Colloques en ligne

Nathalie Quintane

Un corpus anxieux

An Anxious Corpus

1— Je lis le livre 1 du Capital, de Karl Marx. Je le lis par tous les bouts en commençant par la fin. Très vite, je me dis : Mais c’est de la littérature !
— Pourquoi ?
— D’abord, le registre (le ton, l’humeur) de certains passages, plutôt nombreux, me frappe. Marx est ironique, cru et noir comme Swift. Swift est rangé dans les écrivains. Le registre est un critère de reconnaissance classique en littérature.
— Mais pas seulement.
— Les descriptions des conditions de vie des ouvriers et les allusions cinglantes aux décisions des patrons, aux principes des économistes libéraux, les longues citations des dits économistes, alternent avec tableaux de chiffres, analyses fines, invention et explicitation de concepts. Cet assemblage — cette façon d’assembler des éléments a priori hétérogènes —, c’est aussi de la littérature ; en tout cas un type de poétique qui m’est familier.
— Mais pas seulement.
— Le Capital est un livre qui a un objectif concret : la révolution. Il entend équiper (nantir) une partie de la population de son temps contre une autre. Pour ce faire, il donne à la fois les preuves de ce qu’il avance (tableaux, analyses, etc), introduit des outils conceptuels pour penser ces preuves (plus-value, valeur d’échange et valeur d’usage, etc) et diffuse régulièrement un affect suscitant l’indignation et la colère, indignation et colère sans cesse informées pour être pensées et suffisamment nourries pour le passage à l’acte qu’il envisage. Le Capital est un livre qui prépare. En ce sens aussi, c’est un livre de littérature tel que je l’entends, en tout cas un type de poétique qui m’est familier. S’il y a assemblage d’éléments hétérogènes, ce n’est pas essentiellement dans un but esthétique, pour que ce soit plaisant à l’esprit et sur la page. La visée est avant tout pratique.
— Ainsi je force Le Capital, livre 1, à « entrer » dans la littérature, du moins ce que j’entends par là.
— Voilà comment Le Capital, livre 1, appartient désormais à mon corpus, c’est-à-dire à un ensemble de livres qui s’est constitué au fur et à mesure depuis une trentaine d’années (sans doute souterrainement plus), corpus de référence jamais clos puisqu’il s’ajuste à chaque événement, qu’il soit courant ou littéraire, comme la préparation plus ou moins anticipée d’un texte, par exemple.
— Mais ce faisant, et si je tiens aux critères qui m’ont permis de faire entrer de force Le Capital dans la littérature (du moins ce que j’entends par là), j’exclus implicitement un nombre conséquent d’ouvrages dits littéraires de cette littérature-là — ce qui n’est pas bien grave, étant donné le poids des institutions qui les défendent et la légitimité de leurs défenseurs.
— Je me demande si je ne suis pas en train de soumettre une partie de la littérature à un stress-test. Va-t-elle résister à l’anomalie consistant à faire entrer Le Capital dans la littérature ?
— Imaginez que ça marche : aussitôt, les deux tiers des étals des librairies se vident ; vous savez, tout ce qui est devant quand vous entrez et qui est occupé par des petites piles posées côte à côte et aléatoirement décorées de cœurs colorés portant avis du libraire.
— Et croyez bien que je suis soulagée que cette perspective n’ait lieu que dans l’esprit déréglé d’une lectrice du Capital. Le commerce du livre n’y survivrait pas.
— Tout de même, je ne peux que noter rétrospectivement la sorte de violence symbolique forcément à l’œuvre quand on constitue un corpus ad hoc — ad hoc à quoi ? À qui ? Ad hoc à un thème ou à une thèse. À une idée, à une opinion. Ad hoc à moi, qui écrit. Sans façon, j’ai fait entrer Le Capital dans mon corpus, ie. un corpus qui doit me servir. Mais un corpus qui ne sert pas, est-ce que ça existe ?
— Un corpus est toujours intéressé.
— Quelqu’un qui écrit assemble en corpus des textes intéressés.
