Genre et corpus historiographique : réflexions contemporaines sur l’(in)disciplinarisation et la déstabilisation de l’histoire scientifique
1Pour commencer, je voudrais remercier Marie Kondrat et Matilde Manara pour leur invitation et l’opportunité d’apporter une contribution à ce volume à partir de mon domaine de recherche et positionnement académique.
2À part les usages religieuses et légales, le mot corpus est utilisé par la science moderne pour faire référence à un ensemble d’archives ou de documents, apparaissant comme corpus exhaustif et plus ou moins clos, ou comme corpus représentatif d’une réalité plus large. Dans sa modernité, le mot corpus implique ainsi un désir d’objectivité, de cohérence et d’unité, qui renvoie à un besoin de récit et de fil conducteur, de méthode, d’ordre et de contrôle. À propos du contrôle, le théoricien brésilien de la littérature, Luiz Costa Lima, a écrit des nombreux textes, jamais traduits en français, sur ce qu’il appelle « le contrôle de l’imaginaire », exercé par la modernité occidentale. Parmi ses premières réflexions, publiées dans le contexte de son exil aux États-Unis des années 1980, Costa Lima réfléchit au XVIIIe siècle européen et au passage du contrôle religieux, sur des bases morales, au contrôle mis en place par la science à partir de la méthode (Lima, [1984], 2007). Mais Costa Lima ne développe pas à ce moment un type spécifique de contrôle, qui se faisait aussi par d’autres voies, comme la voie juridique. En France, par exemple, seulement en 1861 un baccalauréat réalisé par une femme a été accepté par une Faculté (la Faculté de Lettres de Lyon) : « jusqu’au tournant du XXe siècle, la présence féminine dans l’ensemble des universités françaises est fort modeste, sans jamais dépasser 3 % de l’effectif global. Mais à partir de la fin de la décennie 1900, cette proportion se rapproche déjà des 10 % », nous raconte Natalia Tikhonov Sigrist (2009).
3À partir de ces considérations, je voudrais donc problématiser quelques rapports entre corpus et corps dans l’historiographie. Il s’agit d’une relation ambiguë, à la fois directe et opposée. Directe dans la mesure où le corpus scientifique s’inspire de l’organicité corporelle, de sa cohérence et de sa fonctionnalité. Opposée, dans la mesure où la philosophie occidentale a eu tendance, depuis Descartes, à penser le corps séparé de la pensée objective. L’Histoire des Femmes, des féminismes et les études de genre nous racontent pourtant une histoire d’insertion progressive du corps en tant que corpus scientifique. Cette insertion peut, à mon sens, être encore perçue par quelques-uns comme source de déstabilisation de la science, notamment lorsque, aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement du corps de « la femme », mais des différents corps subalternes.
4Considérant cette piste de réflexion, à partir du champ historiographique dans lequel j’ai été formée au Brésil, j’ai intitulé cet article : « Genre et corpus historiographique : réflexions contemporaines sur l’(in)disciplinarisation et la déstabilisation de l’histoire scientifique ». Pour développer mon argument, je diviserai ma réflexion en deux parties.
5J’ai suivi une formation en Histoire aux niveaux de la licence, de la maîtrise, du doctorat et du post-doctorat au Brésil, avec des recherches axées sur les rapports entre genre, littérature et politique dans la contemporanéité. En ce sens, lorsque j’ai lu la proposition du présent colloque, ma première idée était d’examiner les contributions de l’Histoire des Femmes et des études de genre, à la fois en termes de renouvellement de choix des corpus scientifiques, mais aussi comme déclencheurs d’un questionnement épistémologique de l’histoire scientifique, notamment depuis les années 1970.
