Colloques en ligne

Vincent Annen

Alain Tanner, un Marin fantôme ? Variantes (auto)fictionnelles dans la genèse du documentaire Les Hommes du port (1995)

Alain Tanner, a "Marin fantôme" ? (Auto)fictional variants in the genetic stages of the documentary Les Hommes du port (1995)

« Pour moi, c’est évident. J’ai rêvé ma vie. De retour parfois sur les lieux d’un tournage, je ne pouvais m’imaginer et croire une seconde que c’était moi qui étais ici […] C’était un autre, mon double, mon fantôme. »

Alain Tanner (2007, p. 106)

1La filmographie d’Alain Tanner, dont les propos placés en exergue participent d’une posture d’auteur (Meizoz, 2007, p. 21) récurrente depuis la sortie de Dans la ville blanche (1983)1, est, en accord avec cette impression de « vie inexistante », quasiment exempte de référence autobiographique. Sa carrière, par ailleurs parsemée de multiples figures auctoriales qui sont autant d’alter ego revendiqués du créateur, ne présente qu’une vraie exception à cette règle : Les Hommes du port (1995), un documentaire de commande, qui renvoie quant à lui à un autre imaginaire fondateur de la posture de Tanner : la mer, les cargos et, surtout, la figure du marin comme symbole du déracinement et de l’exil (Tanner, 2007, p. 71-73).

2Suivant la proposition de Philippe Lejeune, pour qui la connaissance des avant‑textes d’une autobiographie est toujours pertinente en ce qu’elle « a un rapport direct avec le projet central du texte » étant donné que le « texte autobiographique a pour objet le passé de son auteur » et que « la rédaction de l’autobiographie fait elle-même partie de cette histoire » (Lejeune, 1992, 74), nous pensons qu’il y a un fort intérêt à réenvisager le film, du moins dans ses composantes autobiographiques, au prisme des archives conservées dans le Fonds Alain Tanner de la Cinémathèque Suisse2, qui présentent plusieurs variantes de son scénario. La pertinence d’une telle approche appliquée au sujet autobiographique est encore renforcée pour le cas d’un cinéaste comme Tanner, que l’on pourrait décrire avec Sonja Longolius comme un « auteur performatif » [performative author], soit un auteur qui « s’engage et s’investit activement dans la construction de son identité auctoriale » [who actively engage and invest in the construction of their authorial identities] (Longolius, 2016, p. 8). En effet, les opérations de tri et de sélection des éléments biographiques doivent dans ce cas entrer en négociation avec les termes d’une posture extrafilmique déjà instaurée, qu’il s’agit non seulement de ne pas contredire mais surtout de valider par l’évocation de la vie passée. En ce sens, la critique génétique permet, pour la matière autobiographique, « d’assister aux recherches de l’auteur pour créer une forme séduisante » (Lejeune, 1992, p. 76) mais également, dans son interaction avec la posture, « d’observer comment le discours sur soi reconfigure les données et construit une figure lisible dans l’actuel » (Meizoz, 2011, p. 37).

3Le croisement de la relecture des théories de l’auteur au prisme des Performance Studies que propose Sonja Longolius et de la méthodologie génétique semble alors parfaitement approprié, dans la mesure où les traces archivistiques des opérations de genèse sont régies en grande partie par l’auteur et revêtent elles-mêmes un caractère performatif, programmant des modifications qui s’actualisent de version en version et qui configurent progressivement l’œuvre. La génétique appliquée au cinéma (Boillat, 2020) permet alors d’observer d’autres processus participant activement à « la construction de [l’]identité auctoriale », à la fois complémentaires et sous‑jacents à ceux que Longolius, attentive au seul texte publié et à son déploiement dans le champ culturel, regroupe sous le terme de performative author.

Un documentaire teinté d’autobiographique

4Avant d’entrer dans sa genèse, il faut dire quelques mots du film en question. Répondant à la proposition du producteur Patrick Sandrin, qui ambitionnait, à partir avril 1992, de développer une série de six « documentaires de fiction » pour Arte dont « le personnage principal ou du moins le catalyseur de l’histoire »3 serait un grand port du monde, Tanner décide d’axer son projet sur le port de Gênes. Son choix s’explique par le fait qu’il y a lui-même travaillé dans sa jeunesse – « 9 mois dans une grande administration maritime privée à Gênes et trois mois sur un cargo suisse »4 en 1954, selon la presse genevoise de l’époque. Le projet de série n’aboutira pas mais le film de Tanner, dont le développement est déjà avancé, sera mené à bien grâce notamment à une co-production suisse avec la société française Thelma Films. Le résultat final, qui comporte une grande part documentaire, est éloigné du projet de base et traite principalement des docks de la ville de Gênes et de ses travailleurs – membres de la Compagnia Unica fra i Lavoratori delle Merci Varie (CULMV), une forme d’utopie ouvrière réalisée puisqu’elle fonctionne en autogestion depuis les années 1950. En plus des entretiens avec les dockers, dont certains sont menés off par Tanner et d’autres in par le philosophe italien et figure de l’operaïsme Giairo Daghini, une voix over à la première personne, celle de Tanner, structure le film. Le cinéaste y expose l’évolution historique du mouvement ouvrier du port et son contexte de l’époque, dans les années 1990, qu’il mêle à des souvenirs personnels de son passage à Gênes et de sa découverte du cinéma. Par l’évocation autobiographique de sa jeunesse et le recours à un mode de production qu’il avait abandonné au tournant des années 1970 – forme documentaire, cadre télévisuel et format substandard, ici le Super 16 mm – Tanner inaugure le dernier mouvement de sa carrière, placé sous le signe du retour sur ses débuts, comme en témoigne la réalisation l’année suivante de Fourbi (1996), un remake de La Salamandre, qui fut précisément, en 1971, l’agent de son passage à la reconnaissance internationale.

