Le corpus infini. À propos de l’esthétique de Jacques Rancière
1Dans cet article, j’essaierai de problématiser la notion de corpus et de son rapport à l’autorité à partir de quelques écrits de Jacques Rancière. En effet, bien que ce philosophe ne se soit jamais occupé de littérature comparée à proprement parler, sa manière de « faire corpus » nous offre un modèle potentiel de corpus non-hiérarchisé qui semble particulièrement adapté à notre domaine. Je commencerai mon intervention par une question qui, comme le remarquait notamment Alain Badiou1, est cruciale chez Rancière, à savoir : qu’est-ce qu’une transmission non-autoritaire du savoir ?
2Dans Le Maître ignorant, livre très connu paru en 1987, Rancière présente la figure et les écrits oubliés de Joseph Jacotot, professeur de littérature française à l’université de Louvain, qui, en 1818, fut chargé d’enseigner le français à une classe de Flamands. Malgré l’absence de lingua franca pour communiquer avec eux, Jacotot fut choqué par la capacité de ses élèves d'apprendre le français de manière autonome à partir d’une édition bilingue du Télémaque de Fénelon. Cette expérience l’amena à se battre pour une réforme du système éducatif qu’il appela l’« éducation universelle », et qui consisterait à enseigner ce que l’on ne sait pas. Ce qui importe ici, c’est que dans la vision de Jacotot la relation entre le maître et l’élève est libérée de sa disparité structurelle et, plus précisément, elle n’est pas conçue comme une relation directe mais comme une relation médiée. La liberté de l’élève par rapport au maître est due à la discontinuité de leur lien : la présence du livre constitue en fait un troisième pôle qui engendre un hiatus dans leur relation (Rancière, [1987] 2012c, p. 55-56). En d’autres termes, si le livre devient central dans la relation éducative, le maître n’a plus le rôle d'expliquer, il vérifie tout au plus que les affirmations de l’élève aient un ancrage dans le livre. L’enseignant n’est donc pas un médiateur nécessaire dans la transmission du savoir.
3Au-delà de la vérité empirique de l’événement qui voit un groupe de Flamands apprendre à lire et à comprendre seuls le Télémaque, Rancière tire du récit de Jacotot la revendication de l’inutilité d’un principe d’autorité concernant la transmission du savoir. Cette figure du maître ignorant, qui est aujourd’hui inextricablement liée au nom de Rancière, devient emblématique et s’inscrit dans son corpus philosophique récurrent, à cote des auteurs les plus canoniques de la philosophie occidentale, tels que Platon ou Kant. À bien regarder donc, nous pouvons remarquer une première déclinaison de corpus non hiérarchisé parmi les références philosophiques de Rancière et la manière qu’il a de les traiter. Pourtant, avant de le trouver chez Joseph Jacotot, c’est chez Louis Althusser, dont il était étudiant au début des années 1960, que Rancière trouve paradoxalement un exemple de transmission non autoritaire du savoir. En effet, si au début des années 1970, Rancière s’insurge contre la défense de l’autorité intellectuelle de la part d’Althusser et contre son marxisme scientiste (Rancière, [1974] 2012), il n’en reconnaît pas moins que, lors du séminaire qui aboutit en 1965 au célèbre recueil Lire le Capital (Althusser, [1965] 2014), c’est grâce à Althusser que le corpus de Marx a été libéré de l’autorité du parti communiste. En fait, en vue du séminaire d’Althusser les textes de Marx avaient été confiés aux étudiants pour qu’ils les lisent comme s’ils n’avaient jamais été lus par personne avant. En commentant le résultat de cette tâche de lecture directe et non médiée par d’autres interprétations, Rancière parle précisément d’ « appropriation sauvage de la théorie » (Rancière, 2016, p. 243). Pourtant, la question que je posais au début de cet article ne porte pas que sur la manière dont le savoir est transmis, mais aussi sur ce qu’on transmet, et donc sur une idée de canon, c’est-à-dire, dans les termes de Rancière, d’un certain partage du sensible. Or, l’idée de canon, bien qu’elle ne soit pas abordée frontalement, est présente chez Rancière comme quelque chose d’ipso facto rigide, hiérarchique. Je voudrais donc examiner la manière dont il déconstruit la notion de canon à partir de ses propres choix en termes de corpus dans ses travaux sur l’histoire, la littérature et les arts, sachant que les divisions conventionnelles entre les disciplines ne sont pas très nettes chez cet auteur.
