La parole est peut-être une monnaie de singe, elle véhicule des demi-mensonges et des demi-vérités mais c’est parce qu’elle vole, installe de l’air entre les choses et nous, entre les gens et nous, nous transmettant le mouvement de la plume et du vent, qu’elle contrebalance et corrige la gravité.
(Olivia Rosenthal, Un singe à ma fenêtre)
1Inscrites dans le cadre de la réflexion globale engagée sous ma direction pour l’Institut Universitaire de France sur le « paradigme fiduciaire » en littérature contemporaine, ces deux journées d’étude, organisées les 8 et 9 février 2023 en collaboration avec Frédérique Leichter-Flack et associant le Centre d’Histoire de Sciences Po à l’équipe comparatiste (CERC) de la Sorbonne Nouvelle, constituent le premier volet d’un « colloque éclaté » intitulé Fiducia1 (dont Alison James et moi publierons bientôt un second volet) : il vise à faire dialoguer différentes approches disciplinaires – littéraire, sociologique, juridique et historique – autour d’un questionnement commun consacré aux enjeux de la construction de la crédibilité dans les récits de soi.
2L’argumentaire des journées d’étude a fixé le cadre – ou du moins le point de départ de notre réflexion, laquelle voulait à la fois interroger la question du crédit moral du récit de soi et la dimension politique des visées fiduciaires dont il est porteur – et ce, à partir d’un corpus principalement littéraire, mais aussi au croisement des corpus testimoniaux dont les disciplines des sciences sociales, du droit, de l’anthropologie s’occupent prioritairement.
3Je rappelle en ce sens la formulation initiale de cet argumentaire.
4Des récits migratoires en vue de se qualifier au statut de réfugié, aux demandes de secours ou de protection adressées aux autorités publiques, en passant par les témoignages requis en justice, la production sociale de récits de soi articule étroitement visée véridictionnelle et visée fiduciaire : il ne s’agit pas seulement de dire le vrai ou d’être sincère pour être cru : en l’absence de preuves irréfutables, il faut être reconnu comme fiable et savoir gagner à soi la confiance de ses auditeurs et juges ; et pour ce faire, les compétences narratives jouent un rôle décisif, comme en attestent les audiences à la Cour nationale du droit d’asile, où les demandeurs d’asile qui ont vu une première fois leur demande rejetée viennent se raconter à nouveau, avec la médiation d’un traducteur, devant un juge et deux assesseurs chargés d’examiner leur recours. La sélection des éléments du récit de vie, la mise en forme de l’expérience, le choix des mots et des intonations, le recours éventuel à des lieux communs du récit de persécution, la contribution cruciale du traducteur pour relayer une émotion, une hésitation, une métaphore : autant d’éléments qui visent à se qualifier comme légitimes mais qui sont aussi scrutés du côté des juges ou des travailleurs sociaux.
5D’autres corpus encore présentent des récits de soi assumés dans le but exprès d’obtenir un statut, une reconnaissance, un secours, une réintégration dans un cercle dont on a été exclu. Que faut-il alors confier de soi pour inspirer confiance et convaincre de sa bonne foi ? Comment le récit de soi est-il modifié par la conscience que sera exercé sur lui un soupçon ? Comment manipuler les topoï du récit de traumatisme, de détresse ou de persécution ? Les compétences narratives valorisées se retournent-elles parfois contre les émetteurs de récits ?
6Le problème du crédit moral du récit de soi est particulièrement aigu quand il s’agit de témoigner d’expériences-limites et de modalités de survie traumatiques, vécues en situation extrême, dont on peut redouter qu’elles ne suscitent chez des destinataires étrangers au contexte de contrainte que l’on a connu des réactions de jugement moral inappropriées. Comment considérer, alors, la délimitation éthique et narrative de l’espace du « dicible » ? On sait que les écrivains-témoins des violences de masse du XXe siècle ont dû surmonter ces obstacles pour s’imposer aux historiens comme une source sinon fiable, du moins pertinente à prendre en compte. La question de savoir comment convaincre que l’impensable a bien eu lieu et que le récit qu’on en offre est fiable, comme celle de décider quoi partager de la complexité des modalités de survie dans la « zone grise » au risque de déclencher doutes et jugements moraux sévères chez les lecteurs à distance du contexte d’extrême contrainte, a été une préoccupation constante profondément inscrite au cœur de leur démarche, repérable dans leurs choix d’écriture, y compris et surtout quand les moyens littéraires mobilisés empruntaient aussi aux ressources de la fiction.
7Or ce questionnement se prolonge dans le cadre de la littérature contemporaine, pour prendre en charge les expériences de souffrance, non seulement dans les domaines de l’autoanalyse et de l’autofiction, mais plus largement dans les récits délégués, montages de paroles, conscription fictionnelle des témoignages, récits d’enquêtes. Comment use-t-on (voire abuse-t-on) de son crédit moral pour porter la parole d’autrui ? Quels efforts fait-on pour traduire d’une langue dans une autre, d’un registre dans un autre, et s’approprier une parole de détresse ou un dommage subi ? De l’écrivain délégataire d’expérience aux témoins et interlocuteurs dont il porte la voix, comment circule la confiance ? Est-elle parfois trahie ?