5À notre sens, cet appel à l’autobiographique, inédit chez Tanner5, revêt trois fonctions principales dans le film : d’abord, une fonction de justification du choix du sujet documentaire par l’explicitation d’expérience personnelle du cinéaste au port de Gênes ; ensuite, une fonction de comparaison entre le passé vécu et le présent constaté sur place, pour dire la dégradation de la culture ouvrière, et celle du cinéma6, au profit du capitalisme ; enfin, une fonction de réification de la figure d’auteur de Tanner dans et par le film. Dans, puisque Les Hommes du port rejoue pour la première fois dans l’œuvre une « fable biographique » (Meizoz, 2007, p. 30), jusqu’alors exclusivement parafilmique, construite autour du passé de pseudo-marin de Tanner et qui entérine une linéarité supposée entre la biographie et l’œuvre. Par, puisque le film témoigne par sa seule existence d’une « filmographie d’auteur » qui, précisément, continuerait de se développer de manière cohérente malgré ces bouleversements socio-culturels.

6C’est ce troisième point, qui d’une certaine manière subsume les deux autres, que nous proposons d’éclairer au prisme des documents de genèse, en étant conscient que la continuité génétique du film est en quelque sorte rompue puisque, conformément au projet de série initial, les documents d’archives présentent plusieurs variantes de séquences (auto)fictionnelles, totalement abandonnées en cours de route. La genèse du film dévoile donc un véritable changement de paradigme générique, le projet initial relevant peut-être d’une modalité inédite – hybride puisqu’une partie du projet est tout de même réalisé et visible – de la taxinomie des films sans images établie par Jean-Louis Jeannelle (2015, p. 125‑142).

7Nous entendons alors interroger le travail sur la figure d’auteur de Tanner, d’abord en pointant, au sein de telle ou telle variante, des représentations qui relèvent d’une mise à distance de la figure d’auteur, puis en nous interrogeant sur la manière dont ces mises en scène évoluent d’un texte à l’autre et sur le sens de leur suppression définitive à la fin du processus. En somme, les documents d’archives nous invitent à penser que Les Hommes du port est peut‑être moins un documentaire teinté d’autobiographie qu’une forme d’autofiction réaménagée7. En particulier, les nombreuses variantes, ou plutôt les déclinaisons de la figure d’auteur à travers la genèse témoignent d’une multiplicité des possibles qui nuance l’unicité du « Je » conférée au film final par la voix over.

Le dossier génétique et ses variantes (auto)fictionnelles

8La reconstitution de la genèse du « scénario » n’est pas aisée, notamment puisqu’aucun des documents relatifs au projet n’est formellement daté et qu’une toute petite minorité d’entre eux comportent des annotations permettant de constater dans tel ou tel document l’actualisation de corrections manuscrites antérieures. De plus, puisqu’il s’agit d’un film de commande, la rédaction du scénario se fait en collaboration avec la scénariste Anne Théron, engagée par Patrick Sandrin d’Arion Productions pour assister Tanner à l’écriture. Le scripteur d’un texte donné est ainsi difficile à déterminer, et cette bisauctorialité autorise à penser que plusieurs textes ont pu coexister à certains moments du processus. Si les envois de documents de la société de production à Tanner constituent les rares éléments de datation fiable, il reste toutefois peu aisé d’établir les termes exacts de cette collaboration, de sorte que la probabilité que les archives soient lacunaires est particulièrement élevée et que la chronologie que nous présentons est à considérer comme une hypothèse, la plus vraisemblable que nous puissions dégager d’une étude comparative approfondie des documents. Le dossier génétique à notre disposition se compose d’un ensemble de 11 documents – à l’exclusion des textes ultérieurs spécifiquement dédiés à la rédaction de la voix over présente dans le film. De ces documents – un projet, trois synopsis, cinq traitements, une continuité partiellement dialoguée et un ensemble de notes et dialogues –, il est possible de dégager et d’ordonner avec une quasi‑certitude six états distincts, que nous numérotons de [1] à [6] et sur lesquels nous focaliserons notre attention.

