Le récit de soi et ses contraintes
1Il n’y a pas un jour où nous ne soyons socialement conduits à nous dire, pas une circonstance où nous ne soyons appelés à dire « je » et à raconter qui est ce « je ». Nous sommes astreints à produire des rédactions inspirées de nos vies dans les petites classes, des récits autobiographiques pour intégrer une grande école, à nous présenter dans une soirée mondaine, à plaire sur les réseaux sociaux ou à être reconnu de l’âme sœur sur un site de rencontre, mais aussi à nous « trouver » nous-mêmes sur le divan du psychanalyste et à pouvoir transmettre notre histoire familiale à nos enfants. Dans nos sociétés démocratiques complexes qui valorisent la diversité des expériences de vie, le développement personnel est autant dans les signes de réussite que dans la capacité à produire une « égo-histoire », à donner un sens à sa vie en produisant un ordre, à produire sinon un style de vie complet, intégrant une apparence vestimentaire autant qu’une morale, au moins une forme de vie mémorable dont l’originalité fait la valeur.
2Essayistes et philosophes ont parfois dénoncé l’impératif contemporain de développement personnel à l’origine de ces récits : il ne ferait aucune place aux complexités des formes de vie, à la nécessité de réinvention et parfois de trahison de soi, et ne dirait rien des répétitions, des rétrogradations, sans parler des souffrances existentielles. L’idée de la découverte progressive et heureuse d’une vie à partir d’une identité spécifique qui ne serait qu’à exhumer serait une illusion. L’idée de devenir soi-même n’est-elle pas une absurdité, voire un danger parce qu’elle supposerait un substrat, une âme, mystérieusement déposée à notre naissance et à reconstituer ? Les manuels qui nous enseignent à nous retrouver et à nous construire comme différents et autonomes ne sont-ils pas des dérivés d’un impératif libéral de gestion des individus par eux-mêmes qui déresponsabiliserait la société de ses tâches d’éducation et d’accompagnement ? L’heure est venue de réfléchir, de réagir, à cette assignation narrative, à ses rapports avec la tradition philosophique de connaissance de soi et avec la tradition littéraire de l’autobiographie, et aux pratiques qui la contestent.
3La tâche de devoir nous raconter en permanence est d’autant plus pénible qu’elle impose un effort d’introspection et une exigence de stabilité difficile à atteindre. Nous jonglons avec tout un portefeuille de souvenirs et de traits identitaires que nous recomposons en permanence pour présenter des versions de nous-mêmes adéquates aux circonstances, non parfois sans arranger la réalité, à la manière dont nous arrangeons notre curriculum vitae — la vérification des CV est d’ailleurs devenue récemment une activité économique en elle-même. C’est au point que l’on peut se demander si une vie, dans la perception que nous en avons nous-mêmes et que nous en transmettons aux autres, est vraiment une rationalisation solide. N’est-elle pas plutôt une fiction, c’est-à-dire un récit que l’on doit considérer sans y croire tout à fait ? Si la continuité de notre vie est tangible, l’idée que nous nous en faisons n’est-elle pas qu’un fantasme autoentretenu comme le pense Nietzsche, pour qui le sentiment d’être nous-mêmes est une fiction de la grammaire jouant le rôle de mensonge stabilisateur ? Le récit de nous-mêmes n’est-il pas d’ailleurs nourri de fictions empruntées aux films et aux romans ? De fait, le récit de soi, sur soi, tel que nous le proférons échappe largement à la distinction entre récit vérifiable et fiction : seul ce que Philippe Lejeune a appelé un « pacte autobiographique », une convention facile à être franchie en garantit la sincérité, et cette sincérité peut être sujette à caution. « Toute vie s’invente dans une ligne de fiction » disait Lacan dans une formule célèbre, qui nous rappelle à quel point ce que nous croyons savoir de nous-mêmes peut être le fait d’un aveuglement par l’inconscient — malgré tous nos efforts pour être sincères, et même en échappant au délire mythographique, toute autobiographie comporte une part d’indécision car il y a bien des choses invérifiables dans ce que nous racontons de nous-mêmes. Nous devons engendrer des récits adéquats à l’interface entre ce que l’on a traditionnellement appelé notre « identité sociale » et notre sentiment, en introduisant, comme l’a suggéré la sociologue Nathalie Heinich1, dans le jeu entre désignation externe et autoperception intérieure un troisième terme, la présentation de soi. Mais comme l’avait senti il y a déjà longtemps le sociologue américain Erving Goffman, les sociétés modernes nous conduisent à devoir gérer les récits de présentation que nous produisons de nous-mêmes : « l’individu s’il veut garder le contrôle de son identité́ personnelle doit savoir à qui il doit beaucoup d’informations […] une “mémoire” lui est nécessaire, c’est-à-dire, dans ce cas, une comptabilité mentale précise et à jour des faits : passés et présents dont il pourrait devoir la narration à autrui » (Goffman 1975, p. 82).