— Je sais bien que si l’entrée du Capital dans la littérature telle que je l’entends me sert (d’abord à amorcer ce texte, d’ailleurs), cela ne peut que le desservir lui, Le Capital, qui n’a pas grand chose à gagner à cette annexion.
— Vous connaissez cette protestation des philosophes pour la forme : oh mais la Poésie, c’est bien plus important que la philosophie !
— C’est évidemment le contraire qu’il faut entendre.
— Le rapprochement intempestif des deux est dû, je suppose, à leur densité respective. On peut dire du Capital (en tout cas de certains passages) et d’Anabase de Perse que ce sont des textes denses.
— Et vue la différence, qui n’est pas que stylistique, entre ces deux textes, on pourrait en déduire que l’idée de densité, ici, c’est un peu n’importe quoi.
— Bref, heureusement que l’annexion du Capital dans la poésie ou littérature telle que je l’entends restera confidentielle car je ne veux nuire en aucun cas à la réception de ce texte, qui a encore de la réserve — on y repère par exemple, les descriptions assez exactes de ce que nous appelons aujourd’hui le discount, les ressources humaines, la mondialisation, j’en passe et des meilleures…
— Quand même, je ne vais pas me démonter pour si peu.
— L’avantage du poète ou de l’écrivaine en fin de carrière ou en bout de course, c’est qu’elles ne se démontent pas pour si peu : que l’annexion du Capital dans la poésie demeure à tout jamais confidentielle et que ça n’ait aucune espèce d’influence sur la réception de ce livre les engage au contraire à poursuivre sans plus s’en préoccuper (l’absence de réception, on en a l’habitude).
— Et puis, comme dirait l’autre, on a des armes.
— Par exemple, la définition que donne le poète Francis Ponge du dispositif : agencement de pièces rapportées rassemblées pour produire un effet.
— Ponge invente sa définition du dispositif à partir de Ducasse (soit le passage des Chants de Maldoror aux Poésies).
— Comme on peut le constater, Le Capital répond en partie à cette définition. Le Capital n’est certes pas que mais c’est aussi un dispositif pongien. Un dispositif poétique.
— Cette définition du dispositif par Ponge, et encore plus sa pratique poétique, dégagent la poésie d’une lecture essentiellement esthétique, délimitée en aval. Ponge écrit transitivement. Il écrit toujours quelque chose en vue de quelque chose.
— Vous me direz : même ceux et celles qui prétendent ne faire qu’écrire écrivent toujours quelque chose en vue de quelque chose.
— Oui mais quoi ?
— Et pour qui ?
— Et dans quel but ?
— Tout cela n’est pas indifférent, et ce n’est pas la même chose de le faire consciemment et de le faire malgré soi de son plein gré.
— Ponge ne voulait pas que ses textes soient rangés en poésie telle qu’on l’entendait à son époque et de nos jours mais telle que je l’entends.
— A son époque, les critères de reconnaissance de la poésie en usage auraient rangé ses textes dans la même patate que ceux de Perse, par exemple ; ils auraient été dans une patate commune, et personne ne s’en serait inquiété (patate, c’est corpus).
— Et bien de nos jours, Le parti pris des choses figure dans la même collection que Mémoire du vent de Adonis et que La présence pure de Bobin.
— L’idée de dispositif que Ponge avait tiré du travail de Ducasse devait le garantir d’être à l’avenir rangé aux côtés d’Adonis et de Bobin, à mon avis. De même et bien plus Comment une figue de parole et pourquoi, d’ailleurs publié chez Flammarion.
— Un matin, agité, tâtonnant sur la table de chevet vers le verre d’eau qui pourrait le tirer d’un cauchemar atroce où il vient de voir son parti pris classé en poésie juste après des ouvrages de Perse (Perse Saint-John, Ponge Francis), Francis se dit qu’il faut absolument que le mot poésie n’ait plus le même sens et que la seule personne vivante à même d’opérer ce transfert de sens, c’est lui, Ponge.
— C’est de ce type d’inquiétude que naissent, chez les gens qui écrivent, la décision de fabriquer à partir de leurs propres textes ou de ceux des autres des instruments d’optique qui ne sont pas les instruments réguliers et régulés d’appréhension des textes (par exemple, les critères classiques de reconnaissance de la poésie).