4Si, pour Rancière, le terme d’esthétique équivaut par définition à la suspension de toute hiérarchie2, nous pouvons nous poser deux questions : quel est le corpus qui peut s’adapter à une esthétique qui se veut non-hiérarchique ? De quelle manière peut-on présenter et représenter ce corpus ?
5J’aborderai la problématique du corpus chez Rancière selon deux axes principaux.
6Le premier concerne le corpus que Rancière utilise dans le récit historique, que j’ai déjà mentionné en parlant du maître ignorant Jacotot. Prenons comme exemple le travail que Jacques Rancière mène dans les années 1970 sur les archives ouvrières et dont l’accomplissement majeure est la publication de La Nuit des prolétaires (Rancière, [1981] 2012b). Rancière constitue un corpus de textes ouvriers, et précisément de textes écrits par des ouvriers saint-simoniens, issus de revues ouvrières de la monarchie de Juillet : articles, poèmes, lettres auxquels Rancière ne s’intéresse pas en tant que sources de connaissance d’une certaine identité ouvrière, mais précisément comme élément perturbateur de toute classification. En fait, le centre du livre est occupé par des figures de poètes-ouvriers qui refusent leur identité d'ouvriers et qui cherchent à écrire comme des bourgeois. Bien que l’intention soit certainement de combler un vide historiographique, Rancière ne propose pas ces textes en tant qu’épitome de ce qu’est une littérature ouvrière ; il ne les propose pas non plus en tant que canon alternatif, ou canon subalterne qui viendrait s’opposer au canon de la littérature légitime. Il montre plutôt qu’une identité ouvrière solide n’existe pas et qu’il n’existe donc pas de correspondance nécessaire entre la classe ouvrière et une certaine esthétique, ou, plus largement, entre une certaine classe et une certaine esthétique. En d’autres mots, il ne s’agit pas simplement d’un corpus d’écrits minoritaires, mais d’un corpus d’exceptions, un corpus exceptionnel.
7Il est indispensable de souligner la manière dont Rancière expose l’histoire ouvrière, qui s’inspire du roman moderniste, et notamment de Virginia Woolf3, car le discours indirect libre est pour Rancière le moyen de créer une zone d’indistinction entre la voix de l’historien et son corpus. Dans La Nuit des prolétaires, en fait, les extraits de textes des ouvriers se mêlent au commentaire continu de l’auteur, donnant lieu à une fiction historique qui imite parfois la rhétorique de ces écrits du XIXe siècle. Aucune progression causale des événements historiques n’est suivie, seules des allusions y sont faites. Les travailleurs sont appelés par leur nom propre et chacun est placé sur un chemin individuel. Prenons comme exemple quelques lignes dans lesquelles Rancière parle de l’« ancien berger Gilland » :
La pauvreté ne se définit pas dans le rapport de la paresse au travail mais dans l’impossible choix de sa fatigue : « ... J’aurais voulu être peintre. Mais la pauvreté n’a pas de privilège, pas même celui d’adopter telle ou telle fatigue pour vivre ». Il ne s’agit pas là de droit à la paresse, mais du rêve d’un autre travail : un geste très doux de la main, suivant lentement le regard, sur une surface polie (Rancière, [1981] 2012b, p. 20).