4La fatigue d’être soi, en contexte de narrativité généralisée, de culte du récit, c’est à la fois la fatigue à produire des récits et la fatigue à épouser ceux-ci après les avoir produits, la difficulté à nous glisser dans les habits narratifs que nous avons dus, parfois à la hâte, tisser, lorsque la tentation de la narration est permanente, au risque parfois de l’euphémisation ou de la déformation, voire pire. Certains psychologues avancent que nous produisons depuis l’âge de cinq ans plusieurs dizaines de mensonges par jour pour nous adapter aux exigences de la sociabilité — combien de fois devons-nous répondre de manière artificielle à la question « Comment vas-tu ? ». D’où peut-être notre fascination pour les légendes dans les fictions d’espionnage, ces récits plus vrais que nature d’identités fictives que les espions doivent épouser et dont ils ne doivent pas diverger. D’où sans doute l’immense succès du roman L’Adversaire d’Emmanuel Carrère qui relate l’histoire d’un homme qui s’est trouvé obligé de faire croire à ce qu’il avait par mégarde imaginé de lui-même, à sa légende, jusqu’à préférer tuer les témoins de son récit qu’à renoncer au récit lui-même : l’assignation perpétuelle à mettre en mots l’accomplissement d’un projet existentiel, la coïncidence avec nous-mêmes, le perfectionnement de l’être peut conduire aux petits et aux grands mensonges, allant de la légende familiale sympathique à la réécriture complaisante du passé.
5Quand bien même nous serions transparents à nous-mêmes et sûrs de nos identités, capables d’en gérer les formulations, nous sommes immédiatement différents de l’instant où nous pensions nous être saisis. Pouvons-nous nous reconnaître dans le CV que nous avons rédigé ou simplement dans l’autoportrait que nous avons fourni la veille à un dîner ? Pouvons-nous nous identifier facilement à ce que nous avons dit de nous-mêmes pour être recrutés dans une université, en mettant ensemble avec un semblant de cohérence des activités pas toujours cohérentes entre elles ? Si nous pouvons stabiliser les récits que nous produisons en société, c’est que nous possédons le sentiment intérieur d’être, si ce n’est identique à nous-mêmes, du moins capable de mettre en relation nos états dans une biographie virtuelle, supposent certains philosophes. Paul Ricoeur faisait l’hypothèse que toute expérience prenait nécessairement la forme d’un récit2, mais est-il sûr qu’une vie soit toujours racontable selon un modèle biographique linéaire et qu’elle soit réductible à l’enchaînement logique d’une histoire ? Le récit autobiographique est-il pour autant un passage obligé pour assurer la continuité du moi, comme le suggérait Paul Ricœur, ou nous conduit-il au contraire à nous sentir toujours différents de ce que nous venons de fixer et de synthétiser avec peine ? Dans une controverse philosophique célèbre, dite querelle du « narrativisme », le philosophe anglais Galen Strawson a contesté l’idée de Paul Ricoeur selon laquelle nos identités seraient réductibles à des récits en avançant que nous pouvions vivre nos vies comme des événements se déroulant sans que nous ayons à les organiser mentalement. Contre la notion très vulgarisée « d’identité narrative » de Ricoeur, notre expérience du temps serait variée et irréductible à un récit unique, nous n’aurions pas besoin de produire une cohérence et de nous faire le plan intérieur du déroulement de nos propres existences pour vivre bien, moralement, et nous projeter dans le futur. Cette notion d’identité narrative a été aussi débattue outre-Atlantique : dans Le Récit de soi, Judith Butler a fortement critiqué la tradition philosophique nord-américaine qui, avec Charles Taylor, Stanley Cavell ou Bernard Williams, a valorisé un idéal « perfectionniste » en quête d’une expression juste de soi sur laquelle fonder l’action en rappelant l’obscurité du sujet à lui-même et sa dépendance par rapport aux cadres sociaux : « Aussi, lorsque je rends compte de moi par le discours, mon moi vivant n’est jamais pleinement exprimé ou porté par ce discours. Mes mots s’effacent à mesure que je les livre, interrompus par le temps d’un discours qui n’est pas identique à celui de ma propre vie. Cette “interruption” remet en cause le sens du compte rendu de ma vie qui ne serait fondé que sur moi seul, puisque les structures rendant ma vie possible appartiennent à une socialité qui me dépasse » (Butler 2007, p. 37).