8La crédibilité de ces récits de vie pose donc toutes sortes de problèmes juridiques, politiques, éthiques, qui justifient un questionnement interdisciplinaire. Nous avons, lors de ces journées, essayé de mener ce questionnement en plusieurs séquences qui ont parcouru la gamme du vocabulaire fiduciaire, en en éprouvant la pertinence au regard de corpus très variés : d’un roman de Shumona Sinha avec Tiphaine Samoyault jusqu’à la pratique de « l’autothéâtre » avec Sylvaine Guyot, en passant par la voix du fleuve (Judith Sarfati-Lanter) et des « fems féroces » (Laurence Perron) pour les séquences « Confiance, vérité et assignation narrative » et « Crédit, identité et vocalité » ; et de façon plus interdisciplinaire, en parcourant l’arc qui joint les plaidoiries à la Cour nationale du droit d’asile (avec Jean-Michel Chaumont et Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky) aux témoignages déposés au centre d’archives (CDJC) du Mémorial de la Shoah (avec Olivia Lewi), et en soulevant au passage les questions de « l’injustice épistémique », de la garantie de crédibilité, des topoï testimoniaux, de la possibilité de la vérité même.
9« Se raconter pour convaincre », « obtenir d’être cru », « gagner confiance », « faire crédit » : nous avions opté, en titres, pour le versant optimiste du paradigme, mais personne n’a été dupe du revers bien plus noir qu’il dissimule – méfiance, défiance, incrédulité, discrédit.
10Or comme disait Deleuze : « Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ».
11Et donc, pour croire au monde, nous avons eu le plaisir d’entendre, outre ces seize communications scientifiques, deux autrices (et universitaires) – Olivia Rosenthal et Gwenaëlle Aubry – qui ont abordé notre question à leur manière singulière, en deux temps de lecture (et discussion) : à partir d’Un singe à ma fenêtre d’Olivia Rosenthal – qui avait prévu pour l’occasion de « sortir du cadre » (au fil des récits de soi des témoins de l’attentat au gaz sarin de Tokyo, et au-delà d’eux à d’autres récits possibles de soi-même) ; et à partir de La folie Elisa de Gwenaëlle Aubry, qui avait commenté quant à elle ce que veut dire « donner asile » – ou « construire l’hacienda » (à partir du roman choral des quatre artistes réfugiées dont elle constitue ou reconstitue l’histoire).
12De cet ensemble, il demeure pour publication une sélection restreinte d’articles, ainsi que la trace écrite laissée par la performance de Gwenaëlle Aubry.
13Les résumés des articles permettront de mesurer la trajectoire constituée par ce regroupement de textes, depuis ce que Charlotte Lacoste identifie comme un « contrat testimonial » – comparable à la logique du don/contre-don de l’anthropologie maussienne mais souffrant un discrédit (injuste) dans le champ littéraire dominant –, jusqu’aux dispositifs d’adhésion décrits par Sylvaine Guyot dans les pratiques dites « autothéâtrales » – où « la performance du récit de soi par soi investit moins la parole proférée en scène d’une valeur de vérité que d’une valeur fiduciaire ». Quand Alexandre Gefen pose la question d’une impérieuse nécessité à se raconter dans les cadres, les scripts et les rituels conventionnels du quotidien, Tiphaine Samoyault examine quant à elle la difficulté du recours au « droit d’être vrai » pour celles et ceux dont l’identité narrative est systématiquement rabattue sur l’assignation identitaire. De même que l’imaginaire odysséen dispose des altérités subalternes extracontinentales « en rabattant sur le muthos une dimension d’arkhè » et en les forçant à se conformer aux topoï du récit d’hospitalité (Khalil Khalsi), les violences épistémiques invalident, décrédibilisent, défient (au sens de défiance) les récits possibles des voix minorisées – lesquelles en retour peuvent néanmoins tenter de se réapproprier le stigmate de la méfiance (comme l’avance Laurence Perron au sujet des femmes trans). Ainsi les récits de faussaires même peuvent-ils exemplifier la ductilité d’une contractualité fiduciaire dont la portée herméneutique aide à « désaffilier les identités figées », comme l’avance Loïse Lelevé. C’est aussi en se fondant sur la question de l’identité que Frédérique Leichter-Flack plaide pour une voie narratologique romanesque plus fine que celle dont prétend user Miranda Fricker pour dénoncer l’injustice épistémique. On mesurera finalement bien l’importance de la crédibilité des récits dans le cas singulier de « l’animisme juridique » – par lequel le droit prête attention et crédit aux « voix de la nature », comme ici au fleuve : contestant la tentation de l’irénisme qui accompagne aujourd’hui en littérature ce sujet, Judith Sarfati-Lanter montre combien il importe désormais d’inclure, dans l’examen du crédit accordé à nos « récits de vie », ceux qui relèvent, au risque de grandes difficultés philosophiques et anthropologiques autant que juridiques, d’une ontologie non-dualiste.
14Ainsi la mobilisation, dans chaque article, des notions du crédit (ou de la crédibilité), de la confiance et de la fiabilité des récits de soi permet-elle de poser autrement qu’en termes de véridiction les questionnements sur les valeurs éthiques et épistémiques de ces récits. Et l’exemplarité sur ce plan des dix cas étudiés doit permettre, au terme de ce premier volet de Fiducia, une meilleure appréhension des remarquables potentialités de recherche offertes aux temps contemporains par le paradigme fiduciaire.
15Car si « c’est émouvant, la sincérité », la littérature nous enseigne à nous en méfier, par ses procédures salutaires de désidentification : plutôt que de rester à la maison, Gwenaelle Aubry nous invite ainsi, pour finir, dans La Folie Elisa, à donner asile, maintenir les possibles, et punir les murs.