9Le 8 avril 1992, Arion Productions officialise, par une lettre à Alain Tanner, la proposition de participer à « un projet de collection de six films, documentaires de fiction sur les grands ports »8. Tanner pense alors immédiatement au port de Gênes et se met à rédiger un premier projet de documentaire intitulé « Ciné-mémoire de Genova »9 [1], qui prend la forme d’un tapuscrit de sept pages. Écrit à la première personne, le texte présente une première partie dans laquelle Tanner thématise son rapport à Gênes et à l’exercice autobiographique en précisant en ouverture qu’il « est très rare qu[‘il] aille chercher quelque chose dans [s]a mémoire », puis une seconde partie qui précise le projet : « La caméra ira d’abord marcher sur les traces du fantôme de l’époque […] J’enmènerai avec mois [sic] ma fille Cécile, qui a vingt‑cinq ans […] Je parlerai aux dockers » ([1] 7)10 – la mention de l’âge de sa fille permet de dater le document de 1992, au tout début de la genèse.

10Après cette première réflexion, Tanner rencontre Anne Théron qui prend note du projet qu’il lui communique, probablement oralement puisque le producteur Patrick Sandrin lui renvoie par courrier, le 17 novembre 1992, un « texte écrit par Anne, qu’elle a rédigé avec le souci de bien traduire ce que vous lui avez dit, sans vous trahir, tout en laissant apparaître le sens de cette collection ». Le document tapuscrit de cinq pages présente un synopsis intitulé « Le Marin fantôme » [2]11 dans lequel sont reprises des phrases entières de [1], transposées à la troisième personne. Le texte est cette fois agrémenté d’informations documentaires précises sur le port et le CULMV – qui découlent probablement des repérages effectués par l’assistant réalisateur de Tanner, Stéphane Riga, en juillet 199212 – tandis qu’un récit-cadre se dessine : « Cécile, partie *sur* les traces d’un père […] dont elle sait simplement qu’il est reparti vers son passé et s’est volatilisé. À son tour elle arrive sur les lieux et commence l’enquête » (2 [2]).

11Il est probable qu’à la suite de ce synopsis, vraisemblablement destiné à intégrer un dossier de présentation de la série de six films13, le projet stagne durant plusieurs mois. Le 28 janvier 1994, un nouveau document, sous la forme d’un traitement intitulé « Projet de documentaire sur le port de la ville de Gênes » [3]14, transite par fax entre la production et Tanner. Le texte est, pour la première fois, signé : « Alain Tanner. En collaboration avec Anne Théron ». Si le document, un tapuscrit de neuf pages, débute par une courte introduction à la première personne, la suite est rédigée au présent de l’indicatif et à la troisième personne, selon les conventions scénaristiques classiques, et plusieurs passages dialogués sont mis en évidence par un retrait. Se dessine alors une structure composite qui mêle des séquences fictionnelles15 du parcours de Cécile à travers le port, guidée par un double de son père désigné comme « Le Marin Fantôme », et des séquences documentaires prévoyant la rencontre entre le philosophe Giairo Daghini et Paride Batini, le président de la compagnie des dockers, le premier faisant raconter au second sa vision de l’histoire du port. Cette macrostructure alterne entre récit fictionnel et « mise en place [d’un] sujet documentaire » – soit, selon Isabelle Raynauld, une présentation des intervenants, du contexte, des enjeux, du ton, du mode de récolte de faits et de l’ossature qui « établit dans quel ordre on agencera potentiellement tous les éléments » (Raynauld, [2012] 2019, p. 211) – et se maintiendra jusqu’au dernier état du scénario.

12Les archives comportent, parallèlement à cette version [3], deux états d’un projet intitulé « Genova »16, sous la forme de deux tapuscrits de respectivement vingt-cinq et quatorze pages, le second, dont la scriptrice est fort probablement Anne Théron17, constituant une version amputée et réaménagée du premier. La singularité de ces deux traitements réside dans la présence de plusieurs séquences explicitement fictionnelles qui impliquent Daghini et d’autres personnages de dockers génois. Le fonds présente également un synopsis de cinq pages intitulé « Zena, le marin fantôme »18, ainsi que deux feuillets de notes manuscrites et cinq pages autonomes de dialogues19, rédigés par Tanner. Tous ces textes comportent deux points communs : Tanner n’y est plus présent en tant que « Marin fantôme » mais il est désigné comme « T. »20, un personnage disparu, absent du film, et à nouveau recherché par sa fille Cécile ; l’un des guides qui se substitue au « Marin fantôme » disparu n’est autre que Bruno Ganz, considéré comme un personnage double, à la fois « ancien marin dans l’une des fictions du cinéaste et homme acteur venu accompagner Cécile dans un moment de son enquête »21. Nous ne pouvons toutefois, par manque d’information, ordonner ces différents documents. Notre seule certitude réside dans le fait qu’un document intitulé « Zena » [4]22 rassemble des éléments nouveaux (y compris la disparition de T. et la présence de Bruno Ganz), issus à la fois de « Zena, le marin fantôme », de la seconde version de « Genova » et de dialogues inscrits sur des feuilles autonomes ; un constat qui plaide en faveur de versions alternatives non consécutives. Ce tapuscrit [4] est constitué de trois pages de présentation des « Personnages et voix croisés [sic] » puis d’une continuité partiellement dialoguée de quinze pages, fragmentée en dix-neuf scènes numérotées, dont l’en-tête souligné précise le numéro et le lieu (ex. : « 1/ Le Port. Ponte Eritrea »).

