Un corpus par imitation : la bibliothèque arabe de Guillaume Postel
1La notion de corpus, au centre de nos réflexions collectives, repose sur un principe de collection qui implique une raison première à l’origine de cette même collection. Les fonds de bibliothèques, personnelles ou publiques, constituent de fait des exemples de corpus établis par un individu ou par un feuilletage complexe de bibliothécaires actifs, des hasards des legs et des pertes accidentelles. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité lorsque l’on s’intéresse à la constitution, quasi ex nihilo, d’un fonds comme les fonds de manuscrits arabes par les humanistes du premier XVIe siècle. En étudiant les trajectoires de Guillaume Postel et de Nicolas Clénard, tous deux motivés par l’apprentissage, l’enseignement et la diffusion de la langue arabe, on comprend leur double préoccupation (V. Chauvin et A. Roersch, 1900-1901, G. Weil et F. Secret, 1987, et M. Leather Kuntz, 1981). Il s’agit pour eux, d’une part de fournir le matériel linguistique nécessaire à l’apprentissage de la langue (grammaire et lexique principalement), d’autre part de constituer une bibliothèque arabophone accessible, c’est-à-dire acquérir des manuscrits arabes et les rapporter en Europe occidentale. Se pose donc la question du choix de ces manuscrits. On doit d’emblée rappeler l’extrême difficulté de l’entreprise, et la correspondance de Nicolas Clénard en témoigne assez : on pourrait être tenté de répondre que ce choix est d’abord passif, tout manuscrit arabe possiblement achetable étant acheté (N. Clénard, 1940). Pourtant, l’extraordinaire collection constituée par Guillaume Postel nous autorise à évaluer le processus de façon différente et à proposer l’hypothèse d’une constitution raisonnée de cette collection. Postel n’arrive pas dans un monde neuf, pendant des siècles, des lettrés ont eux-mêmes réfléchi à ce que l’on pourrait appeler la « bibliothèque idéale ». On peut avancer ici, pour simplifier, que la notion même d’adab, terme difficile à traduire et qui désigne un corpus de textes reconnus pour leur haute valeur mais aussi un ensemble de pratiques sociales raffinées, guide la constitution toujours renouvelée de cette bibliothèque arabo-musulmane idéale. Incapable de lire l’ensemble de ces textes, Postel sait que le corpus existe et il voit dans les lettrés qu’il rencontre notamment à Constantinople, des pairs, c’est donc leur bibliothèque qu’il faut rapporter pour étudier l’arabe et c’est bien ce corpus par imitation qu’il constitue lors de son deuxième voyage en 1549.
Une réflexion arabo-musulmane sur la bibliothèque idéale, l’adab comme corpus
2Claire Galien, dans son ouvrage From Corpus to Canon (non publié) s’interroge sur la constitution des premiers fonds arabes des bibliothèques anglaises. Avec une impressionnante érudition, elle montre que les orientalistes, essentiellement anglais dans son étude et des XVIIe et XVIIIe siècles, ont élaboré, à force de collection de manuscrits orientaux, un canon littéraire oriental reçu comme tel jusqu’à nos jours. Cette enquête passionnante est le récit quasi archéologique d’un processus que l’on a beaucoup plus de mal à identifier dans les littératures européennes que nous manipulons : un feuilletage d’époques, de raisons extérieures et matérielles, une succession quasi inextricable de raisons politiques et sociales brouillent notre rapport à la canonisation des œuvres. Dans le cas des fonds arabes, la question semble être simplifiée du fait qu’avant le XVIIe siècle, les érudits anglais ignoraient tout ou presque de la littérature arabe et qu’il s’agit donc d’un cas presque parfait d’élaboration de zéro, d’un corpus devenu canonique.
3De fait, la question de la canonisation est plus facile à observer lorsque l’on s’écarte des présupposés et réflexes induits par une formation intellectuelle donnée. Une œuvre arabe bien connue en France nous donne l’occasion de réfléchir à ces questions : Les Mille et une nuits. Ce texte est ressenti par les universitaires européens non arabisés comme la référence la plus canonique de la littérature arabe. Or, s’il est bien une référence canonique pour la littérature française du XVIIIe siècle, dans sa version traduite par Galland et en partie réécrite d’ailleurs, le texte n’est pas décrit comme canonique par les érudits arabophones. Dans le monde arabe, la définition de l’adab, fondement de la bonne société, mais aussi élément prescripteur des bonnes mœurs, est un phénomène ancien. Les premières traces de cette élaboration théorique datent du Xe siècle et on peut évoquer le catalogue du bibliothécaire Ibn an-Nadīm (mort vers 995), le Kitāb al-fihrist (2006), dont l’ouvrage constitue une des premières mentions connues d’un corpus qui renvoie au contenu narratif, bien connu en Europe occidentale sous le titre Mille et une nuits. L’objectif de sa catégorisation est d’organiser l’ensemble des ouvrages écrits disponibles (ni seulement arabes ni seulement musulmans), il procède donc comme René Étiemble ou d’autres théoriciens de littérature générale ont procédé après lui (Étiemble , 1974). Les catégories sont pourtant différentes.