8On peut remarquer comment le discours de Rancière adhère et développe les pensées de Gilland : l’extrait débute avec une maxime dont l’appartenance à Rancière ou à Gilland lui-même est indécidable (« La pauvreté ne se définit pas dans le rapport de la paresse au travail mais dans l’impossible choix de sa fatigue »). Suit une citation, signalée par des guillemettes, qui confirme le point de vue de Gilland (« “J’aurais voulu être peintre” »). Le paragraphe suivant relance le discours avec une autre maxime qui réitère le concept à travers l’image de la main, du regard, à nouveau suspendue entre le commentaire explicatif de Rancière et la rêverie de Gilland (« Il ne s’agit pas là de droit à la paresse, mais du rêve d’un autre travail : un geste très doux de la main, suivant lentement le regard, sur une surface polie »). Ce procédé stylistique qui caractérise le livre fait partie d’une précise volonté de Rancière qui y retourne clairement dans un autocommentaire rétrospectif :
Il y a dans La Nuit des prolétaires un minimum de « donc » —ceux-ci, quand ils existent, étant souvent à contre-emploi, puisqu’ils sont employés pour réfuter une conclusion […]. J’ai systématiquement évité les relations de type hiérarchique, la construction du livre étant faite essentiellement d’équivalences et de déplacements : un texte cité, un commentaire en forme de paraphrase qui le déplace et amorce un mouvement vers une autre scène ; beaucoup de phrases nominales dans le commentaire, une sorte de style indirect libre qui — à son modeste niveau — cherche, à la manière de Flaubert, à « dévisser » les paragraphes pour qu’ils puissent glisser les uns sur les autres. Ce n’est évidemment pas un principe formel de fluidité, c’est un principe d’écriture égalitaire : supprimer la hiérarchie entre le discours qui explique et celui qui est expliqué, faire sentir une texture commune d’expérience et de réflexion sur l’expérience qui traverse les frontières des disciplines et la hiérarchie des discours (Rancière, 2012a, p. 61-62).
9On pourrait donc dire que la redécouverte d’un corpus minoritaire d’écrits ouvriers hétérodoxes s’accompagne à l’intégration de ces écrits dans son propre commentaire, sans qu’il n’y ait pas vraiment de séparation entre les deux discours, du moment que le commentaire adhère à l’objet et, dans un certain sens, le mime, le réécrit. Cela dit, le problème éthico-politique de ne pas se situer au-dessus de son objet et d’éviter la posture du maître, d’éviter d’« expliquer » les choses, de les contextualiser schématiquement ou de présenter les événements de manière linéaire, aboutit, dans les faits, à une écriture très opaque pour le lecteur : il s’agit d’un livre dont les informations sont à extraire.
10Le deuxième axe concerne le corpus hypothétique de la modernité, catégorie à l’égard de laquelle Rancière montre du scepticisme, lui préférant celle de « régime esthétique ». Le régime esthétique se caractérise par l’effondrement des hiérarchies représentatives, par une parataxe potentielle de tout sujet représenté et par une posture anti-anthropocentrique. Il s’agit essentiellement du nom que Rancière donne à « la ruine des canons anciens qui séparaient les objets d’art et ceux de la vie ordinaire » (Rancière, 2004, p. 14), et à la fin de l’influence des anciennes poétiques normatives. D’un point de vue historique, l’émergence du régime esthétique semble bien coïncider avec la modernité, et pourtant Rancière se dissocie de cette identité :
L’idée de modernité est une notion équivoque qui voudrait trancher dans la configuration complexe du régime esthétique des arts, retenir les formes de rupture, les gestes iconoclastes, etc., en les séparant du contexte qui les autorise : la reproduction généralisée, l’interprétation, l’histoire, le musée, le patrimoine... Elle voudrait qu’il y ait un sens unique alors que la temporalité propre du régime esthétique des arts est celle d’une co-présence de temporalités hétérogènes (Rancière, 2000, p. 37).
