle était traductrice à l’OFPRA. En 2022, dans L’autre nom du bonheur était français, elle revient sur leur détresse et leurs mensonges, leur misère et leur dépendance. « J’ai pensé que, s’ils ne pouvaient être vrais dans la vie réelle, la fiction leur en donnerait le droit » (Sinha 2022, p. 79). Cette formulation du « droit d’être vrai » est frappante et d’elle dépend beaucoup la confiance que nous pouvons accorder au récit de soi. Comme le droit à la vérité, elle fait de la vérité un droit qui est parfois dénié. Mais qui le dénie ? Le producteur du récit ou son destinataire ? Comment se construit le pacte autobiographique mensonger ? Le chapitre du texte autobiographique de Shumona Sinha où se trouve cette formule commence ainsi : « Puis un jour, je me suis trouvée exactement à l’opposé de mon idéal de langue. Là où les gens parlaient non seulement pour ne pas dire la vérité, mais aussi pour ne plus être vrais, pour cesser d’être. Là où ils désapprenaient leur vérité et en réinventait une nouvelle » (Sinha 2022, p. 78). On comprend vite que la question n’est pas celle de la vérité relative, – vérité en-deçà des Pyrénées, mensonge au-delà – mais bien d’un système qui impose le mensonge comme condition d’entrée. L’office dit aux demandeurs d’asile : dis-moi la vérité, mais il l’oblige à mentir. Assommons les pauvres ! déroule la machinerie complète permettant de mettre au jour un « droit d’être vrai », qui émerge de sa privation. C’est une crise complète de la confiance qui impose la vérité non comme devoir mais comme droit. Cette systémicité du mensonge est bien connue et a été étudiée par les sciences sociales, mais l’intérêt de l’examiner ici est que la fabrique du récit de soi est représentée dans une fiction. Car, contrairement au livre de 2022, celui de 2011 se présente comme un roman, et son énonciation n’est pas tenue par un pacte autobiographique. De plus, le point de vue non empathique, comme je l’ai dit, est en décalage par rapport aux récits des intellectuels militants que nous sommes la plupart du temps lorsque nous parlons de ces sujets et où l’indignation – légitime – dédouane souvent de la responsabilité des énoncés. Donc quel crédit lui accordons-nous en tant que fiction explicite ?

4Chacun.e des acteur.ices de cette histoire joue un rôle dans cette crise du crédit accordé aux énoncés et est pris dans la triple dualité « fiable/ non fiable », « crédible / pas crédible », « vrai / faux ». La narratrice intradiégétique est traductrice à l’Office (c’est ainsi qu’est appelé l’OFPRA1 dans ce texte), ce qui implique une position de neutralité, enseignée dans les formations, recommandée dans la profession, mais contestée dans les faits par toutes les parties. Ils sont des agents essentiels du droit à la vérité et leur rôle a été beaucoup étudié sur les tribunaux de justice transitionnelle, à la cour internationale de justice, à l’OFPRA et à la Cour national du droit d’asile (CADA). Mais cela leur donne-t-il le droit d’être vrai ? Il existe d’innombrables travaux sur ce sujet2 qui indiquent l’ambivalence intrinsèque d’une posture considérée a priori comme favorable aux migrants de la part des officiers ou des juges, puisqu’ils partagent une langue et parfois une culture et une nationalité ; et à l’inverse comme défendant l’institution de la part des demandeurs d’asiles, qui sortent très souvent des entretiens en s’estimant mal interprétés. Le cas des traducteurs bénévoles dans les associations d’asile est un peu différent, car leur engagement va souvent de pair avec un certain militantisme. Mais là encore, des études montrent que ce n’est pas toujours le cas : certains interprètes s’engagent alors qu’ils sont eux-mêmes en situation de demande d’asile et le font pour consolider leur dossier dans cette quête. Ils peuvent alors faire preuve d’un certain légitimisme, excipant d’une compétence à distinguer les récits vrais des récits mensongers. Ce travail des associations d’accueil ou d’aide au migrants est également représentés dans Assommons les pauvres !, et c’est l’ambivalence qui est là encore soulignée. Le deuxième acteur, le plus important, est le requérant. Il est pris, on le sait dans le double bind de l’injonction biographique et la nécessité du formatage. L’obligation administrative de fournir un récit de soi que seul le sujet peut faire et de le faire dans la langue et selon les codes narratifs de l’administration implique que « [l]e récit porte ainsi l’empreinte de la procédure qui le requiert » (Chambon 2018). Et qu’il passe par toute une série d’intermédiaires qui contribue à détacher le « récit » de « soi ». Si c’était une simple procédure formelle, cela n’aurait pas d’importance, mais le problème est que le récit est évalué. Alors qu’il est faussé dès sa genèse, avant même d’avoir pu être formulé, il est évalué selon les critères du vrai et de faux, du crédible et du non crédible. Comme l’écrit Nicolas Chambon dans son enquête sur « les migrants et leurs récits » : « Dans le cadre de la demande d’asile, et que ce soit par les agents de l’OFPRA ou par les juges de la CNDA, le récit est donc évalué. Ce sont la véracité et la sincérité des propos qui sont interrogées. Schématiquement, soit il est jugé crédible, et donc la personne obtient le statut de réfugié, soit il ne l’est pas, et la personne doit quitter le territoire. Derrière cette évaluation, c’est aussi la migration, l’histoire de vie qui sont examinées. Quels moments, quels évènements valent statut ? On est sur le registre de la justification, de la preuve. Il faut prouver ce qu’on avance, pouvoir l’objectiver ; alors même que les éléments de preuves font cruellement défaut dans beaucoup de cas. Soit on est jugé victime d’un régime, soit coupable de mensonges et de détournement de procédures » (Chambon 2018). On voit bien le déséquilibre : le récit est évalué pour lui-même : crédible ou non crédible, fiable ou non fiable. Mais c’est le sujet qui est vrai ou menteur. Le récit n’a pas besoin d’être vrai, il faut qu’il soit crédible. En revanche, s’il n’est pas crédible, le sujet est menteur. Le poétique est directement reversé sur les catégories éthiques. Le roman met cela parfaitement en scène :