— Je précise : ce n’est pas la crainte de mauvaises fréquentations mais celle d’être, à tort, considéré comme étant de la même famille.
— Par aplatissement de traits singuliers et chirurgie (écrêtons ce qui déborde du cadre ou de la cellule).
— Étant donné la et les définitions du mot poésie à son époque et à la nôtre, Ponge ne pouvait que fabriquer pour lui—même et pour ses textes un instrument qui lui soit une poétique.
— Christophe Hanna écrit : « Les Poétiques demeurent, dans les faits, moins spéculatives que conservatives : leur effet majeur est de totémiser les œuvres desquelles elles tirent leurs critères, et de survaloriser tout ce qui leur ressemble avec plus ou moins d’évidence ».
— Un corpus, c’est une famille a priori dont on justifie a posteriori qu’il s’agit bien de la même famille (Métaphores du proche dans l’œuvre de Saint-John Perse et de Francis Ponge).
— La poétique qu’élabore le poète inquiet est spéculative au sens où elle anticipe le malentendu, calcule ce qui a quelque chance de le dissiper, amorce des voies à emprunter sans pour autant planter trop de panneaux/drapeaux.
— Forcément, c’est déroutant.
— C’est comme si le poète spéculatif barrait lui-même préventivement l’intégration/interprétation de son travail dans les corpus naturellement constitués ou en voie de constitution en leur substituant sa poétique alternative.
— Qu’il ne se plaigne pas.
— D’inaugurer un corpus potentiellement marginal.
— Et donc de contribuer à inscrire en marge des textes qui, de toute façon, le seraient restés (répondant mal ou peu aux critères de validation institués).
— On ne peut subsumer l’interdit de marginalité qu’en la revendiquant, ie. en l’exposant.
— En la revendiquant, en l’exposant, en la bornant, et de ce fait en excluant des éléments « flous » (mi-chèvre mi-chou, comportant un pourcentage élevé de traits canoniques).
— Jean-Pierre Cometti rappelle que « La validation du corpus procède de la constitution d’instruments critiques qui permettent de le comprendre. »
— Tactique : je fabrique des instruments critiques accordés à des textes à côté de la plaque institutionnelle, instruments critiques qui permettront la validation des dits textes (par l’institution, éventuellement).
— De toute façon ça ne colle pas — ce qu’avait vu Ponge : comment voulez-vous apprécier les Poésies de Ducasse, ces citations arnaquées juxtaposées sans suite, en les lisant comme Les Contemplations ?
— « Leur fonctionnement propre nécessite une désinstitutionnalisation, autrement dit leur sortie, au moins momentanée, du champ littéraire », écrit Hanna d’expériences littéraires non-paradigmatiques.
— Soit un désir puissamment contradictoire : en être de ce que précisément nous n’en sommes pas.
— Imaginons qu’elles (expériences littéraires non-paradigmatiques) puissent entrer d’emblée, et sans efforts nourrir des corpus déjà-là : c’est qu’elles correspondent tangentiellement aux critères institués.
— Leur sortie, c’est une preuve qu’elles n’y correspondent pas.
— Ce faisant, je fais jouer l’érotique de l’académie.
— Mais aussi je stresse l’académie : doit-elle préserver ces textes sauvages de tout contact institutionnel ? Ne va-t-elle pas les dénaturer en les naturalisant (en les adoptant) ? Adoption vaut-elle naturalisation ? Ne les condamne-t-elle pas à l’oubli, ne les annule-t-elle pas en ne les comprenant pas, à tous les sens du terme ?
— Qu’est-ce qu’on se marre à la fac de Lettres/J’en ai encore pour quelques années peut-être (Jacqueline Taïeb).
— Restons-en à la constatation que ça ne colle pas. Votre corpus ne colle pas. Et puisqu’on vous fait bien sentir que ça ne colle pas, vous fermez le ban en nommant ce qui le décrit Nos dispositifs poétiques.