13La forme de la continuité sera finalement abandonnée, et une partie des éléments nouvellement développés dans ce réseau de documents parallèles sera réinjectée dans un nouveau traitement qui reprend la mise en page et le texte de base de [3], et qui est désormais intitulé « GÊNES/GENOVA/ZENA. *Projet* de documentaire sur le port de la ville de Gênes » [5]23 – les barres obliques du titre connotant peut-être la réconciliation des différentes pistes génétiques dans un seul document principal. Ce traitement comporte par ailleurs de nombreuses annotations de la main de Tanner, dont la fonction principale est la substitution ou la suppression par biffure de la plupart des éléments fictionnels.

14Les modifications prévues par ces annotations seront alors actualisées dans une version finale du traitement [6]24, intégrée au dossier de présentation du projet – incluant « Fiche technique », « Budget » et « Plan de financement » – que le coproducteur suisse Pierre-Alain Meier, de Thelma Productions, monte afin de demander des subventions aux différentes institutions privées et publiques. La phase d’écriture du scénario est alors clôturée avant le 21 avril 1994, date à laquelle Meier envoie une version complète du dossier à Tanner. Si le tapuscrit [5], comme la version [3], est signé « Alain Tanner. En collaboration avec Anne Théron », la mention de l’autrice a ici disparu, le document ne comportant plus que la signature de Tanner25 – cette suppression laisse penser que Théron était affectée aux séquences de fiction, finalement abandonnées. Tanner poursuivra alors son travail d’écriture jusqu’au tournage – du 13 au 27 juin 1994 – puis durant le montage, en se concentrant exclusivement sur la rédaction du commentaire over qui figurera dans le film, et qui concerne moins directement notre propos.

L’auteur et ses apparitions

15Dès les premiers textes, le projet s’articule autour d’une tension entre l’apparition de l’auteur – entendu dans son double sens, à la fois action de se montrer et créature fantomatique –, et sa disparition. Dès [2] en effet, le titre « Le Marin fantôme » renvoie explicitement à la présence/absence de Tanner dans le port, tandis que le texte programme un récit de sa recherche par Cécile, après qu’il s’est volatilisé lors de son retour à Gênes – une proposition déjà très réflexive, qui suggère que son retour, pour les besoins de la production du film même, a déclenché sa disparition. Si ce jeu d’apparition/disparition de l’auteur est d’abord diégétique, une dynamique identique est à l’œuvre sur le plan génétique puisque, d’une variante à l’autre, les modalités de sa présence varient. La métaphore du fantôme n’est alors pas anodine, au vu des affinités électives qu’entretiennent l’univers spectral et l’image filmique, elle-même « prise dans une logique de va-et-vient entre présence et absence, apparition et disparition » (Berton, 2021, p. 123). Ainsi, le fantôme au cinéma est par nature une « figure réflexive », de sorte que la spectralisation de la figure de l’auteur entérine l’assimilation du créateur et de son médium, en attribuant au premier l’aptitude du second à « manipuler la temporalité et l’espace, à atteindre le passé et le futur sans entrave, à jouir du don d’ubiquité et, plus globalement, à accéder à l’intangible » (Berton, 2021, p. 183). Plus encore, le motif du spectre est parfois convoqué pour penser le concept même d’auteur, son impossible présence dans l’œuvre et ses multiples « morts et résurrections » dans le champ critique (par exemple : Diaz, 1993 ; García Hubard, 2015). En particulier, le titre du premier synopsis, « Le Marin fantôme », conjugue deux attitudes posturales nodales chez Tanner, qui illustrent parfaitement le concept de paratopie, par lequel Dominique Maingueneau désigne, pour « celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant26 » comme le texte littéraire, le « caractère radicalement problématique de sa propre appartenance à [la] société » (Maingueneau, 2004, p. 52). Selon Maingueneau, cette « localité paradoxale », en marge de laquelle Jérôme Meizoz construit la notion de posture d’auteur, est souvent métaphorisée sous des formes spatiales – l’exil : « mon lieu n’est pas mon lieu, où que je sois je ne suis jamais à ma place » – ou temporelles – l’anachronisme : « mon temps n’est pas mon temps » (Maingueneau, 2004, p. 87) –, deux directions que symbolisent pleinement les figures du marin et du fantôme.