11En d’autres termes, au lieu de libérer un corpus nouveau, fondé sur un principe de dépassement des normes, l’idée de modernité (ou plutôt celle de modernisme) établirait l’énième canon contraignant, bien que, cette fois, il s’agisse d’un canon de la rupture. En effet, Rancière s’oppose à une certaine interprétation de l’art moderne (et spécialement à celle du critique étatsunien Clement Greenberg) selon laquelle chaque art réfléchirait à sa propre forme à partir de son médium spécifique : « le modèle téléologique de la modernité est devenu intenable, en même temps que ses partages entre les “propres” des différents arts, ou la séparation d’un domaine pur de l’art » (Rancière, 2000, p. 42).
12Il affirme, au contraire, que le régime esthétique est fondé sur le mélange, sur le brouillage des frontières (et on peut d’ailleurs remarquer que, dans cette perspective, parler d’intermédialité ou d’hybridité n’aurait pas de sens). À travers la catégorie de régime esthétique Rancière cherche à valoriser une idée de la modernité qui n’implique pas uniquement les œuvres effectivement « modernes » : « le “régime esthétique” est un régime inclusif dans la mesure où il fonctionne massivement par recyclage et réinterprétation, ce qui veut dire que des œuvres qui relèvent d’autres régimes y prennent place en étant éventuellement modifiées, altérées » (Rancière, 2012a, p. 224).
13On peut trouver l’application de cette conception dans Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art (Rancière, 2011), où justement Rancière inclut l’art grecque dans le corpus des œuvres de la modernité. Il s’agit néanmoins d’une Grèce relue, réutilisée, actualisée : selon cette vision, on peut commencer à parler de régime esthétique avec Winckelmann, ou avec Schiller, c’est-à-dire à travers une manière de réinterpréter l’art de la Grèce classique.
14Je propose qu’on s’arrête sur Aisthesis : ce livre nous interpelle car Rancière y définit lui-même « une contre-histoire » (Rancière, 2011, p. 13) de la modernité artistique. Quelles sont donc les œuvres choisies pour écrire cette histoire anti-moderniste de la modernité ? Quel est le corpus qui échappe à son devenir-canon ?
15Concernant sa structure, Aisthesis s’inspire ouvertement de Mimesis de Eric Auerbach (Auerbach, [1946] 2015). Il se compose de quatorze chapitres, précédés, comme dans Mimesis, d’une citation et d’un titre (ex. « Le ciel du plébéien », « La machine et son ombre »). Chaque chapitre est consacré à ce que Rancière appelle la scène :
La notion de « scène » assure d’emblée une fonction que l’on peut dire épistémologique, bien que ce ne soit pas du tout mon terme. Travailler sur la scène, c’est refuser toute une logique de l’évolution, du long terme, de l’explication par un ensemble de conditions historiques ou du renvoi à une réalité cachée derrière les apparences. Donc le choix de la scène est le choix d’une singularité […]. (Rancière, 2018, p. 11)
16Par le biais du dispositif de la scène, Rancière vise donc à juxtaposer des événements à la fois ponctuels et pluriels : si le fil rouge du livre d’Auerbach consistait à montrer l’évolution de la représentation de la vie quotidienne dans la littérature occidentale, Rancière semble ne pas se concentrer sur le suivi d’une catégorie esthétique précise ni sur l’explicitation d’une quelconque progression au fil des chapitres.
17Chaque scène est située dans l’espace (il s’agit essentiellement des lieux de la tradition occidentale, principalement européenne et nord-américaine, envers laquelle Rancière a des intérêts de longue date) et dans le temps, dans une période allant de 1764 à 1941. La dernière scène s’achève sur la critique de la conception moderniste de Clement Greenberg, grand promoteur du cubisme et de l’expressionisme abstrait, dont Rancière dénonce l’effet de ségrégation esthétique : celui de Greenberg ne serait qu’un « modernisme rétrospectif qui […] réussira à imposer la légende dorée des avant-gardes et à récrire à son profit l’histoire des bouleversements artistiques d’un siècle » (Rancière, 2011, p. 14). Sa place à la toute fin du livre est donc stratégique : Greenberg devient le nom symbolique d’une occasion manquée, d’une négation de l’esthétique inclusive du « vrai » modernisme, à savoir « un régime de perception, de sensation et d’interprétation de l’art [qui] se constitue et se transforme en accueillant les images, les objets et les performances qui semblaient les plus opposés à l’idée du bel art » (Rancière, 2011, p. 10).