4Pour le lettré bagdadien du Xe siècle, il ne fait aucun doute que Les Mille et une nuits ne font pas partie d’un corpus canonique. Il s’agit pour lui de compilations étrangères de récits invraisemblables réservés soit à une lecture allégorique et morale soit à des esprits trop faibles pour s’intéresser aux vrais sujets. De plus, ces compilations ne sont pas rédigées dans l’arabe le plus pur mais dans une langue médiane, non canonique.
Shahrâzâd, c’était son nom, lorsqu’elle se trouva en présence du roi, entreprit de lui raconter des histoires extraordinaires en poursuivant son récit jusqu’à la fin de la nuit, si bien qu’elle inclina le roi à lui laisser la vie sauve, dans le désir où il était d’attendre la nuit suivante pour connaître la fin de l’histoire. […] Je dis, moi, que la vérité, à supposer que Dieu veuille bien qu’il en soit ainsi, est la suivante le premier qui prit goût à ces causeries du soir fut Alexandre. Il s’entourait de gens qui l’amusaient et lui racontaient des histoires extraordinaires. Mais il s’agissait là moins de plaisir que de se protéger et garder par des exemples. C’est dans ce même esprit qu’après lui les rois en usèrent avec le Hèzâr afsânè. Celui-ci s’étend sur mille nuits, mais rassemble en réalité moins de deux cents récits aussi bien des histoires de ce genre ne peuvent guère être enfermées en une seule nuit. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de voir ce texte complet à la vérité, c’est un livre fort indigent et qui raconte assez froidement. (Ibn an-Nadīm, 1871, t. 1, p. 304-305, trad. J. Bencheikh, A. Miquel, Cl. Brémond, 1991, p. 13).
5Connues dès le Xe siècle, parfaitement identifiables par le récit cadre qui organise des compilations de contes éventuellement différentes d’un manuscrit à l’autre, Les Mille et une nuits sont donc exclues du canon par les lettrés arabes alors même que pour les Européens non arabisés elles représentent l’œuvre arabe la plus canonique, à l’origine d’une infinité de variations, de reprises et de stéréotypes.
6Deux conclusions minimales peuvent être déduites des ces remarques à partir d’un exemple qui, mieux qu’un autre, met en évidence l’importance de nos présupposés. D’une part, le phénomène de canonisation n’est pas une idée ouest-européenne ou chrétienne, il est présent dans l’ensemble des cultures qui cherchent à se définir par un corpus de références collectives, légitimé par des institutions reconnues, dans lequel tous doivent se reconnaître. D’autre part, les critères de sélection varient en fonction des époques et des lieux et ne sont en rien universalisables.
7Les orientalistes anglais dont les trajectoires sont étudiées par Claire Galien n’arrivent donc pas dans un monde vierge de toute réflexion métalittéraire. On peut au contraire affirmer que le monde arabo-musulman, passionné par ces questions, s’est interrogé de façon tout à fait précoce sur la constitution d’un corpus définitionnel : qu’il s’agisse d’une sorte de réserve linguistique pour définir ce qu’est la langue arabe grâce, notamment, à l’élaboration d’un corpus d’odes préislamiques, ou des différents répertoires de textes religieux qui définissent, en eux-mêmes, les sectes de l’islam qui s’y réfèrent.