6Maîtrise-t-on en effet vraiment la spécificité de sa propre vie ? Celle-ci sera toujours pour nous particulière, unique, tout en paraissant banale à autrui. Pour la psychanalyse, les schémas qui gouvernent nos vies appartiennent à notre inconscient et peut-être à des schémas archétypaux. Pour les historiens, notre vie n’est qu’un cas particulier illustrant l’Histoire. Pour les sociologues qui viennent interroger l’individualisme contemporain ou, à la suite de Pierre Bourdieu, sa reconstruction dans une « illusion biographique », notre existence est surdéterminée par des facteurs sociaux, culturels, économiques. Refuserait-on la sociologie pour préférer l’idée d’une nature humaine, que l’on serait obligé de considérer que l’on se trouve déterminé par un programme génétique dont on peut se demander dans quelle mesure il est vraiment nous-même. Enquêter sur sa propre vie, c’est donc tour à tour y trouver quelque chose d’original, mais aussi capter « le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective » comme l’écrit magnifiquement Annie Ernaux dans Les Années (Ernaux 2008, p. 56), c’est-à-dire à la fois les déterminations et les assignations sociales. Pour un philosophe comme Clément Rosset, qui se moque de ceux qui recherchent comme Jean-Jacques Rousseau une identité intérieure « fantomatique » (Rosset 1999), l’identité sociale et publique est même la seule identité réelle. Par-delà cette opposition, s’interroger sur soi, c’est assurément se demander comme le fait Claude Arnaud « Qui dit-je en nous » (Arnaud 2006) et demeurer souvent perplexe : tel ou tel trait de notre personnalité, de notre manière de parler, de notre sensibilité qui nous semble si original n’est-il pas déterminé sociologiquement ou emprunté par imitation à tel ou tel ? Ce qui est le plus original n’est-il pas souvent le plus facile à interpréter et donc le plus prévisible ? Ne sommes-nous pas hantés par les traces d’autrui en nous ?
7L’idée de correspondre à un schéma et à un modèle nous est difficile : dans une société sur laquelle pèse l’anonymat de la masse, nous voulons apparaître singuliers, différents, originaux, « non conformistes » disait Emerson (Emerson 2000). Nous voulons avoir le sentiment de posséder notre propre vie et sommes invités par la société à nous différencier dans nos talents autant qu’à nous conformer à des comportements standards. Même l’enquêteur sceptique du Roland Barthes par Roland Barthes, qui ne cessa de découvrir du collectif et des réalités « structurales » dans sa propre vie, ne renonça pas à se définir comme un assemblage particulier, une combinaison inédite de goûts et de choix communs. Comment se passer en effet de cette exigence d’enquête et d’appropriation de nous-mêmes comme différence essentielle, aussi illusoire soit-elle ? Comment nous soustraire à une quête d’un soi aussi ancienne que l’Occident et nous invitant à « nous prêter à autrui [mais] à ne nous donner qu’à nous-mêmes » selon le beau mot de Michel de Montaigne (Essais, III, V ) ? Il faudrait sans doute mieux arracher aux manuels de développement personnel l’idéal d’authenticité pour le rattacher, comme le fait Claude Romano dans Être soi-même, à une longue et noble histoire remontant à l’Antiquité et passant par Jean-Jacques Rousseau. Il est peut-être possible, comme le proposait Michel Foucault, de faire la différence entre les techniques aliénantes d’expression de soi dérivées des pratiques chrétiennes de confession et les « techniques de soi » issues de la tradition grecque de connaissance de soi-même qui seraient réellement émancipatrices. « Revendique tes droits sur toi-même », conseille Sénèque (Lettres à Lucilius, Lettre 1).