18L’une des intentions du livre est certainement de mettre en lumière des événements artistiques qui ont été occultés par le récit d’une modernité dominé par les œuvres-rupture :
Difficile de comprendre les révolutions scénographiques du XXe siècle sans s’arrêter sur les soirées passées aux Funambules ou aux Folies-Bergère par ces poètes que personne ne lit plus : Théophile Gautier ou Théodore de Banville ; de percevoir la « spiritualité » paradoxale des architectures fonctionnalistes sans passer par les rêveries « gothiques » de Ruskin ; de faire une histoire un peu exacte du paradigme moderniste en oubliant que Loïe Fuller et Charlie Chaplin y ont contribué bien plus que Mondrian ou Kandinsky, et la descendance de Whitman autant que celle de Mallarmé (Rancière, 2011, p. 13).
19Parallèlement, les œuvres du canon de la modernité sont soustraites à leurs interprétations modernistes et réinterprétées à travers le prisme du mélange esthétique4.
20L’objectif d’Aisthesis est également de raconter le régime esthétique tout en renversant l’ordre de causalité du matérialisme : pour Rancière, ce n’est pas la structure économique qui engendre la révolution sociale ; au contraire, « la révolution sociale est fille de la révolution esthétique » (Rancière, 2011, p. 17). Les changements dans l’expérience sensible ont rendu possible l’âge des révolutions5 : c’est donc une histoire du sensible que Rancière veut écrire, une histoire dans laquelle on ne met pas l’accent sur les grandes ruptures provoquées par les œuvres d’art. Par conséquent, les œuvres ne se trouvent pas souvent au centre de la scène, car chaque scène n’est pas consacrée à une œuvre mais à une hétérogénéité construite à partir d’un point de repère singulier : la plupart des longs passages qui ouvrent chaque chapitre sont en fait des citations critiques sur un événement artistique. Rancière utilise explicitement le terme « événement » pour marquer le fait que l’œuvre n’est qu’un élément parmi d’autres : elle devient de l’art à travers l’interaction avec elle, à travers le discours qui l’identifie comme telle et la fonction qu’on lui reconnaît.
21Par exemple, dans le chapitre 8, intitulé « L’art décoratif comme art social : le temple, la maison, l’usine », le point de départ consiste d’un texte du critique Roger Marx qui parle de « régénération esthétique » à propos des arts décoratifs, et en particulier à propos des vases d’Émile Gallé. Rancière le commente ainsi :
La régénération esthétique, c’est la restauration de l’unité de l’art, une unité perdue depuis la séparation entre les « beaux-arts », voués à la seule contemplation des visiteurs de musées, et les arts dits décoratifs parce qu’ils sont mis au service d’une fin pratique et intégrés à la décoration d’un édifice (Rancière, 2011, p. 163).