16Dans le projet [3], après un long monologue descriptif, probablement prévu en voix over, qui permet de localiser l’action à Gênes, le récit débute sur Cécile rejoignant les anciens bâtiments où œuvrait Tanner dans sa jeunesse, au Palazzo della Meridiana. Elle « entre alors dans une pièce à peine meublée où se trouve le Marin Fantôme » (3 [3]), tandis que l’hésitation sur le mode d’énonciation trahit la présence de Tanner derrière ce personnage : « Il confirme que c’était là sa place de travail. Je m’occupais alors des gens qui immigraient »27 (3 [3]). Le Marin Fantôme accompagne alors Cécile à travers la ville avant qu’une dispute « sur le passage d’une génération à l’autre, l’absence d’utopies et d’espoirs pour les plus jeunes »28 ne la sépare du « fantôme de son père » (8 [3]), qui part en voiture et disparaît du récit.

17« Zena » [4] ne prévoit plus de figuration d’Alain Tanner, qui est renvoyé au rang de « voix » sous le pseudonyme de « T. », le paragraphe de présentation des personnages précisant qu’il est « absent physiquement du film » (3 [4]). Ses apparitions et disparitions sont exclusivement sonores. Le récit n’est alors plus construit autour de sa disparition puisque Cécile se lance cette fois dans une enquête biographique : « La fille de T. […] marche sur ses traces en cherchant à savoir qui il était et ce qu’il faisait à Gênes quarante auparavant [sic] » (3 [4]). En revanche, il est remplacé, dans la scène de rencontre au Palazzo della Meridiana, par un autre personnage : Cécile « finit par entrer dans une dernière pièce où se trouve Bruno Ganz […] Elle lui demande si c’était là que T. travaillait. Bruno confirme » (8 [4]). Le statut référentiel de Bruno Ganz est ici extrêmement ambigu, puisqu’il « vient comme fantôme de T. […] et pourtant il est tout simplement Bruno Ganz, un acteur qui a joué il y a longtemps dans "La ville blanche" » (3 [4]).

18Cette indécision revendiquée, dont on peut douter qu’elle ait pu être intelligible au sein du film, empêche de penser le retour du personnage au prisme de la transfictionnalité puisque l’effet de continuité n’opère pas ici au niveau « des existences fictives par-delà l’intervalle entre les œuvres » (Saint-Gelais, 2012, p. 159) mais plutôt au niveau de la métafiction d’auteur, à la fois comme trace des œuvres passées que l’auteur entend justement agréger et comme agent de sa permanence. Ainsi, le personnage est censé renvoyer à la fois à une réalité extrafilmique – l’acteur –, à un intertexte fictionnel – Paul, le marin de Dans la ville blanche, qu’il incarnait – et à l’auteur dont il devient un nouvel alter ego – le « fantôme de T. » qu’il incarne ici. C’est justement Bruno qui reprend à sa charge les qualités fantomatiques, endossée jusqu’ici par Tanner/Le Marin Fantôme dans [3] : « Cécile regarde autour d’elle, Bruno a disparu. Comme un esprit qui apparaît et disparaît » (13 [4]). Dans un des dialogues rédigés sur des feuilles autonomes et intégré ici à la continuité, Bruno est d’ailleurs identifié comme un cinéaste professionnel – ce que ni l’acteur ni le personnage de Paul ne sont, même si les images Super 8 de Dans la ville blanche sont attribuées à ce dernier. Il est par ailleurs pourvu de la clairvoyance que Tanner attribue au regard transcendantal de l’auteur, notamment dans une scène où, malgré l’anonymisation de la marchandise engendrée par l’invention des containers dans les années 1960, il est capable de deviner leur contenu en les prenant en photo avec un polaroïd, précisant que « c’est son métier de voir » (15-16 [4]).

19Mais la présence de l’auteur dans le récit est encore complexifiée par un autre personnage, Antoine, qui débarque à Gênes au début du récit. Désigné comme le frère de Cécile, soit comme un fils imaginaire de T., il se lit également comme une forme de réincarnation de Tanner jeune puisque le texte le présente comme un « monstre par sa mémoire, beaucoup plus vieille que son âge réel » (3 [4]). Ce personnage est hérité du projet « Genova », dans lequel intervenait un jeune marin sans nom, explicitement présenté comme « une résurgence du jeune marin qu’a été T. aux prémisses [sic] de sa vie d’adulte ». Le scénario se conclut sur le départ en mer d’Antoine, sous les yeux des autres personnages, avant que « Cécile ne demande à Bruno pourquoi il fait du cinéma. Bruno ne répond pas. La réponse est devant lui, dans l’image du cargo qui passe » (18 [4]).