6Toutefois, il faut savoir qu’en entrant à l’université brésilienne en 2004, j’ai vécu un moment de grands changements au niveau de l’éducation nationale. Mon parcours en Licence1, en ce qui concerne la théorie de l’Histoire et l’historiographie, a été, au début, presqu’entièrement fondé sur des bases européennes2. Mais à mesure que le XXIe siècle avançait au Brésil, et j’avançais dans le parcours académique, une véritable « révolution » épistémologique s’est opérée. Cela dit, au moment où j’ai choisi mon premier corpus d’analyse pour cette présentation, c’est la bonne élève de Licence qui a parlé en moi, celle qui a découvert passionnée les travaux de Michelle Perrot, Bonnie Smith, Joan Scott, Françoise Thébaut, et tant d’autres historiennes francophones et anglophones. Cette élève, en effet, a fait son travail, et cela constitue la première partie de ma présentation.
7Mais la bonne élève brésilienne, après avoir lu les références françaises et anglaises, a décidé également de reprendre Les Mots et les choses de Michel Foucault, lecture obligatoire dans ma formation au Brésil. Toutefois, ce qui n’avait pas retenu mon attention lorsque j’étais étudiante en Licence a, cette fois-ci, pris tout son sens. J’ai passé des jours à réfléchir à une seule phrase, dans laquelle Foucault échappe rapidement à son désir obsessionnel de compréhension de l’ordre, pour s’abandonner à l’ironie du vide, de l’arbitraire et de l’incohérence. Au tout début de la préface pour l’édition de 1990, il attribue la naissance de son livre à Jorge Luis Borges. Il s’agit du grand écrivain argentin qui a tant influencé la philosophie de Foucault, mais aussi l’historiographie française, dont Roger Chartier, historien des Annales et, également, professeur au Collège de France. Foucault cite le conte El idioma analítico de John Wilkins, dans lequel Borges ironise l’arbitraire des classifications scientifiques. Foucault, lecteur de Borges, écrit : « La gêne qui fait rire quand on lit Borges est apparentée sans doute au profond malaise de ceux [et je dirais, de celles] dont le langage est ruiné : avoir perdu le “commun” du lieu et du nom. Atopie, aphasie » (Foucault, 1990, p. 10).
8Le texte de Borges et le commentaire de Foucault lisant l’auteur argentin, m’ont motivé à écrire la deuxième partie de cette présentation, où je me plonge sur la question de l’indisciplinarisation à/sur laquelle j’ai été aussi formée au Brésil et dont je n’avais pas pris conscience que lorsque j’ai commencé à enseigner à l’université française en 2015. Quand j’ai débarqué à Paris il y a huit ans, ma trajectoire de recherche en histoire du Brésil contemporain me semblait incompatible avec le contexte historiographique français, en plus d’être considérablement chaotique, au moment même où je perdais ma langue, mes lieux communs et mon nom. Et pourtant, aujourd’hui, ma conviction de la nécessité d’un nouveau regard sur le corpus historiographique est donnée par l’acceptation et de la compréhension de cette « chute du ciel3 ».
Études de genre et historiographie
9Le mot corpus, comme évoqué dans d’autres présentations du colloque, renvoi aussi bien au corps humain qu’à un ensemble d’archives ou de documents ou à un type d’organisation sociale tels les corps de métier ou corporations. Ces trois usages sont transversalement explorés par l’histoire écrite par les femmes (en dehors de l’université), par « l’Histoire des Femmes » (champ historiographique) et par les études de genre (champ théorique plus large).
10Ainsi, le choix d’un corpus à partir d’une logique du corps a probablement toujours existé. Je pense ici à la thèse d’Anne Debrosse (2018), La Souvenance et le Désir, où la chercheuse affirme que, dès l’Antiquité, des femmes poètes se citent entre elles et établissent des lignées. Question de légitimité, bien sûr, dans un univers hostile à leur pratique discursive. Ce même schéma (citation et établissement de lignée) apparaît en effet dans les écrits des femmes et sur les femmes tout au long de l’histoire occidentale. Le corpus de la Querelle des Femmes le prouve. Rappelons-nous que celui-ci n’a été nommé ainsi qu’à partir du XIXe siècle, afin de désigner un ensemble de textes et d’images qui auraient circulé depuis le XIIIe siècle, traitant de la différence sexuelle et, surtout, des définitions de ce qu’est une femme, de son rôle, de son essence. L’intérêt pour le corpus de la Querelle augmente en même temps que la présence des femmes dans les universités. Actuellement, le corpus établit par la chercheuse Eliane Viennot constitue une référence en ce sens, tout comme celui élaboré par la Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime ou par le site canadien querelle.ca4.