8L’adab que l’on pourrait donc comprendre, dans son sens littéraire, par l’ensemble des belles lettres que doit posséder l’adīb, équivalent du lettré musulman reconnu par ses pairs, n’est pas la littérature telle qu’on l’entend aujourd’hui dans les universités d’Europe occidentale. Cette variabilité du canon et des critères qui le constituent est en soi intéressante à étudier même si ce n’est pas notre propos ici. De fait, les bibliothèques européennes, dont les fonds arabes sont constitués à partir du XVIe siècle – et l’on exclut ici l’Espagne dont l’histoire arabo-musulmane exceptionnelle a orienté de façon tout à fait spécifique ces constitutions – héritent de corpus élaborés par des lettrés arabophones sur lesquels les orientalistes s’appuient pour rassembler leurs manuscrits. Ces intermédiaires, que l’on pourrait appeler des « fixeurs » pour reprendre l’anachronisme suggestif de Zrinka Stahuljak (2020), jouent ainsi un rôle particulièrement actif alors même qu’ils s’effacent dans l’histoire et apparaissent rarement dans les chroniques et récits de voyage (P. Sjoerd van Koningsveld, 2000, p. 140, ou H. Dyāb, 2015). En niant l’existence d’une réflexion théorique d’un système qui se pense comme un universel comme l’est le système arabo-musulman, le système chrétien se développe grâce à une série de simplifications qui ne rendent compte que de ses propres présupposés. Que les présupposés deviennent finalement invisibles (l’évidence de la notion de fiction par exemple) ne doit pas nous étonner. Il s’agit d’une vérité construite par une communauté large (l’Europe occidentale chrétienne) qui les partage, les enseigne et les développe.
Le rôle des premiers arabisants
9L’Europe occidentale ne découvre ni l’arabe ni l’islam au XVIe siècle (E. Picherot, 2023). L’Espagne, bien entendu, est un foyer majeur de diffusion des connaissances sur les deux domaines, mais les contacts avec le monde arabo-musulman sont importants aussi ailleurs. Un phénomène nouveau se met pourtant bien en place avec l’humanisme renaissant, celui de l’institutionnalisation de l’apprentissage des langues étrangères. Les collèges des trois langues (latin, grec, hébreu) constituent des modèles du genre. La langue arabe, qui intéresse moins les érudits du fait de sa moindre importance dans l’étude des textes sacrés et d’une méfiance toujours vive vis-à-vis d’une possible conversion à l’islam par simple contact linguistique ou textuel, ne bénéfice pas directement de cette institutionnalisation. Pourtant, l’hébreu constitue la porte d’entrée principale vers la langue arabe et certains hébraïsants, séduits par la proximité entre les deux langues, s’attèlent à l’apprentissage de la langue. Hors de la Péninsule ibérique, ils doivent se débrouiller seuls et sans publication adaptée. Les nombreux manuels grammaticaux arabes sont en effet à destination d’arabophones et sont peu utilisables par des érudits non arabisés comme en témoigne Nicolas Clénard dans sa correspondance. Ces pionniers de l’enseignement et de la diffusion institutionnelle de l’arabe (Clénard, Postel, Bibliander…) élaborent ainsi progressivement un outillage linguistique double : des manuels linguistiques d’apprentissage à destination des non arabophones (grammaires, lexiques, tableaux de conjugaison, fiches…) et des bibliothèques de manuscrits arabes que les étudiants pourront consulter et étudier.
10C’est la deuxième partie qui nous intéresse car elle pose la question essentielle mais peu posée dans les rares études qui y sont consacrées : comment choisir ces manuscrits ? selon quels critères ? et surtout, bien sûr, qui doit leur fournir ces critères ?
11Clénard, pour des raisons trop longues à expliquer ici, a échoué dans sa quête de manuscrits, il n’en rapporte aucun que nous connaissions, il meurt trop tôt pour mettre en ordre ses notes et s’il mentionne quelques références notamment linguistiques mais aussi, bien entendu, Averroès et Avicenne, il ne constitue pas de bibliothèque exploitable. Postel a eu plus de chance, il a rapporté près d’une trentaine de manuscrits que sa vie aventureuse a distribué dans plusieurs bibliothèques européennes.