20« Genes/Genova/Zena » [5] présente un retour partiel à la première personne, ainsi que l’abandon de l’usage de pseudonymes pour désigner Tanner. Ainsi, la note en exergue du document ne présente plus la voix de « T. : ancien marin et cinéaste » (3 [4]), mais « la mienne, le "marin fantôme" d’alors, le cinéaste d’aujourd’hui » (2 [5]). Hormis la modification du prénom du jeune marin, renommé Antonio, le réseau de personnages de la version [4] est réinjecté dans un document dont le texte de base est explicitement engendré depuis la version [3]. Les rapports de substitution entre le Marin Fantôme de [3] et les nouveaux personnages apparaissent alors nettement. Après la rencontre dans le bureau du Palazzo della Meridiana, Bruno se substitue, en tant que guide, au Marin Fantôme : les énoncés « Il entraîne Cécile vers le port » (3 [3]) et « Cécile et Le Marin fantôme sont assis sur la digue » (7 [3]) deviennent « Bruno entraine Cécile vers le port » (5 [5]) et « Cécile et Bruno sont assis sur la digue » (11 [5]). À l’inverse, d’autres occurrences du personnage sont remplacées par Antoine, comme dans l’exemple suivant : la phrase « Accompagnée du Marin Fantôme, Cécile erre dans les "vicoli" de la vieille ville » (6 [3]) est remplacé par « Antonio a enmené [sic] Cécile dans les "vicoli" de la vieille ville » (9 [5]). Les deux personnages opèrent donc bien, sur le plan génétique, une fragmentation, ou plutôt une décomposition de la figure d’auteur. Les différents personnages évoluant sous le patronage de la voix over de Tanner mettent alors en lumière la diversité des identités qui composent la figure du cinéaste : paternité biologique (Cécile), paternité artistique (le marin de Dans la ville blanche), paternité imaginaire et passé biographique (Antoine/Antonio), directeur d’acteurs (Bruno Ganz). Le processus génétique révèle ici un passage par un dispositif narratif autofictionnel qui participe d’une mise à distance de l’idée même d’auteur « par la mise au pluriel d’un “Je” éclaté, représenté et assumé comme tel (un “Je sommes” en somme) » (Fontanel, 2016, p. 67).

21Malgré cela, Tanner reviendra largement sur cette idée – contradictoire avec la figure de l’auteur‑réalisateur qu’il prône habituellement – dans le passage entre les versions [5] et [6] que nous commenterons plus loin. Mais l’inconfort relatif à cette mise en crise de la figure d’auteur – « Quelle est la part de vérité dans le souvenir d’un créateur si ce n’est sa propre fiction ? » (5 [2]) – et la dynamique d’un retour à l’auteur unifié traversent toute la genèse du film et sont particulièrement sensibles dans des énoncés programmant les différents modes d’expression vocale et discursive de Tanner, la formule de Wayne Booth au sujet « des variétés des “voix” de l’auteur » (Booth, [1970] 1977, p. 91) devenant ici littérale.

Les multiples « voix » de l’auteur

22En effet, les personnages sont très fréquemment présentés comme dépendant, y compris au sein de la diégèse, de la « voix » de Tanner, qu’ils relaient explicitement son discours dans la fiction ou que sa voix s’exprime à travers leur corps. Dans « Ciné-mémoire de Genova » [1], par exemple, Tanner prévoit de sélectionner – ou peut-être d’écrire ? – lui-même des textes que Cécile « pourra dire mieux que [lui] » (7 [1]). Mais c’est surtout dès que les personnages se multiplient que la voix de Tanner se fait plus insistante et entérine la figuration de l’auteur en spectre, rappelant que « l’immatérialité constitutive du fantôme le conduit à entretenir un lien privilégié avec la sphère sonore » (Berton, 2021, p. 288).