11L’historiographie contemporaine sur la Querelle devient donc un exemple intéressant de réflexion sur un corpus exhaustif de longue durée (huit siècles), dont la cohérence est donnée dans la contemporanéité sur la base d’une classification qui imbrique genre (le féminin) et sexe (la femme). De même, la publication d’anthologies de femmes illustres, de femmes savantes, des femmes célèbres, ont été publiées depuis le XVIe siècle, mais se multiplient au fil du XXe, marquées par l’augmentation de la présence des femmes dans l’espace publique, notamment dans l’enseignement et dans les métiers de la culture. Comme nous le savons, la féminisation des pratiques culturelles est une donnée du contexte européen contemporain (Daumas, 2019 ; Matamoros, 2020 ; Donnat, 2005), dont on peut voir plusieurs exemples à travers le marché de l’édition, qui abonde en dictionnaires de femmes écrivaines et anthologies de femmes qui écrivent. Cependant, je voudrais m’attarder sur le XIXe siècle, car c’est le siècle de formation des mouvements collectifs de femmes, d’une revendication organisée autour du droit à l’éducation et d’une croissante insertion des femmes dans la presse.
12Le XIXe siècle est également le moment d’institutionnalisation de l’histoire scientifique, marquée par la radicalisation de la méthode – inspirée de la philologie et de l’érudition antiquaire, par l’accent mis sur la recherche archivistique. Or, tous ces espaces de construction de l’histoire scientifique étaient légalement interdits aux femmes. Le champ d’études appelé « Histoire des Femmes » n’a été créé, on le sait, que dans les années 1970, par l’initiative d’historiennes issues de l’histoire sociale, comme Michelle Perrot, dans un moment de prise de conscience de la dimension sexuée de la société et de l’Histoire. Dans la série de 25 épisodes lancés sur France Culture en 2005 à propos de l’Histoire des Femmes, Perrot fait le point sur les productions historiographiques du champ d’étude dont elle a été l’une des fondatrices. Dans cette série, l’historienne définit son corpus, affirmant qu’il ne se limite pas aux biographies et aux recueils de textes de femmes, mais de l’histoire d’un ensemble cohérent appelé « Femmes » à travers l’histoire. Perrot raconte comment, dans les années 1970, il n’y avait ni méthode ni matériel pour enseigner cette « nouvelle histoire » à l’université. Les historiennes se sont donc tournées vers leurs collègues historiens, les interrogeant sur les femmes qu’ils auraient pu voir dans leur corpus, déjà constitués à d’autres fins5.
13Cinquante ans plus tard, les méthodes de l’Histoire des Femmes se sont imposées en France et la diversité des corpus également. Cependant, le choix d’un corpus fondé sur une définition biologique perçue comme cohérente a été remis en cause dès 1986 par des historiennes comme l’étatsunienne Joan Scott dans l’un des articles les plus cités de l’histoire de l’American Historical Review, intitulé Gender : A Useful Category of Historical Analysis. L’appel de Scott à une histoire relationnelle et problématisée dans ses propres choix et épistémologies a lancé une critique profonde de l’Histoire scientifique.
14Pour illustrer l’importance de ce retournement, je citerai un seul livre, de mon point de vue, un livre emblématique. Il s’agit de The Gender of History : Men, Women and Historical Practice, écrit par Bonnie Smith, et paru en 1998. The Gender of History ou Le Genre de l’Histoire est un ouvrage devenu classique au sein des études de genre, dont le corpus ne se limite pas aux œuvres et aux vies des femmes, mais utilise des correspondances, des préfaces, des programmes scolaires, des inventaires, ainsi que des meubles, des objets, des vêtements de femmes et d’hommes qui ont écrit l’histoire tout au long du XIXe siècle.