« Ce jour-là, Lucia [l’officière] a fini par lui dire que ce n’était franchement pas la peine de continuer l’entretien car elle ne pouvait pas croire à ce qu’il disait Elle lui a proposé de réfléchir, de faire une pause. Et a ajouté qu’il pouvait changer son récit, que ce n’était pas grave du tout. Mais seulement il fallait qu’elle puisse le croire » (Sinha 2011, p. 73). C’est alors que le requérant, épuisé, pose la question suivante : « Je peux vous dire la vérité ? » Il explique alors qu’il a écrasé un homme sur le chemin du retour vers son village – il était camionneur – et qu’il a dû s’enfuir. Puis, il s’arrête et dit : « Alors ? Je vous ai dit la vérité.

Lucia lui a expliqué la suite. C’était la routine. Je le savais. L’homme ne le savait pas. On amenait ces gens-là à dire la vérité pour en fin de compte ne rien en faire. C’était un cul-de-sac. » (Sinha 2011, 73)

5Un récit plausible, crédible est donc plus acceptable qu’un récit vrai.

6Qu’en est-il maintenant du récit lui-même, celui qui nous raconte cela ? Quel crédit accordons-nous à une fiction qui met en scène le récit de soi comme fabrique plausible mais non vraie ? Qui n’offre comme condition aux demandeurs d’asile que le droit de mentir et le devoir d’être vrai ? La narration extradiégétique épouse le point de vue de la narration interne. Les deux narratrices semblent pouvoir se rapporter l’une à l’autre, ce que confirment des données contextuelles externes : Shumona Sinha a bien été traductrice à l’OFPRA et a vécu des situations qui peuvent avoir nourri son roman. Mais si l’on met un instant cette donnée entre parenthèses, que lisons-nous ? Une déconstruction glaçante de l’impouvoir des récits à justifier des pauvres vies, un théâtre pathétique et comique où tout le monde se révèle incrédule. Même lorsque des bénévoles dans des espaces d’accueil conseillent pour une fois de ne pas mentir devant l’autorité, les demandeurs « riaient, gauches et incrédules. Ils croyaient pouvoir passer à travers les mailles du filet grâce à leur talent de comédien. » Cette déconstruction donne lieu à des scènes à la fois comiques et pathétiques révélant le problème du droit de mentir comme seul droit. J’en restitue une pour faire entendre l’impasse narrative systémique : Un requérant se dit chrétien et, pour cette raison, persécuté. L’officier le conduit – à sa façon inquisitoriale, faite pour déchiqueter les récits –, à parler des fêtes religieuses :