8Mais le moi contemporain n’est pas immuable et abstrait dans son for intérieur, il s’incarne dans des circonstances sociales concrètes, dont les récits qui encadrent l’expérience, il est indissociable d’un apprentissage culturel et de canaux de communication imposant leur propre logique : nous n’existons pas en dehors de ces quelques lettres alphabétiques qui épellent notre nom, et les postmodernes avanceront que le moi n’existe qu’exposé, que raconté. Nos autobiographies s’inscrivent dans des rituels, dans des scènes, dans les modes de communications, des scripts, et des espaces sociaux et numériques. Se découvrir, se trouver, se comprendre, se respecter, s’aimer : ces impératifs catégoriques contemporains qui jalonnent les discours de développement personnel s’incarnent dans des récits ou même de simples microrécits, ces formules carte de visite que nous érigeons pour nous présenter en de multiples occasions, puisque nous ne pouvons pas plus éviter les rituels sociaux ou numériques de présentation de soi, tours de table dans une réunion ou « bio » sur un profil social, que les formes plus longues qui nous sont demandées par ceux que nous rencontrons (« et vous, d’où vous venez d’où ») ou que nous côtoyons (« papa, où as-tu appris à parler anglais ? »).
9Autrement dit, l’idéal philosophique de connaissance de soi et d’approfondissement de l’être suppose que chacun possède un « génie » propre destiné à s’épanouir de manière organique, mais passe par la maîtrise d’un art du récit de soi : devenir soi-même c’est savoir projeter un récit et l’habiter. Notre vérité intérieure ne saurait être dite en dehors de formes narratives préconstruites. Si le récit de soi est désigné comme le réceptacle du sujet, le lieu où s’éprouve sa vérité chaque fois que celui-ci doit être jugé (dans un tribunal ou simplement dans une relation de séduction), il est totalement codifié par des cadres commerciaux ou sociaux qui nous échappent et nous aliènent potentiellement. Nous déposons une quête perpétuelle d’authenticité dans les innombrables portraits et récits que nous faisons de nous-mêmes. Nous sommes assignés à nous dire et définis par cette opération même, sans pour autant posséder les cadres de cette transmission de nos identités.
10L’humanité n’a assurément jamais disposé d’autant d’outils de narration et d’exposition de soi. Pas plus que les circonstances sociales où nous nous faisons connaître, ces outils sont loin d’être neutres : l’expressivité n’est plus un idéal abstrait, elle est entraînée, canalisée, enrégimentée dans d’innombrables cadres qui sont autant d’« affordances », ces « prises » suggérées par les dispositifs : imagine-t-on quelqu’un raconter sa petite enfance sur le réseau de rencontre Tinder ou relater la biographie de sa mère pendant vingt minutes lors d’une réunion en entreprise ? Les contextes et les habitudes culturelles sont déterminants. Nos histoires de vie sont continûment « encadrées », pour reprendre le concept d’Erving Goffman (Goffman 1991), se soumettent à des autocensures perpétuelles, sont pesées par des « likes » ou des évaluations. Nous devons nous présenter comme différents, mais dans des cadres attendus : à l’intérieur d’un cadre qui impose un impératif de conformisme, pèse sur nos autorécits un impératif d’originalité, nous imposant d’être imposants et mémorables, quitte à réinventer de vieux trucs rhétoriques et littéraires pour briller par la singularité de nos mots (ou de nos selfies), garants de l’originalité réelle de nos vies. Alors que l’idée même d’authenticité repose sur la possibilité d’une connaissance naturelle et intuitive de soi, le sujet découvre qu’elle ne peut se formuler et se faire reconnaître en dehors de techniques parfois professionnalisées de récit qui doivent se décliner différemment selon les médias. Notre tâche est souvent de comprendre comment nous pouvons habiter nos propres récits sans toujours en maîtriser les cadres, de nous glisser dans les fils narratifs tendus par autrui à travers par les « institutions du sens », le langage, les conventions partagées.