15Smith explore, d’un côté, le contexte universitaire d’affirmation de l’Histoire disciplinaire et, de l’autre, le contexte de production d’une « histoire amatrice ». Smith s’approprie positivement de cette dernière, utilisée toutefois au XIXe pour disqualifier les écrits des femmes sur le passé. Smith nous présente les femmes qui ont écrit l’histoire sans avoir accès à des archives, sans avoir une institution pour valider leurs méthodes et leurs résultats, sans la présence de professeurs, de collègues ou de jurys. En même temps, ces femmes avaient, dans le public, leurs agents de contrôle.
16Dans l’argumentation de Smith sur l’amateurisme, deux idées sont développées : la première est que l’écriture de ces femmes était une manière de gérer leurs traumas, qu’il s’agisse du traumatisme de ne pas pouvoir intégrer la profession capable de légitimer leur discours, ou des divers traumatismes quotidiens et contingents. Par exemple, une grande partie de ces femmes aurait écrit au milieu des guerres européennes et de l’exil. Un exemple en ce sens est celui de Germaine de Staël (1766-1817). Pour aboutir à écrire leurs histoires, elles ont puisé dans leurs relations personnelles, dans les histoires de coulisses, dans des documents cités par d’autres, et qu’elles n’ont jamais pu voir.
17La deuxième idée mise en avant par Smith est le fait que le récit de ses amatrices présente des techniques qui sont aujourd’hui appréciées par l’historiographie : comme le recueil de témoignages oraux, le corpus formé par des objets du quotidien et de l’espace privé, l’écriture à la première personne6.
18Bonnie Smith fait ainsi une appropriation intéressante de la catégorie de genre, suivant les arguments avancés par Joan Scott treize ans plus tôt. L’un des usages le plus intéressant se trouve dans le chapitre What is a historian ? dans lequel Bonnie Smith analyse le parcours étudiant de quelques historiens célèbres du XIXe siècle, tels que Jules Michelet, Leopold Von Ranke, François Guizot, Hippolyte Taine, Ernest Lavisse, Gabriel Monod. Elle s’utilise d’un corpus épistolaire, pour montrer comment la base de l’éducation de ces jeunes hommes était constituée par la violence physique et par le discours moral de rupture avec la domesticité et la figure de la mère, à laquelle ils écrivent le plus affectueusement lorsqu’ils arrivent au pensionnat et qui, peu à peu, disparaît des lettres. En même temps, la reconnaissance qui commence à compter pour eux est uniquement celle de leurs pairs masculins.
19Je conclue, donc, cette première partie de mon article en affirmant que l’histoire écrite par les femmes, l’Histoire des Femmes et l’histoire écrite au sein des études de genre, tendent à définir leur corpus à partir des corps, en considérant la place sociale et culturelle que ceux-ci occupent, dans le croisement entre sexe, race, classe, génération, entre autres variables. Par conséquent, l’idée d’intersectionnalité prime dans ces choix. Au sein de l’université ces études ont déstabilisé la discipline historique, en mettant en évidence de nouveaux corpus ainsi que de nouveaux regards sur les corpus traditionnels.
De l’indiscipline en Histoire
20Afin d’introduire la deuxième partie de ma réflexion, où les parcours universitaires au Brésil jouent un rôle plus important, je reprends Foucault, dans Les Mots et les Choses, quand il affirme : « ainsi dans toute culture entre l’usage de ce qu’on pourrait appeler les codes ordinateurs et les réflexions sur l’ordre, il y a l’expérience nue de l’ordre et de ses modes d’être » (1990, p. 12-13).
21Or, le drapeau brésilien affiche dans son centre l’idéal positiviste d’Ordre et Progrès, mots évoqués par tous les gouvernements autoritaires que le pays a connus. Toutefois, si Foucault, en 1966, s’intéressait à l’expérience de l’ordre, et même si l’ordre imposée par les dictatures et les autoritarismes brésiliens ont été souvent sujet des recherches universitaires, je voudrais m’intéresser à ce qui est projeté de l’autre côté de la même pièce, c’est-à-dire, la croyance dans l’existence d’un chaos à contrôler.