23Ainsi, l’avant-propos de « Zena » précise que le projet « repose sur un jeu de voix qui s’entrelacent, se chevauchent, se superposent » (3 [4]). Dans le projet parallèle « Genova », par exemple, le traitement précise à propos des paroles de Cécile que « la voix de T. fait parfois écho derrière la sienne »29. De la même manière, dans le projet « Zena, le marin fantôme », après que Bruno a rappelé à Cécile que « c’est son métier de voir », le texte ajoute que « parfois Bruno a la voix de T. »30, explicitant le phénomène de hantise de tous les personnages principaux par leur auteur. Cette idée trouvera une résonnance dans les dialogues entre Cécile et Bruno de la version [4], puisque ce dernier s’adresse à la fille de T. en des termes souvent dérivés, voire extraits du discours épitextuel de Tanner. Un exemple parmi d’autres, la réplique « [les cinéastes] volent à la réalité même s’ils ne le savent pas. C’est pour ça qu’il ya [sic] tant de gens qui veulent faire du cinéma » (12 [4]), reprend quasiment terme à terme les propos tenus par Tanner dans la défense médiatique de ses films dès les années 1980 : « une des origines du désir de cinéma, sans qu’on le sache, c’est que le cinéaste est un voleur. [il vole] au réel »31. Bruno n’a donc plus « la voix de T. » au sens acoustique du terme, mais se fait médiateur de la parole de l’auteur, voire médium, en ce qu’il agit comme « un lieu de passage et un moyen de communication entre deux mondes » (Berton, 2021, p, 58). Bruno transfère en effet les propos de Tanner de la sphère publique à l’univers diégétique dans un geste particulièrement « métaleptique » – si tant est que le concept genettien soit pertinent pour le cas de l’autofiction. L’écriture des dialogues se trouve alors affectée par cette confusion sur le statut de Bruno, que Cécile interpelle parfois comme s’il était son père : « Toi tu te balladais [sic], tu me l’as dit. Tu n’étais pas un vrai marin » (12 [4]). Dans la version suivante [5], Tanner attribue également à Bruno des réflexions presque « métagénétiques » : « Bruno : "On pourrait faire un superbe travelling en hélicoptère le long de la ville" » (11 [5]). L’énoncé, à la fois justifié diégétiquement (le personnage est cinéaste) et réflexif (la phrase concerne les envies de Tanner relatives au film en train de s’écrire) deviendra même performatif puisque Les Hommes du port débute effectivement par un long travelling en hélicoptère longeant le port de Gênes.

24Quant au personnage d’Antoine, il fait l’objet d’opérations analogues. Sur l’une des feuilles autonomes, servant notamment à la rédaction de dialogues, Tanner écrit un texte – qui s’apparente à ce que sera la voix over du film – prévu pour être polyphonique et récité en voix over par T., Bruno et Antoine (fig. 1). Toutefois, lorsque le texte est intégré à la continuité [4], la configuration de la scène produit un effet tout à fait inverse :

« Quand il s’approche du quai, Antoine aperçoit Cécile toute petite sur le quai et lui adresse un signe. Puis il disparaît à l’intérieur du bateau pour remplir les formalités de débarquement. Cécile se retrouve à nouveau seule sur le quai, impatiente, agacée par la lenteur des choses. C’est à ce moment là que s’élève la voix de T : La première fois que j’arrivais à Gênes […] » (8‑9 [4])

25Non seulement le texte prévu n’est plus attribué qu’au seul T., mais ce dernier se substitue à l’absence momentanée d’Antoine, endossant un rôle salvateur auprès de Cécile, esseulée. Dans le document suivant, le texte précisera d’ailleurs au sujet d’Antoine – renommé Antonio et passé de frère à « cousin de Cécile » – que sa « mémoire monstre » se justifie par le fait que Tanner « parle aussi à travers sa bouche » (3 [5]).

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Figure Extrait d'une feuille autonome présentant un texte autobiographique prévu pour être dit en over par trois voix distinctes, et qui pose les bases de la future voix over à la première personne présente dans le film, cote CH CS CSL 020‑01‑24‑01‑02. Collection Cinémathèque suisse. Tous droits réservés.

26La présence spectrale et virtuelle de l’auteur, guettant derrière chaque personnage, s’actualisera de manière particulièrement radicale dans la dernière phase de l’écriture. La version « GENES/GENOVA/ZENA » [5] est en effet abondamment annotée de la main de Tanner, programmant deux séries d’opérations complémentaires : l’accentuation du caractère documentaire du projet et la suppression des personnages non nécessaires à l’enquête sur le fonctionnement du port. Dans la page de description des personnages du film, Tanner supprime d’abord Bruno, Cécile et Antonio par biffure, puis les recouvre par collage d’une demi‑page typographiée, dont le texte fait remonter le sujet documentaire au premier plan :

« Les dockers composeront la toile humaine du port, et du film, et aussi la toile de fond sur laquelle évolueront les personnages principaux. LES AUTRES Tous les personnages du film appartiennent au même milieu, celui des dockers. » (3 [5])

27En revanche, dans le texte du traitement, la fonction principale de ces opérations manuscrites est de substituer définitivement le « Je » de Tanner à l’ensemble des autres personnages. Certains dialogues sont ainsi reconduits, mais sous la forme d’évocations à la première personne – « Cécile : "Tu m’avais parlé *Reviennent alors à ma mémoire* des odeurs incroyables des marchandises qui débarquaient des bateaux." » (5 [5]) – les substitutions confinant parfois à l’absurde : « Et qu’est-ce que tu *je* vois, dans ces deux caisses-là ? » (6 [5]). Plus significative encore est la suppression par biffure en croix d’un long échange dialogué entre Cécile et Bruno, que Tanner annexe d’un grand « *Je* » dans la marge gauche (fig. 2). Les discours indirects sont semblablement convertis en souvenirs : « Antonio lui parle de son, *je repense à mon* amour de la mer, de l’espace et du temps qui n’ont rien à voir avec ceux des terriens » (6 [5]). Cette opération, conduite sur l’intégralité du texte, relève en fait moins de la réappropriation du discours des personnages de fiction par l’auteur que du dévoilement d’un dispositif narratif autofictionnel par le biais duquel Tanner avait disséminé ses souvenirs et pensées dans la bouche des autres. Toutefois, cette substitution généralisée ne concerne pas uniquement la voix et la parole puisque, dans les didascalies, le « je » remplace les personnages lors de leurs trajets à travers Gênes, par exemple : « Bruno entraine Cécile vers le port *Je descends vers le port*. Ils *Je* traversent la vieille ville » (5 [5]) ou « Antonio et Cécile retrouvent un *je vais retrouver mon ami le* docker dans un restaurant ».