12Avant Postel et ses acquisitions, la bibliothèque royale possède quelques manuscrits arabes. Cet ensemble, qui constitue les prémices d’un corpus organisé, obéit aux préoccupations chrétiennes essentiellement : c’est d’abord dans une perspective polémique qu’il s’est constitué et l’on y trouve des Corans et des éléments para-coraniques. Ainsi, dans l’inventaire de la bibliothèque de Fontainebleau, établi en 1544, soit cinq ans seulement avant le deuxième voyage de Postel, sur les 6 manuscrits arabes, 4 sont des Corans entiers, partiels ou mutilés (Ms. 395, deuxième quart du Coran, écriture andalouse ; Ms. 408 Coran. Turquie vers 1481 ; Ms. 414 Coran. Turquie, vers 1536 ; Ms. 419 Coran mutilé à son début, Egypte, XVe siècle (J. Balagna Costou, 1989, annexe 1)). On peut prendre pour exemple significatif le manuscrit arabe 395 de la BnF dont l’histoire renseignée nous permet de comprendre les voies d’acquisition de ces premiers documents en arabe. Selon le catalogue de la BnF, il est présent dans l’inventaire de la Librairie royale de Blois en 1518 sous le titre Arabici libri et in arabico libri duo (Omont, n° 1596-1597). Il est ensuite transféré au château de Fontainebleau en 1544, l’inventaire le décrivant comme « Ung livre en arabic, couvert de cuir noir » ou « Ung autre livre en arabic, couvert de noir » ou « Ung autre livre en arabic, couvert de cuir » (Omont, n° 714-716). Il est ensuite sorti des collections royales puisqu’on le retrouve chez Jean-Baptiste Colbert et entré de nouveau dans la bibliothèque royale en 1732 avec l’ensemble de la collection Colbert. La notice précise que la présence de ce manuscrit espagnol dans les collections royales dès le début du XVIe siècle pourrait s’expliquer par son appartenance au lot de livres saisis par Charles VIII à Naples en 1495. Le volume pourrait donc faire partie de l’ancienne bibliothèque des rois Aragonais de Naples. Le manuscrit témoigne d’un intérêt chrétien pour la matière coranique mais on ne peut l’associer à une véritable volonté de constitution d’un corpus organisé. La rareté des manuscrits arabes en France avant 1540 ne permet pas véritablement d’établir une raison extérieure et claire à la constitution de la collection.
13Humaniste arabisant, Postel profite de ses deux séjours dans le monde ottoman (en 1535 puis en 1549) pour apprendre l’arabe mais aussi pour acquérir des manuscrits en arabe et en turc ottoman. Il rappelle dans ses Paralipomènes à la vie de François 1er (rédigés en 1561 (G. Postel, 1989)) qu’il est mandaté pour cela ce qui annonce les missions des Antiquaires du siècle suivant qui enrichiront les collections royales de manuscrits arabes à l’origine du fonds de la Bibliothèque Nationale de France. Malheureusement, ses tribulations entre les deux voyages expliquent sans doute que nous n’ayons conservé qu’un seul manuscrit récupéré entre 1535 et 15371. Georgi Levi Della Vida a fourni un travail exceptionnel sur le fonds arabe de la Bibliothèque Vaticane. Selon lui, aucun manuscrit arabe acquis par Postel lors de son premier voyage n’a été transmis à la bibliothèque palatine malgré le séjour qu’il passe en Italie à son retour (G. Levi Della Vida, 1934, p. 320). Selon toute vraisemblance, on n’en compte aucun non plus dans les collections françaises et sa correspondance, qui revient fréquemment sur la question, ne détaille pas la date exacte des acquisitions qu’il y mentionne. Faut-il croire qu’il est revenu en 1537 sans aucun manuscrit ? Qu’il les a perdus en cours de chemin ou laissés quelque part ? On peut se servir de ce qu’il est advenu de ceux qu’il a rapportés de son deuxième voyage et qui sont en nombre relativement important pour mieux comprendre son rôle. Giorgio Levi Della Vida ressence 11 manuscrits du fonds arabe de la bibliothèque Vaticane issus d’un « fonds Postel2 ». Les pages 307 à 327 de son ouvrage sont entièrement consacrées au rôle majeur de l’humaniste français dans la constitution des fonds arabes des grandes bibliothèques européennes. Les manuscrits qu’il a patiemment colligés sont encore dispersés et restent sans doute encore à être découverts pour certains. Il faut chercher dans les lettres, notamment celles qu’il échange avec Massius son élève le plus proche, à qui il a enseigné l’arabe en Italie, pour tenter d’apercevoir l’ampleur de ses acquisitions. Josée Balagna-Costou en répertorie vingt-cinq ce qui est un nombre très important compte-tenu des difficultés matérielles que ce type d’achat représentent. Pour proposer une comparaison, on peut par exemple rappeler que lors de l’inventaire de 1544 de la Bibliothèque Royale, seuls 6 manuscrits arabes sont répertoriés. Les acquisitions de Postel sont quatre fois plus nombreuses (J. Balagna-Costou, 1989, p. 12) et concernent des domaines très divers.