22La France a accompagné de manière plus ou moins intéressée les rebondissements de l’histoire politique brésilienne des deux dernières décennies. Nous avons vu les effets néfastes d’un discours provoqué par des tensions politiques et par la crise sanitaire et environnementale pour gouverner de manière autoritaire, en utilisant les fakenews, la manipulation numérique, les discours de haine, misogynes, racistes et homophobes. L’université brésilienne a été directement impactée par ce contexte, avec une réduction de l’investissement fédéral de l’ordre de 60 % entre 2014 et 20227.
23Dans ce contexte de crise, nous avons pourtant assisté à l’émergence de multiples mouvements sociaux de résistance, notamment les mouvements noir et indigène, ainsi que les mouvements féministes. Afin de mettre un accent sur leur rapport avec notre réflexion sur le corpus, il est important de comprendre que ces mouvements ne se sont pas seulement dirigés contre les chefs d’État ou d’autres représentants politiques. Il s’agit ici d’une remise en question générale, qui se dirige contre toute structure qui peut se servir de l’oppression au sein de la société brésilienne, y compris l’université. Dans cette direction, je rappelle que l’université brésilienne n’a été créée que dans les années 19208, avec la participation d’une « mission française » composée, à l’époque, des jeunes universitaires comme Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel et Roger Bastide (Merkel, 2022).
24Les mouvements sociaux contemporains dont je parle — noir, féministe, indigène — ne dénoncent pas seulement leur marginalité au sein de la société brésilienne, mais également l’épistémologie qui a servi à la justifier, instaurée depuis la colonisation à travers certains idéaux de la modernité européenne9. Mais ces mouvements ne se limitent pas à la critique intellectuelle, ils essayent également de légitimer des pratiques culturelles, des formes de spiritualité et des cosmogonies traditionnelles et de les incorporer à l’enseignement universitaire, reléguant la science moderne à l’une des possibilités d’accès à la vérité. Il est, par exemple, assez rare au Brésil aujourd’hui d’entrer dans une classe, de donner un cours, une conférence ou de participer à un colloque comme celui-ci, sans que le public ne remette en question le corpus choisi par le chercheur ou la chercheuse, dans le sens d’une équité homme/femme, d’une équité régionale (sujet très important au Brésil), d’une équité raciale10.
25En effet, l’université brésilienne a beaucoup changé depuis les vingt dernières années. Des changements majeurs ont été provoqués par trois lois approuvées par les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff au début du XXIe siècle : premièrement, la loi 10.639/2003, qui a rendu obligatoire l’enseignement de l’histoire et de la culture afro-brésiliennes et africaines dans toutes les écoles, publiques et privées, primaire et secondaire. Ensuite, la loi n° 12.711/2012, dite loi sur les quotas, qui garantit 50 % des places vacantes dans les universités et instituts fédéraux aux étudiants des écoles publiques, aux noirs, aux indigènes et aux personnes handicapées ; enfin, l’amendement constitutionnel n° 72 de 2012, dit PEC des travailleurs domestiques, qui établit l’égalité des droits du travail entre les travailleurs domestiques et les autres travailleurs urbains et ruraux. Cet ensemble de lois a directement affecté la population brésilienne noire, qui représente aujourd’hui 55 % de la population brésilienne (noire et métisse).
26Ces lois ont changé en quelques années le profil des étudiants et des professeurs dans tous les niveaux de l’éducation nationale. Selon le site officiel du Sénat brésilien, basé sur les données de l’Institut Brésilien d’Economie et Statistique (IBGE), le nombre d’étudiants noirs dans l’université a augmenté de 400% au niveau national, et le nombre d’étudiants indigènes, de 842% (Agência Senado, 2022). A la célébration des dix ans de la loi de quotas, le sénateur Paulo Paim, membre du Parti des Travailleurs (PT), a ajouté : « Ceux qui disaient que cela diminuerait la qualité de nos diplômés se sont cassé la figure » (ibid.). Les nouveaux et les nouvelles arrivées dans l’université brésilienne ont opéré ce que j’appelle ici une déstabilisation des principes épistémologiques européens, prédominants dans l’université au Brésil, et cela par leur « indiscipline », vue ici de manière positive.