«  Je vais à la messe. J’écoute le père. J’écoute tout ce qu’il dit. C’est la fête pour moi.
Vous allez à la messe ?
À la charge
J’écarquille les yeux. J’avais certainement l’air d’un poisson ahuri en le regardant de côté.
À la charge ? Hein ? Ah… oh bien sûr ! Church ! C’est ce que vous voulez dire ? Church. D’accord ! À l’église vous alliez assister à la messe. Mais il n’y a pas d’autres fêtes plus importantes pour les chrétiens ? En hiver par exemple…
J’étais toujours très occupé… les terroristes me menaçaient… les terroristes laissaient pas vivre les gens des minorités… je sauvais ma vie… je ne faisais pas la fête.
OK. Mais dites-m’en un peu plus sur votre religion… Par exemple qui est venu voir Jésus à sa naissance ?
Comprends pas !
Il y a eu des personnes, trois personnes qui ont rendu visite à Jésus lorsqu’il est né. Qui sont ces personnes ?
J’avais beaucoup de problèmes, j’étais très occupé, les terroristes me menaçaient… J’ai pas vu qui est venu voir Jésus…
L’homme était visiblement irrité. »

7Plus loin, ce commentaire de la narratrice-traductrice : « Le mensonge entrait dans les phrases comme l’eau dans l’arrière-pays. » Elle le traduit aussi d’un langage corporel, le débusque dans de menus artifices destinés à se faire pleurer3. Personne ne sort indemne de cette machine à fabriquer des mensonges, pas même celle qui en témoigne. Dès lors, comment considérer que le récit que nous lisons est crédible puisqu’on a vu que le vrai peut avoir une valeur nulle ? Le dialogue est ici une représentation de dialogue et rien ne nous prouve qu’il a été tenu. Il pourrait d’ailleurs être pris comme une forme de stigmatisation ou de dénigrement. Ce qui fait sans doute que nous ne le prenons pas pour tel est que nous faisons finalement de ce texte une lecture autobiographique. Parce que nous savons que Shumona Sinha est indienne et qu’elle s’est exilée en France – même si son exil à elle était choisi – nous accordons une certaine autorité à sa parole, ou plutôt une forme d’autorisation, qui dans d’autres cas pourrait passer pour de la condescendance. Nous l’autorisons à « parler pour » non parce qu’elle écrit de la fiction, mais parce qu’elle partage une certaine condition avec les demandeurs d’asile dont elle parle. C’est sur cette ambiguïté qui est la nôtre que je voudrais m’arrêter pour finir.

8Dans son texte plus autobiographique, L’Autre nom du bonheur était français, Shumona Sinha revient sur la réception d’Assommons les pauvres !, qui lui a valu une importante couverture critique, plusieurs prix et un lectorat nombreux (mais, tout passe, car aujourd’hui le livre est épuisé aussi bien en grand format qu’en poche), et reconnaît que ce succès est dû à ce qu’elle considère comme un malentendu, à savoir une lecture autobiographique de son roman. Il se trouve que juste avant la sortie du livre, elle a été licenciée de l’OFPRA, qui lui a reproché de ne pas lui avoir demandé l’autorisation de le publier, de ne pas lui avoir soumis le manuscrit pour qu’il ait la possibilité de prescrire les limites à ne pas dépasser, d’avoir manqué à son devoir de réserve. Elle hésite à le dire à son éditeur et à sa première intervieweuse, Catherine Simon au Monde. Elle prend finalement la décision de l’annoncer et, écrit-elle, « À partir de ce moment-là, tout a changé » (Sinha 2022, p. 83). Plus loin : « Je me suis aperçue pour la première fois que certaines personnes, paradoxalement, voyaient moins en moi l’écrivaine que l’immigrée. Une étrangère qui avait écrit un bouquin sur les étrangers » (Sinha 2022, p. 84). Depuis, elle est cataloguée comme spécialiste de l’identité, de la migration et de l’exil alors qu’elle ne se sent pas plus solidaire des migrants originaires de sa région que de tous les autres êtres violentés par l’économie et par l’histoire. Elle-même n’a pas connu le destin tragique des exilés ou des personnes migrantes. Celle qui dit ne ressentir aucune solidarité ethnique, aucune « ethno-rigidité » n’est pourtant jamais lue autrement que par le prisme de son identité d’Indienne écrivant en français. Sa langue d’écriture a évolué, son œuvre s’est déployée dans des directions multiples, mais on la reconduit toujours à sa biographie, on la ramène à son point de départ.