14Un regard peu averti pourrait y voir une collection erratique de textes dont les contenus sont difficilement rattachables, dans la tradition occidentale, à ce que l’on pourrait attendre d’un corpus littéraire. Or c’est dans la perspective arabo-musulmane qu’il faut étudier cette collection. Informé de la proximité entre les traditions érudites chrétiennes et musulmanes, Postel cherche, de toute évidence, à constituer une bibliothèque d’adīb (lettré) musulman. De fait, il nous renseigne non seulement sur un processus de canonisation bien établi à Constantinople dans les années 1540 et qui mêle, sans surprise, des contenus propres à l’adab qui ne recouvrent pas ce que nous entendons aujourd’hui par littérature, mais aussi sur sa volonté d’imitation. Pour devenir un adīb il faut lire ce que lirait un adīb, le corpus ainsi constitué agit de manière performative : le lettré est celui qui possède la bibliothèque du lettré. Ce double mouvement de reconnaissance, à l’œuvre dans toutes les constitutions de corpus, est particulièrement visible dans cet exemple qui a le mérite de la distanciation culturelle et par là nous montre de quelle manière ces « bibliothèques idéales » agissent sur la définition sociale de ceux qui les possèdent.
La bibliothèque arabe et humaniste : une bibliothèque d’adīb
15On retrouve dans les contenus des manuscrits les domaines de prédilection de l’humaniste : les contenus scientifiques d’abord (la cosmologie, la médecine, la botanique), les contenus religieux ensuite (principalement des gloses coraniques, des recueils de ḥadīṯ et leurs commentaires), les contenus linguistiques enfin et le Français ne s’arrête pas à la seule langue arabe. Conscient du plurilinguisme qui règne dans l’Empire ottoman, Postel profite de ses deux séjours pour parfaire ses connaissances dans l’ensemble des langues qui y sont pratiquées et auxquelles il peut avoir accès : l’arabe bien sûr mais aussi le syriaque, le persan et l’araméen (qu’il appelle, selon les us de l’époque, le « chaldéen »). Les érudits qu’il rencontre en Italie suite à son premier séjour en Orient lui offrent aussi la possibilité d’entrer dans ce domaine alors en plein développement, celui de la linguistique comparée dont ils posent les premiers jalons.
16Pour ce qui est du matériel linguistique arabe, et notamment des grammaires qui auraient pu l’inspirer et compléter ses connaissances en la matière, une lettre, citée par Chaufepié traite des ouvrages que Postel aurait eus en sa possession3. Il s’agit d’une lettre à Massius de 1553 qui évoque la fameuse grammaire de Léon l’Africain, malheureusement perdue aujourd’hui et que Postel aurait eue entre les mains. Il fait état de lexiques divers « arabe-latin », turc-arabe ou persan-arabe. Le premier est connu, il s’agit du Glossaire de Leyden (Xe-XIIe siècle)4. L’allusion à Nicolas Clénard que l’on peut lire à la fin de la lettre est riche d’enseignement : les deux humanistes poursuivent le même but à quelques années d’intervalle et dans deux endroits différents du monde musulman. Resté en « Bétique », le Flamand n’a pas réussi ce que Postel a fait ce qui confirme (pour lui, comme pour nous), le caractère exceptionnel de sa réussite dans ce domaine. Il déploie dès les années 1550 une grande énergie pour rassembler ces manuscrits et les transmettre d’abord à Massius puis à Guy Lefèvre de la Boderie, sans résultat probant.
17La BnF possède bien quelques manuscrits ayant appartenu à Postel et qui portent encore ses ex-libris5. D’autres sont à la Vaticane comme le monde Levi Della Vida, un groupe de quatre manuscrits passés par des collections privées, est aujourd’hui à la Bibliothèque d’Etat de Berlin, sans qu’ils apparaissent dans le catalogue du fonds arabe. Levi Della Vida les identifie mais pense qu’ils sont perdus. Ces quatre manuscrits font partie d’un lot issu du fonds privé Phillips, lui-même issu d’une vente du fonds de la Bibliothèque du Collège jésuite de Clermont (ancien nom pour le Collège Louis-le-Grand) à laquelle Postel les a légués. Les quatre manuscrits sont restés groupés ce qui facilite leur identification. Leurs titres sont peu explicites et partiellement fautifs. Trois sont particulièrement intéressants ici : le Ms. J. 1391, fonds Phillips, Berlin, le Ms. J. 1397, fonds Phillips, Berlin et le Ms. J. 1393, fonds Phillips, Berlin.