27Les sciences humaines ont été les plus touchées, par la remise en question des bases théoriques qui intègrent les programmes des cours ou les corpus d’étude choisis, et par la présence même des étudiants noirs et indigènes en classe. Un exemple que j’aimerais évoquer comme emblématique de ce mouvement est la récente création de l’Université Autochtone Pluriethnique Maracanã (Universidade Indígena Pluriétnica Aldeia Maracanã), au sein de la communauté indigène Aldeia Maracanã, proche du centre de Rio de Janeiro et voisine de l’Université de l’État de Rio de Janeiro (UERJ). Leur objectif est de créer un modèle plus inclusif d’enseignement — inspiré de l’exemple des universités interculturelles au Mexique , de cultiver et de partager les connaissances traditionnelles.
28Malgré la non reconnaissance de l’université pluriethnique par le Ministère de la Culture brésilien (MEC), elle est composée d’enseignants issus du système universitaire traditionnel, possédant des masters et des doctorats, comme la docteure en Biologie, Mônica Lima Tripuira Kuarahy Manaú Arawak, et le linguiste José Urutau Guajajara.
29Un regard attentif sur le marché éditorial des dernières années au Brésil prouve également l’impact des changements mentionnés. Je cite notamment la publication de la collection best-seller Feminismos Plurais, par la philosophe et féministe noire Djamila Ribeiro, dont plusieurs livres ont été traduits en français par les éditions Anacaona ; la traduction et publication, par la maison d’édition UBU, du livre Un féminisme décolonial de Françoise Vergès, en 2020 ; les publications, en France et au Brésil, du livre La Chute du Ciel : paroles d’un chaman yanomami, résultat d’un projet commun entre le chaman David Kopenawa et l’anthropologue français Bruce Albert ; Idées pour retarder la fin du monde, livre traduit en plusieurs langues, issu des conférences prononcées par le philosophe indigène Ailton Krenak, élu récemment comme le premier indigène à entrer à l’Académie Brésilienne de Lettres ; et le livre Racismo Estrutural, de Sílvio Almeida, avocat nommé par le président Lula en 2023, Ministre des Droits de l’Homme et de la Citoyenneté.
30De même, Heloísa Buarque de Hollanda, féministe et chercheuse militante depuis les années 1970, publie en 2018 le livre-occupation Explosão Feminista, faisant un pont entre la deuxième et la quatrième générations de féministes brésiliennes, avec un accent mis sur les féminismes noir et indigène (Guerellus, 2019). Cette même chercheuse a coordonné en 2020 quatre tomes intitulés Perspectives Féministes, dont un est entièrement consacré à la pensée décoloniale latino-américaine. En effet, les références hispaniques auto-désignées décoloniales (Maria Lugones, Anibal Quijano, Walter Mignolo) abondent dans la publication, mais elles sont placées volontairement à côté de penseurs du mouvement noir brésilien des années 1980, comme Lélia Gonzales et Sueli Carneiro, et de jeunes chercheurs et chercheuses brésiliennes. Voici donc un bref panorama des changements qui marquent l’université brésilienne aujourd’hui et qui la font vivre.