11Cette omniprésence du biographique s’insère dans un monde où le récit a été industrialisé. Le monde numérique global contemporain est hypermnésique (Robin 2003), jamais l’humanité n’a autant enregistré de traces d’elle-même, mais les formes d’autodocumentation contemporaines, voyages, fêtes, données sur nos prouesses variées ou selfies, sont silencieuses sans récits. Alors que toute forme d’oubli est devenue source d’une intense inquiétude et que la concurrence mondiale des mémoires rend impératives les raisons de se distinguer, conduisant certains à imiter l’incendiaire antique d’Érostrate et commettre des crimes pour qu’on se souvienne de leur nom, le génie à produire ce qu’on appelle désormais des « narratifs », des intrigues passionnantes, est devenu la qualité suprême — la maîtrise de la narration est devenue le thème central des plus beaux films de science-fiction contemporains, de Matrix à Inception.
12Dans un monde où presque personne ne croit plus à l’immortalité, seule l’inscription mémorable d’un nom et d’une histoire permet de répondre à l’angoisse de la mort.
13Kundera, Milan
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15Dans un ouvrage resté fameux, Christian Salmon a dénoncé le storytelling qui vient remplacer dans les univers politiques et économiques les analyses et les argumentations et se réduit à une marchandisation de la vérité dans une instrumentalisation du récit destinée à dominer les masses. Une telle analyse est assez réductrice, car la culture du récit ne se réduit pas à des logiques d’endoctrinement et à la manipulation des grands récits globaux qui circulent. Si le monde du XXIe siècle est plus narratif qu’il ne l’a jamais été, c’est peut-être du fait de sa complexité et des incertitudes qui pèsent sur lui, appelant la production perpétuelle de récits aussi bien par les nations que par les communautés pour organiser des trajectoires et des identités labiles dans un univers multiculturel qui confronte et compare en permanence les narrations. Ne bénéficiant plus de l’appui des religions, des syndicats, de structures intermédiaires collectives donnant des ancrages collectifs aux vies individuelles, devant prendre en charge des filiations compliquées et des parcours de vie accélérés, l’individu cherche de lui-même à produire des repères, des parcours signifiants qui occupent comme rôle à la fois de le définir en lui-même et de l’arracher à sa pure autonomie en l’inscrivant dans une famille, une culture, un contexte historique. Dans des sociétés complexes, l’individu est plus singularisé que dans les sociétés simples où il reste soumis à la tradition puisqu’il participe de croisements de cercles de socialités et d’action très variés, comme l’ont montré les sociologies du monde contemporain. À la vieille pratique du journal intime conservé pour soi seul s’ajoutent nombre de formes hybrides de récit public de l’intimité devenu « extimité » : alors que le sujet est invité en permanence à apparaître numériquement, des circulations nouvelles entre le récit pour soi et le récit pour autrui s’organisent. Ainsi, l’abondance des récits tient autant à l’abondance des supports narratifs et communicationnels, qui permet à chacun de pouvoir publier sa propre histoire, aussi ordinaire soit-elle, qu’à la volonté de fixer un instant des parcours toujours plus rapides et composites dans des modalités de publicité de soi que le numérique a profondément marqué.
16La narration biographique perpétuelle assure une certaine continuité aux identités dans une société fluide où la réinvention perpétuelle de soi pour s’adapter est une prescription commune, mais le prix à payer est lourd. Cette injonction sociétale au récit de soi ne cesse de nous peser, elle peut rendre nos vies invivables. Organiser nos vacances pour les photos que nous allons en produire est aussi pesant que vivre nos vies en fonction des récits que nous allons en donner aux autres.
17Cette invitation à réorganiser pour nous-mêmes ou pour autrui les inflexions étranges de nos existences fait peser sur le sujet de lourdes questions. Faut-il nous connaître nous-mêmes pour être heureux ? Cette connaissance passe-t-elle toujours par un récit ? Avons-nous droit à réécrire, voire à renier ce récit ? Devons-nous adresser ce récit à quelqu’un d’autre que nous-mêmes et adapter ce récit aux circonstances ? Que devons-nous transmettre ? Devons-nous nous appuyer, comme dans l’ancienne éducation humaniste, sur des exemples à imiter ? À quoi servent les récits littéraires contemporains, abondamment autobiographiques et biographiques : sont-ils des modèles ou au contraire nous aident-ils à nous défaire des modèles existants ? Existent-ils de bons et de mauvais récits de vie, des récits qui nous répareraient, d’autres qui nous feraient progresser et d’autres qui nous ramèneraient en arrière en se contentant de ressasser le passé ? Voilà quelques-unes des questions qui se posent lorsque nous ambitionnons de nous raconter à autrui.