18Leur aspect matériel est quelconque : ce ne sont pas des manuscrits richement illustrés (même s’ils sont polychromes ce qui est fréquent pour les manuscrits arabes) ; les copistes, différents, sont orientaux et si la calligraphie est élégante, elle n’est ni exceptionnelle ni particulièrement travaillée. C’est donc le contenu qui a intéressé l’humaniste (E. Picherot, 2021). On peut ainsi séparer les manuscrits de Postel en deux groupes distincts : les outils linguistiques qu’il a vraisemblablement colligés pour son usage personnel immédiat et le reste, c’est-à-dire l’écrasante majorité des manuscrits rapportés.
19Le manuscrit 1391 appartient très clairement au premier groupe et son aspect est d’abord déroutant. D’un seul tenant, il s’agit d’un lexique arabo-turc présenté de façon alphabétique : les mots en arabe sont écrits sur la ligne et des traductions en turc sont inscrits dans les interlignes, de biais. Plusieurs gloses et notes sont visibles, la plupart sont en arabe et ne sont vraisemblablement pas de la main de Postel. On retrouve quelques notes en latin sur la première page qui semblent être de lui par contre. Pourquoi avoir acheté un tel document ? Postel souhaitait réaliser un dictionnaire arabe-latin qui aurait complété sa grammaire, parue en 1540, à la manière de ce que propose Pedro de Alcalá pour l’arabe grenadin. Le manuscrit 1391 offrait à Postel l’ensemble des entrées d’un tel ouvrage. On peut ainsi se demander s’il n’a pas acquis le manuscrit non pas seulement pour les traductions en turc ottoman mais simplement pour l’organisation d’un lexique en arabe qui lui épargnait de fait un immense travail. L’humaniste ne perd donc jamais de vue son objectif premier : fournir aux chrétiens latinisés des outils nécessaires à l’apprentissage de l’arabe et toute économie de travail est la bienvenue. De plus, il aurait ainsi privilégié, comme pour la grammaire, une approche linguistique proposée par les arabophones eux-mêmes ce qui est à ses yeux un gage de la meilleure scientificité.
20Dans l’autre groupe on trouve des manuscrits dont les contenus sont très variés et qui appartiennent en fait à ce vaste champ littéraire qu’est l’adab. On peut y classer le manuscrit 1393 du fonds Phillips qui regroupe une série de textes paracoraniques commentés que Postel ne semble pas avoir utilisés. De fait, si l’ex-libris du folio 114 rappelle bien qu’il a appartenu à l’humaniste, on ne trouve aucune note dans le corps du texte qui ne fait pas l’objet de mentions dans le reste de son œuvre. Le choix du manuscrit s’explique aisément et sans avoir recours à l’idée d’une imitation puisque comme en attestent les premiers manuscrits rapportés arabes en France le contenu le plus intéressant est religieux. Si l’on peut croire que Postel regroupe ce corpus pour des raisons de curiosité, l’ensemble s’insère dans une démarche plus ancienne de lutte contre l’islam qui nécessite, pour élaborer les meilleurs arguments, une connaissance profonde et directe de la religion musulmane.
21Sur ce point pourtant, d’autres textes sont disponibles et beaucoup plus faciles d’accès. La diatribe anti-musulmane de Juan Andrès par exemple (J Andrès, [1515], 2003), offre un résumé bien informé sur l’islam et c’est d’ailleurs une des sources d’information de Postel lui-même. Le Coran traduit par Ketton, republié au XVIe siècle par Bibliander constitue lui aussi une source bien plus accessible (Th. Bibliander, 20076). De même, le petit texte du Colloque d’un juif avec Mahomet, traduit par Blaise de Vigenère, circule dans des langues latines à l’époque de Postel comme le montre Tristan Vigliano (2021). Cette explication n’est donc pas suffisante, Postel n’a pas eu besoin de ce manuscrit pour se documenter sur l’islam. D’un seul tenant, il ne présente pas de date ni de lieu de fabrication. Il est acéphale, ne présente ni colophon ni auteur et ne commence pas par la basmalla. La description du manuscrit en latin précise cette information : « Liber expositionum Alcorani. In charta bombyc. Fol. 105 initio mutilus, olim Guillelmi Postelli7 » (J-F. Maillard, 2001, p. 205, note 30). Malgré cette présentation, l’identification du contenu est tout à fait aisée. Il s’agit d’extraits d’un ouvrage de commentaires très célèbre dans le monde musulman, le Fatḥ al-Bārī fī Sharḥ Ṣaḥīḥ al-Bukhārī d’ibn Ḥajr al-ʿAsqalāni, savant égyptien du XVe siècle. L’ouvrage complet est monumental et se présente comme une série de commentaires sur le corpus sunnite composé par al-Bukhārī. Aux yeux des lettrés sunnites, c’est une référence majeure. Quelques années plus tard, un autre arabisant a fait le même choix dont la BnF garde la trace8. La lecture de cet ouvrage nécessite un haut niveau d’arabe et une connaissance approfondie du Coran comme du ḥadīṯ, ce qui dépassait vraisemblablement Postel. L’humaniste ne visait pas seulement l’usage personnel qu’il aurait pu faire de ces manuscrits mais bien la constitution d’une sorte de « bibliothèque arabe exemplaire », conforme à ce que ses contemporains musulmans pouvaient eux-mêmes posséder et cet ouvrage, en tant que référence théologique majeure, doit figurer dans cet ensemble.