31Je dois citer, pour finir, la crise de la Covid-19 qui a été particulièrement drastique au Brésil, avec le décès enregistré de plus de 700.000 personnes. En 2021, le parlement brésilien a instauré un Comité d’Investigation (CPI da Covid-19) dont l’objectif est décrit sur le site du Sénat brésilien :
Enquêter, dans un délai de 90 jours, sur les actions et les omissions du gouvernement fédéral dans la gestion de la pandémie de Covid-19 au Brésil et, en particulier, sur l’aggravation de la crise sanitaire dans l’Amazonas avec le manque d’oxygène pour les patients hospitalisés ; et les éventuelles irrégularités dans les contrats, le truquage des offres, la surfacturation, le détournement de fonds publics, la signature de contrats avec des fausses sociétés pour fournir des services génériques ou fictifs, entre autres activités illicites, en utilisant des fonds provenant du gouvernement fédéral, ainsi que d’autres actions ou omissions commises par des administrateurs publics au niveau fédéral, des États et des municipalités, dans la gestion des affaires publiques, pendant la calamité causée par la pandémie de coronavirus “SARS-CoV-2“, limitée uniquement à la supervision des fonds fédéraux transférés à d’autres entités fédérales pour des actions de prévention et de lutte contre la pandémie de Covid-19, et à l’exclusion des questions de compétence constitutionnelle attribuées aux États, au district fédéral et aux municipalités11.
32J’évoque la CPI car elle est un résumé assez concis du contexte politique qui a marqué le gouvernement Bolsonaro et la sensation de chaos qui a pris le dessus dans l’université brésilienne.
33En contrepoint, j’aimerais citer une initiative née au début de la crise de la Covid-19, quand nous avons réuni une équipe de six jeunes historiens et historiennes brésiliennes et brésilianistes afin de discuter des thématiques importantes pour la société dans un tel contexte (Guerellus ; Dahás, 2021). Il s’agit du projet História em Quarentena, dont le résultat peut être consulté à l’adresse https://www.historiaemquarentena.com/. Je conseille notamment la Semaine 15, dédiée aux Féminismes et Études de Genre. Le projet dévoile, à mon avis, les discussions les plus pertinentes en ce moment difficile de la discipline historique au Brésil, et pourtant il s’agit d’un projet innovant, au niveau de la forme, mais également au niveau épistémologique et politique. Le projet est aujourd’hui perçu comme une initiative assez « indisciplinée », plus qu’extérieur à la disciplinarisation commune de l’historiographie dans le pays.
34Pour conclure, je dirais que réfléchir aux rapports entre corpus et corps revient non seulement à penser à l’expérience de l’ordre, mais aux multiples forces politiques et sociales qui se constituent dans des moments de crise, souvent définis comme chaotiques. Au lieu de considérer ces forces de protestation comme des menaces à l’ordre, un exercice intéressant serait de les voir comme puissance créatrice.
35Avec cette contribution j’ai voulu ainsi réfléchir à la définition de corpus et son rapport aux corps. Nous avons vu premièrement de quelle manière l’histoire écrite par les femmes, l’Histoire des Femmes et les études de genre insèrent les corps dans le récit historique et en tant que corpus de recherche. Au XIXe siècle les amatrices déstabilisent l’Histoire scientifique par la publication de récits historiques parallèles, formulés dans des contextes instables et précaires, comme le sont ceux de la non-reconnaissance, de la guerre et de l’exil. J’ai également évoqué l’écriture du trauma, comme l’a dit Bonnie Smith concernant les femmes historiennes du XIXe. Ensuite, je vous ai présenté la déstabilisation de l’Histoire traditionnelle, et du système universitaire en général, par des mouvements sociaux comme le mouvement noir, indigène et féministe au Brésil d’aujourd’hui, dans un mouvement de remise en question épistémologique qui naît au début du XXIe siècle. Finalement, le contexte des crises sanitaire, politique et environnementale des dernières années au Brésil a accru la sensation de chaos, provoquant des nouvelles formes de faire de l’histoire, malgré l’oppression quotidienne et l’autoritarisme, et dont un exemple est le projet História em Quarentena.
36L’objectif de ces exemples dans différents moments et contextes, étaient celui de considérer l’évolution de la dynamique universitaire, notamment au sein de l’Histoire disciplinaire, par une indiscipline qui consiste à mettre en évidence les rapports existants entre corpus et corps dans le temps.
37Voici donc quelques réflexions que je voulais partager à partir de ce langage un peu ruiné, et de cet entre lieu qui est le mien.