22Roger Marx considère en effet l’art décoratif comme art social : ses propos vont être mis en relation avec les idées de William Morris, mais aussi avec Winckelmann et Schiller (« Cette régénération “esthétique” semble prendre à rebours la pensée de l’art née de la contemplation de l’Hercule mutilé du Belvédère ou de la Junon de la Villa Ludovisi », Rancière, 2011, p. 164-165). Ils vont par ailleurs être liées à Madame Bovary par les biais de John Ruskin, dont la notion de gothique est, selon Rancière, « un paradigme social de l’art, non la nostalgie d’un style historique » (Rancière, 2011, p. 172). En se détachant des interprétations qui voient en Ruskin « l’expression d’une nostalgie pour les paradis perdus de la foi et de l’artisanat populaire » (Rancière, 2011, p. 166), Rancière cherche ensuite à montrer les analogies entre l’esthétique fonctionnaliste et celle des Arts and Crafts ou de l’Art déco, dont le rapport est souvent décrit « comme l’abandon des sinuosités ornementales au profit de la ligne pure répondant à la fonction des objets et à la rationalité de l’habitat » (Rancière, 2011, p. 172), et que Rancière rassemble à partir d’une même idée de fonction sociale de l’art. Le réseau de relations va encore se développer jusqu’à inclure l’architecture de Peter Behrens.
23On ne trouve donc pas, dans ce livre, de propositions de contre-canon, car Rancière veut justement s’opposer à l’identification d’œuvres emblématiques ayant un caractère de rupture. Il s’agit plutôt d’un échantillonnage, virtuellement extensible à l’infini, d’événements sensibles relevant de la pluralité des arts, de la littérature à la pantomime. Si rupture il y a, elle se vérifie dans le sensible à travers la dialectique entre les œuvres et le regard qu’on porte sur elles, à travers les liens que les œuvres tissent au-delà d’elles-mêmes.
24Aisthesis se fonde sur le postulat du régime esthétique : chaque scène est difficile à synthétiser précisément à cause de la multiplicité des juxtapositions et des déviations par rapport au point de départ de chaque chapitre, sans continuité d’une scène à l’autre. En outre, le style de Rancière conduit à l’indistinction entre le discours philosophique et l’objet, à l’explosion des références, à l’absence d’argumentation reconnaissable. Cette manière d’écrire s’inspire, on l’a vu concernant La Nuit des prolétaires, du roman moderniste — et notamment de la manière dont Auerbach le conçoit dans le dernier chapitre de Mimesis dédié à Virginia Woolf (Auerbach, [1946] 2015, chapitre XX).
25L’intérêt de cette « contre-histoire de la modernité » réside donc dans la tentative de faire une histoire du régime esthétique à la manière du régime esthétique, sans progression linéaire, en traitant indistinctement les différentes pratiques artistiques, en saisissant les changements portés par une révolution disséminée, qui se joue entre les œuvres d’art et le concept de l’art, d’où la présence de l’art de la Grèce antique dans son interprétation moderne.
26Finalement, Rancière est moins en polémique contre la catégorie de modernité en soi que contre ses interprétations univoques. Construisant des scènes, Rancière tente de rendre compte des variations dans la distribution du sensible en inscrivant les singularités artistiques dans un réseau de relations horizontales non causales avec d’autres éléments. La succession de scènes ne répond pas à la linéarité et à la progression : le concept de régime esthétique n’est autre que le stade de visibilité de la condition anarchique du sensible, et le corpus qui peut en rendre compte est une juxtaposition potentiellement illimitée de scènes, une juxtaposition non téléologique et sans direction. C’est au mieux une carte ou, pour utiliser une métaphore typique de Rancière, un tissu. En d’autres mots : quelque chose qui peut s’étendre à l’infini, selon une dynamique centrifuge.
27On pourrait dire, en reprenant les catégories de Mukařovský, que la potentialité du régime esthétique ne réside pas tant dans l’« artefact » que dans l’« objet esthétique », avec son caractère ipso facto relationnel. C’est à cela que se réfère le concept de scène, qui « présente donc un événement singulier et explore […] le réseau interprétatif qui lui donne sa signification » (Rancière, 2011, p. 11). C’est la scène et non l’œuvre qui définit le régime esthétique : si on élargit le discours à la conception de la politique des arts de Rancière, on peut en conclure que les œuvres d’art ne sont pas politiques pour leurs caractéristiques intrinsèques, mais elles le deviennent dans le discours qui les interprète et se les approprie.