22En acquérant ce manuscrit, Postel se transforme en adīb parce qu’il constitue la bibliothèque d’un adīb. On trouve là l’exemple de la constitution patiente et volontaire d’un corpus par imitation. Si Postel avait eu les capacités de constituer une bibliothèque arabe idéale seul, c’est-à-dire s’il avait maîtrisé suffisamment l’arabe pour choisir lui-même les contenus des manuscrits, sans doute aurait-il choisi d’autres types de textes, ce que nous ne pouvons bien entendu pas savoir. Le fait qu’il soit accompagné par un homologue qu’il admire, comme en témoignent ses souvenirs rédigés plus tard, explique cette volonté (G. Postel, 1989). Il hérite donc d’une réflexion très antérieure des lettrés musulmans à propos du canon et offre un instantané de ce que doit être une bonne bibliothèque arabe à Constantinople au milieu du XVIe siècle.
23Un dernier exemple de manuscrit peut éclairer encore cette démarche. Constitué de quatre cahiers différents, le Ms. 1397 toujours du fonds Phillips, est un manuscrit composite. Le groupement a peut-être été demandé par Postel sans que nous puissions l’affirmer. Le premier cahier se décrit d’abord comme un traité de morphologie (ṣarf) et de syntaxe (naḥw), il compte 58 folios. En haut du deuxième folio on lit : « اتى الشيخ مسولمن ليعلمني », ce qui pourrait être traduit par « le cheikh Msoulmin ou Msoulin9 est venu pour m’enseigner. » L’écriture ne semble pas être celle de Postel mais ce n’est pas non plus celle du copiste qui prend en charge le reste. Là encore, le traité est bien connu en Orient, il s’agit de la Kāfiya fī al-naḥw شرح كافية ابن الحاجب في النحو d’Ibn al-Ḥāǧib. On en connaît de nombreuses autres copies (Ibn al-Ḥāǧib al-Mālikī, 2013). Manuel Satori précise à son sujet que « chez les Damascènes dont les inventaires après décès ont permis d’évaluer les possessions livresques, l’un des plus représentés parmi les 10 % d’ouvrages possédés qui concernent la langue est la Kāfiya d’Ibn al-Ḥāǧib » (M. Satori, 2013, note 5). Particulièrement représenté dans les bibliothèques de l’est du monde arabo-musulman, l’ouvrage est donc, sans surprise, choisi pour constituer une sorte de « bibliothèque arabe idéale ». Les propos de Manuel Sartori sur la présence de l’ouvrage dans les bibliothèques privées des Damascènes lettrés nous éclairent ainsi sur la volonté de Postel : de façon mimétique, il cherche à constituer ce type de fonds, c’est-à-dire une bibliothèque « d’humaniste musulman ». La circulation des manuscrits, l’artisanat bien développé dans les centres intellectuels du monde ottoman autour des copistes (à Constantinople mais aussi à Damas ou Bagdad) ont vraisemblablement plu à l’érudit.
24Le deuxième cahier compte les folios 59 à 68. Il contient un autre type de traité puisqu’il s’agit de commentaires sur l’Isagogue de Porphyre. C’est un ouvrage de Athīr al-Dīn al-Abharī (1200-1264) sur la logique, qui part des catégories aristotéliciennes (1872). On connait d’autres copies de ce texte rapportées plus tard par d’autres érudits européens et présentes notamment à la British Library. L’ouvrage est bien diffusé dans le monde arabe. Le choix de ces commentaires est parfaitement logique et témoigne de la volonté bibliophile de Postel (A. de Libera et A.-Ph. Seconds, 1998). La leçon comporte de nombreuses gloses marginales en arabe, qui ne sont peut-être pas le propre de cette copie ainsi que des notes en latin qui sont sans doute de la main de Postel (f. 65). Si le groupement peut sembler éclectique, il n’est pas étrange pour un érudit musulman. Les ouvrages grecs et plus encore leurs commentaires, font partie de la formation élémentaire du lettré musulman.