9L’assignation identitaire joue ici contre l’identité narrative. Elle peut même rendre caduque la distinction entre vérité et mensonge. Peu importe que son récit soit vrai puisque son identité est conforme. Le parler pour ou à la place de n’est plus le territoire de la fiction mais celui de la communauté. Voilà ce que sous-entend l’autrice. Pourtant, elle continue à penser la fiction comme un espace du possible pour l’identité narrative. Je rappelle la formule : « s’ils ne pouvaient être vrais dans la vie réelle, la fiction leur en donnerait le droit » (Sinha 2022, p. 79)

10Le droit d’être vrai : où peut-on aujourd’hui, sinon en faire une norme, du moins une revendication légitime ? Le problème de l’assignation vient de l’interprétation que nous en donnons. Si nous en faisons un critère garantissant la véracité de la littérature, pouvons-nous en même temps en faire un critère de fausseté pour les récits de personnes migrantes. Dans les deux cas, ce sont des récits de soi portés par des sujets auxquels on confère une identité et auxquels, éventuellement (mais pas toujours), on accorde la possibilité, par eux, de construire leur identité narrative. C’est ce qu’Alexis Nouss appelle le défi éthique du « mensonge du migrant » : « Le migrant ment. Le migrant ment dans le récit qu’il se fait à lui-même afin de supporter l’insupportable et ment aux autorités afin de répondre aux critères d’octroi du statut de réfugié. Mais ce n’est pas mentir. C’est répondre à une instance de légitimation qui se situe entre vérité et mensonge, entre deux registres véridictionnels, zone grise qu’une expérience historique telle que la Shoah nous a appris à reconnaître, qu’une disposition d’écoute telle que la psychanalyse nous a appris à respecter et qu’une théorie littéraire telle que l’autofiction nous a appris à interpréter » (Nouss 2020). Nous aurions, nous, spécialistes des études littéraires, la possibilité de comprendre et d’analyser l’opacité, la non-transparence, l’expression d’un secret – et, partant, de les protéger. Il est vrai que nous savons prendre en compte l’intraduisibilité de l’expérience – que Nouss a raison d’appeler a-traduisibilité – et que la littérature commence là où il y a eu de l’indicible. Pourtant, je ne situerais peut-être pas au même endroit le défi éthique. Il me semble – et je n’aurais peut-être pas dit cela il y a quelques années – que la fragilité contemporaine des régimes de vérité, aussi bien factuelle qu’historique ou judiciaire (qui justifie que se généralise le droit à la vérité et que naisse l’idée de droit d’être vrai) donne une nouvelle responsabilité à la littérature et à la fiction pour le repartage des voix et la solidarité expressive. Il faut pour cela inventer des dispositifs inédits de délégation de la parole et dans les langues, car il est évident que l’écrivain ne peut plus parler pour tous. Une œuvre résolument fictionnelle comme celle de Volodine, par exemple, donne des exemples de ces dispositifs possibles (les hétéronymes, les traductrices et les traducteurs, la déhiérarchisation des voix et des langues, la mise en cause de l’autorité dans le rôle de porte-parole). Pourtant, et je terminerai par cette anecdote, cette capacité de la fiction est mise en question aujourd’hui. Alors que j’avais écrit dans le Monde en novembre 2022, que Débrouille-toi avec ton violeur, le dernier livre de Volodine (2022), était le texte « le plus radicalement féministe lu depuis longtemps », j’ai été prise à parti et sommée de me justifier à plusieurs reprises, et une fois dans ces termes : « pourrais-tu expliquer ce que tu reproches aux féminismes contemporains puisque tu considères qu'il revient à Volodine de faire le travail. » Or il ne me venait pas du tout à l’idée de reprocher quoi que ce soit aux féminismes contemporains. J’avais l’impression de dire simplement ce dont, parfois, la fiction est capable.