Colloques en ligne

Souâd Belhaddad (journaliste écrivain)

Pourquoi je ne suis pas héritière de Kateb Yacine

Journée d'études Kateb Yacine, Nedjma

1     J’ai beaucoup hésité à intervenir dans ce colloque, car  je m’y suis d’abord sentie comme une intruse. Un colloque dédié à Kateb Yacine, avec une intervenante disant que, justement, elle n’en est pas héritière, n’était-ce pas inconvenant ?

2Or, il se trouve que les explications de ce non héritage révèlent peut-être quelque chose, sinon de l’œuvre de Kateb Yacine, de sa transmission… ou plutôt sa non transmission. Car, pour que je m’y reconnaisse, il eut d’abord fallu que je le connaisse. Or, durant toutes mes années d’école et de lycée, je n’ai jamais entendu parler de Kateb Yacine. Plus tard, lorsqu’enfin, pour les premières fois, je l’ai entendu désigné comme un grand écrivain, l’appellation était quasiment toujours  assortie de celle de «  langue française ». Ecrivain ou grand écrivain de langue française…

3     Cette précision, dans un premier temps, m’échappait totalement car de toute façon, les écrivains enseignés sur les bancs scolaires n’étaient que de langue française !... Puis, plus tard, j’ai compris : peut-être qu’en spécifiant que Yacine était de langue française, voulait-on souligner qu’il était algérien mais que, de cette identité là, l’élément principal à en retenir était… le français.

4L’élément principal, de toute évidence, n’était pas le propos de son écriture, soit l’Algérie, l’histoire de la colonisation, la lutte pour l’indépendance. Cet objet  « Algérie » était  bien trop encombrant.

5 

6   Ce non-dit  sur l’Algérie, ce mal-amour, était historiquement si fort que même la littérature, à mes yeux, n’aurait pu prétendre le briser. Ainsi, lorsque pour la première fois, j’ai ouvert Nedjma, c’est cet embarras que j’ai éprouvé avant tout. L’écriture du roman de Yacine, ses protagonistes, sa trame,… tout m’encombrait terriblement… Un détail, surtout me perturbait : le prénom de ses personnages. Lakdar, Mouloud,… des prénoms à consonance très familière mais, justement, si familière qu’il me paraissait impossible de les retrouver dans un livre, impossible et même gênant. Comme si ces prénoms arabes ne pouvaient avoir le droit d’être livresques… Comme si user de la langue française revenait à gommer toute référence à l’origine algérienne.

7  

8   C’est, des années après, en éprouvant dès les premières lignes, comme Proust et sa petite madeleine, ce même sentiment de gêne que je suis parvenu à le nommer.

9Alors, je me suis prêtée à un petit stratagème : durant ma relecture de Nedjma je me suis dit : «  Imaginons qu’il ne s’agit pas de Kateb Yacine, mais d’un quelconque autre auteur. Ecartons totalement le nom de Kateb Yacine afin d’éviter que ce  flash back ne parasite ma lecture et lisons cet homme comme un écrivain, point.

10  Cela a très bien marché. La raison en est simple : Kateb Yacine est, en effet, un grand écrivain… Dans lequel j’ai reconnu la brillance des descriptions de la petite bourgeoisie d’un Balzac, (un de mes auteurs fétiches), la construction littéraire riche et complexe d’un Boualem Sansal, écrivain algérien contemporain, le sens de moral d’un André Brink ou l’ironie d’un Yasmina Khadra, autre écrivain algérien, (honoré aujourd’hui comme écrivain français) Et j’ai éprouvé les mêmes moments de jubilation, de fascination, de lassitude, de poésie, de déroute, ces sentiments construisant un livre.

11   Pour considérer d’emblée Kateb Yacine, il aurait donc fallu aimer  l’Algérie, la transmettre, autrement dit s’aimer soi. Or, c’est sans doute parce que Yacine assumait fortement son identité d’algérien, avec toute sa complexité mais avec fermeté qu’il n’a pas été enseigné. Il eut été trop subversif de reconnaître que cet homme, loin de justifier la prétendue colonisation positive aujourd’hui clamée (là, il s’agirait, plus que de routes ou d’hôpitaux,  d’écrivains que la France aurait «  construits »), en avait était un pourfendeur, par la voie subversive de l’écriture…

12 Car, pour considérer d’emblée Kateb Yacine, il aurait surtout fallu comprendre la transgression que l’homme avait faite de la langue française, comment, en effet, il s’est servi d’elle pour dénoncer l’oppression de ceux qui le lui ont enseigné cet idiome. Malek Haddad, magnifique écrivain algérien (j’allais ajouter avec ironie « de langue française  »…) parle remarquablement de  cette transgression que tout auteur algérien, d’avant et après indépendance, ont opérée. C’est par la langue héritée  des colonisateurs qu’ils ont pu trouver les armes pour se rebeller contre ces derniers.

13De même que c’est par le français que mes parents voulaient tellement que je maîtrise, que je manie avec excellence afin de trouver ma place en France, et indirectement la leur, que je me suis affranchie d’eux. C’est en réalisant leur désir que j’ai nommé le mien, individualisé, que j’ai pu construire un territoire à la première personne, salvateur pour moi certes mais qui leur  donné le sentiment, eux,  d’être un peu «  lésés ».

14   C’est ainsi que je déclare ne pas être héritière de Kateb Yacine mais plutôt héritière de cette ambivalence de la France à l’égard de ce chapitre de sa propre  histoire nationale. Je n’en suis pas héritière parce que sa transmission n’est passée ni par la famille, ni par l’éducation  nationale. J’ai aimé très vite, très tôt la langue française, je l’ai habité comme le pays qui ne serait jamais celui de mes parents mais cette langue française excluait dans mon imaginaire celle d’un Algérien…

15Aujourd’hui, je suis soulagée et heureuse de me dire qu’il est inscrit à un programme comme écrivain français, mais surtout qu’il s’immortalise comme de la littérature, c’est-à-dire comme de l’universel.