25Le troisième cahier (des folios 70 à 100), séparé de celui qui précède par deux pages blanches, est un autre traité de naḥw (syntaxe) bien connu en Orient lui aussi. Il s’agit du المصباح في علم النحو (Lanterne sur la science de la syntaxe), de المُطَرِّزي savant de Bagdad né en 1143 et mort en 1213. On connaît de nombreuses copies de ce court traité, divisé en cinq chapitres. La copie est complète. Pour une édition contemporaine du contenu on peut se rapporter au travail de Abd al Hamīd al Sayed10 qui l’établit à partir de 16 manuscrits différents (A. al Sayed, s.d. introduction). A la fin du cahier, on trouve une mention marginale notée de biais11 :
بعون الله الملك الفتاح في يوم الجمعة سادس عشرمن شهر صفر. صم الله ]…[والظفر من شهور و سنة. ست وثلاثين وتسعماية. والحمد لله على التمام والصلوات على محمد سيد الأنام
26Il s’agit vraisemblablement de la date de réalisation de la copie : septembre 1526 ce qui est à la fois conforme aux autres dates du manuscrit et à la date présumée de l’acquisition par Postel. Dans ce cahier, on ne relève aucune note en latin ou en grec. De très nombreuses gloses en arabe sont lisibles, ce qui montre que le contenu était étudié (ce qui est d’ailleurs corroboré par le nombre d’études connues sur le sujet).
27La quatrième partie du manuscrit est matériellement très différente du reste. Elle est polychrome avec des indications dans de petites bulles rouges qui ont peut-être disparu, car les bulles sont actuellement vides, mais le manuscrit décrit ce que l’on devrait y trouver. Il s’agit, comme pour le manuscrit 1391 d’un lexique arabe-turc mais présenté d’une manière différente. Aucun nom d’auteur n’est donné, le titre nous renseigne sur sa dimension d’abord pratique : «كتاب الترجمان في اللسان التركي والعربية », que l’on pourrait traduire par « Livre du tarjuman de la langue turque et arabe » ou « livre de l’interprète ». La présence de ce cahier pourrait constituer la preuve que le groupement a été commandé expressément par Postel car l’ouvrage n’est en rien constitutif d’une bibliothèque d’adīb, il s’agit d’une de ces fameuses tables décrites par les voyageurs dans l’Empire ottoman qui permettent, comme nos manuels de conversation actuels, de passer d’une langue à l’autre (ici, du turc ottoman à l’arabe et inversement) en montrant à son interlocuteur le mot que l’on veut dire. Le cahier a été très travaillé par l’humaniste qui y a inscrit de nombreuses traductions personnelles en latin et en grec. On constate ainsi une double orientation dans les principes de collection : d’une part, des ouvrages que Postel rapporte pour un usage pratique immédiat et qui ont essentiellement trait à l’apprentissage des langues de l’Empire ottoman auquel il consacre un intérêt constant, d’autre part, des ouvrages qu’il ne peut utiliser lui-même et qui vont constituer un corpus arabo-musulman validé par les érudits qu’il rencontre dans l’Empire ottoman.
28À partir du XVIe siècle, les bibliothèques européennes s’enrichissent progressivement de fonds arabes. S’interroger sur les principes à l’origine de l’élaboration de ce corpus spécifique permet de montrer qu’ils obéissent à une logique d’imitation : les manuscrits rapportés ne sont pas seulement ceux qui intéressent directement les voyageurs européens mais aussi ceux que leurs homologues considèrent comme les plus importants. L’échantillon réduit étudié ici pourrait être élargi mais il permet déjà de mettre en évidence le rôle essentiel des intermédiaires arabophones dans la constitution de ces fonds. Riche de plusieurs siècles de théorisation sur ce qui doit constituer une bibliothèque idéale, le monde arabo-musulman n’a bien sûr pas attendu les voyageurs occidentaux pour réfléchir à la notion de corpus. Le rôle de Postel est exceptionnel : non seulement il a réussi à rapporter un nombre impressionnant de manuscrit mais surtout, il a parfaitement conscience du fait que le monde arabo-musulman est le plus légitime pour constituer un corpus arabo-musulman. C’est cette même certitude qui le guide lors de la rédaction de sa grammaire arabe dont les catégories ne sont pas celles des langues romanes mais celles des grammairiens arabes eux-mêmes.