28On pourrait aussi ajouter que, dans la scène, tout élément fait corpus : le corpus est constitué si bien par l’œuvre et son réseau que par la critique et le commentaire. La même logique régit, bien que dans une phase précédente aux travaux sur le régime esthétique, la restitution de l’expérience ouvrière qui est déjà présentée comme expérience sensible6, où le textes se lient à leurs propres commentaires de manière inextricable.
29Dans ce cadre, deux problèmes émergent de notre discours.
30En premier lieu, si l’on a dit que Rancière est en polémique avec l’idée de canon, vu comme une expression de la domination, et avec l’idée de modernité, qui est selon lui une manière autoritaire et unilatérale de lire l’histoire des arts, nous devrions en théorie être loin du privilège accordé à la nouveauté esthétique par les théoriciens modernistes. En même temps, dans son commentaire des œuvres, tout en s’abstenant de porter des jugements de valeur, Rancière s’intéresse à la capacité d’une œuvre de modifier une configuration donnée du sensible, valorisant ainsi le caractère de nouveauté des œuvres, bien qu’à un niveau différent. Par exemple, il considère révolutionnaire la littérature qui met au centre le moment quelconque, à l’instar des romans de Virginia Woolf. C’est ainsi qu’il distingue ailleurs un « art critique », « qui déplace les lignes de séparation, qui met de la séparation dans le tissu consensuel du réel, et, pour cela même, brouille les lignes de séparation qui configurent le champ consensuel du donné » (Rancière, 2008, p. 85).
31Cela soulève également la question de savoir pourquoi, dans ses écrits sur la littérature7, Jacques Rancière reste finalement ancré au canon des œuvres patrimoniales (il se concentre principalement sur Mallarmé, Flaubert, Woolf, Proust). À cette objection, qui lui a été faite, Rancière a répondu motivant son choix par son goût personnel :
Je choisis des œuvres qui m’ont frappé par leur force intrinsèque et qui en même temps montrent quelque chose par rapport au partage du sensible. C’est, de fait, le cas de Madame Bovary plus que des Mystères de Paris et des films de Pedro Costa plus que des séries télé. [...] Il y a cette idée très forte que, si on est de gauche et qu’on s’intéresse à la politique, il faut travailler sur les choses étiquetées « culture populaire » et que toute œuvre qui tient par elle-même au lieu d’être simplement un élément statistique ou symptomatique est « élitiste » (Rancière, 2012a, p. 250).
32Selon lui, il faut séparer deux problèmes : « l’opposition de la culture légitime et de la culture non légitime, et la hiérarchie interne liée à l’affinement propre de la sensation ». La fréquentation assidue des œuvres de tout domaine, « dans tous les domaines culturels, hauts ou bas », permet d’affiner le goût :
Dans les formes de culture dites populaires, il existe en fait des degrés d’appréciation qui sont complètement hiérarchisés. Quelqu’un qui est dans la culture des musées, de la musique savante ou des films supposés artistiques peut penser que le rap est toujours du rap. Pour quelqu’un qui vit dans l’univers du rap, certaines formes de rap sont nulles, inaudibles, insupportables. [...] Il faut séparer les hiérarchies esthétiques produites par l’expérience esthétique de toute classification des formes d’art en termes de haut et de bas (Rancière, 2012a, p. 250-251).
33Ainsi, pour Rancière, il existerait une hiérarchie du goût engendrée par le raffinement de la sensibilité personnelle et qui s’exprimerait par rapport à des singularités. Cette hiérarchie ne coïnciderait pourtant pas avec une hiérarchie des formes sur la base de leur légitimité ou illégitimité (socialement déterminée8). En d’autres mots, toute forme de la culture serait équivalente en termes de légitimité, tandis que dans son propre champ chaque forme présenterait des œuvres de valeur différente9. Mais ne s’agit-il pas finalement de la réintroduction d’un canon bien qu’à un autre niveau ?