— Je me souviens qu’il y a quelques années un étudiant était venu me voir après une intervention (sans doute sur nos dispositifs poétiques ou quelque chose d’approchant), pour me dire que vraiment, je devrais lire Yves Bonnefoy, que c’était même étonnant que je ne l’aie pas encore lu et que c’était indispensable, que ça allait beaucoup m’apporter.
— Fermer le ban signifie ici ouvrir au maximum le corpus (le théoricien devenant « une sorte d’anthropologue des techniques d’écritures communes » (Hanna)) : les tags, les slogans des banderoles… Soit un moyen de ne pas désespérer de l’action restreinte.
— Mais c’est comme pour l’entrée du Capital en littérature : par un jeu de vases communicants, faire entrer ces écritures dans le corpus littéraire, c’est en chasser logiquement d’autres (Yves Bonnefoy, par exemple). Ou les mettre en concurrence, sachant très bien laquelle l’emportera (il n’y pas de place pour tout le monde non plus dans la République des Lettres).
— Ce corpus bricolé, ad hoc, variable et sujet à caution (Le Capital, livre 1, y entre en décembre 2022, qui sait s’il n’en sortira pas en 2024 ?), dépendant des circonstances aussi bien que de ce à quoi je le destine, offensif d’autant plus qu’il est heureusement critiquable, pas sûr d’en être ni d’en n’être pas même si ce n’est pas la question, qui comprend Manuel Joseph et Christine de Pizan, Jonathan Swift, Jacqueline Taïeb et Stéphane Mallarmé, je reprendrais bien pour le qualifier l’adjectif anxieux.
— La médecine générale raconte que l’anxiété s’accompagne d’un besoin continuel de changer de position.
— Soit un corpus dont chaque pièce ébranle et branle la position de principe et les traits familiaux (la ressemblance) sans pour autant se poser en singularité radicale, irréductible, etc — même s’il y a toujours tentation (Tarkos est l’unique représentant de la catégorie 3 des « chercheurs de vérité » selon Hanna).
— Mais après tout c’est peut-être ce vers quoi tend n’importe quelle pièce de tout corpus, toute pièce de n’importe quel corpus.
— Quand et seulement quand n’importe quel corpus se cherche, cherchant.
— Moins ouvert (a priori trop large) que doté d’un opercule, au sens de clapet.
— Oui, ce serait un corpus à clapet, voire un corpus saloon, équipé de portes battantes à claire-voie, derrière lequel on se tient en embuscade toujours prêt.e gun au poing à accueillir tel ou telle zélateur de Perse, Bonnefoy, Bobin.
— Puis, au zinc, amicaux semble-t-il, avant que notre descente, imparable, les laisse en flaque au sol dans la sciure.
— Pourtant (rappel) n’en avoir jamais fini avec l’anxiété — de ne pouvoir racoler Wittgenstein, par exemple (alors que Marx, facile, tout bordé qu’il est de sensations de lecture dix-neuvièmistes).
— C’est que Wittgenstein ne joue pas du même jeu que Stein, Bernhard ou Creeley (malgré ce que dit Perloff). Witt. est au taquet, Witt. philosophe — il le répète assez : «  quand nous philosophons ».
— Tout au plus évoque-t-il telle manière (Diderot) d’anthropologie fictive, de cas psychotique légendé (« Quand je ferme les yeux, comment sais-je si je ne suis pas transformé en pierre ? »), de Jousse versé dans l’écrit plus que le geste.
— Le jeu des littéraires n’est pas si serré ; ils lancent la balle pour la lancer autant que pour voir comment elle retombe. Ce sont des sportifs sans niveau, livrés à l’exercice (Stein).
— Ou bien des chirurgiens (praticiens), remplaçant « je » par « on », comme Wittig ; du coup, ça saigne.
— Soit Wittgenstein, un barreau de l’échelle : « je » n’occupe pas une position centrale dans la grammaire, c’est un mot comme les autres, écrit-il.
— Qui jette l’échelle le premier après y être monté ? Personne en particulier. Chacun, chacune.
— Voilà le corpus. Un barreau après l’autre, et au bout de ce bout qui n’a pas de bout : dépose.