28Une majorité des modifications programmées ici seront actualisées dans le traitement [6] présent dans le dossier final. Le statut du « je » dans les « parties narrato‑descriptives » (Viswanathan, 1982) devient alors parfaitement ambigu, puisque la mise en forme du document tend à le désigner comme un personnage apparaissant à l’écran, au même titre que Daghini par exemple, la signature d’auteur étant alors indispensable à la compréhension du « scénario ». Tanner résoudra cette « dysfonctionnalité » en abandonnant, à la suite de ce dernier document, toute forme de didascalie pour ne travailler qu’au seul texte de la future voix over du film.

29Il ne faut toutefois pas oublier que Les Hommes du port laisse une large place à la parole des dockers, à laquelle Tanner souscrit volontiers tout en marquant sa différence avec les travailleurs. Le processus que nous avons étudié à la lumière des archives n’a donc rien d’un geste narcissique. Même s’il a milité dès ses débuts pour un cinéma d’expression personnelle, Tanner a démontré, jusqu’à la fin des années 1970, un goût pour le collectif, vers lequel il amorce un retour, caractéristique de sa fin de carrière, avec Les Hommes du port.

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Figure Extrait d'une page du traitement [5], cote CH CS CSL 020-01-24-01(6), p. 11. Collection Cinémathèque suisse. Tous droits réservés.

L’actualisation de la virtualité de l’auteur

30Malgré cela, le processus génétique témoigne d’une première personne qui finit par recouvrir et dissoudre l’ensemble du projet autofictionnel, en privilégiant une voix over partiellement autobiographique. Pourtant, cette relative indécision quant aux formes de la présence/absence de l’auteur dans le projet, à la fois diégétique – l’idée d’apparition et de disparition est inclue dans chacune des versions, indépendamment des autres – et génétique – l’indécision évolue d’une version à l’autre –, semble finalement être encore à l’œuvre dans le film tel qu’il est sorti en salles.

31Pour parler en termes de possibles, il semble que, sur ce point précis, Les Hommes du port participe d’une « actualisation » de la virtualité de l’auteur ; une virtualité qui n’est plus questionnée par la fragmentation du « je » mais adoptée en plein par la voix over omnisciente. Il suffit d’entendre la phrase prononcée par la voix over de Tanner en conclusion du long métrage : « Aujourd’hui, j’en savais plus sur eux que sur moi et mon travail ». Puisque rien dans le film n’explicite une quelconque interrogation sur son identité, la phrase renvoie à l’enquête autofictionnelle abandonnée, qu’elle désigne pour mieux la neutraliser définitivement. Si, comme le dit bien Daniel Ferrer, les manuscrits sont utilisés

« par l’écrivain pour transformer le flux de ses idées en un objet textuel fixe, l’œuvre ; pour le généticien il s’agit au contraire grâce à eux de remettre l’œuvre en mouvement – ou peut-être de révéler le mouvement qui l’habite toujours secrètement » (Ferrer, 2011, p. 16)

32Ainsi, la méthode génétique, en particulier telle que nous l’avons envisagée, a donc peut-être elle‑même partie liée avec les revenants, puisqu’elle prend en charge des éléments textuels « laissés pour mort » qui continuent pourtant à « hanter » l’œuvre finale. Au-delà de la phrase que nous avons extraite du commentaire over, nul doute qu’une partie des tensions inscrites dans la genèse des Hommes du port est encore en mouvement dans le film, tant la réception critique insiste sur sa tonalité fictionnelle : « Ce n’est pas parce qu’il s’embarque pour un documentaire qu’il a perdu ses manières d’inventeur de fiction » (Seguret, 1995) ou « Tanner explore, ce faisant, sa planète cinéma, démontrant que documentaire et fiction s’articulent » (Vallon, 1996). Jamais réalisée et pourtant bien concrète dans les archives, l’autofiction de Tanner n’existe que comme variante, comme fantôme, et sa virtualité fondamentale renvoie alors le spectateur « génétiquement informé » (Ferrer, 2011, p. 138) dans la position de Cécile, regardant le film comme elle aurait pu regarder le port, c’est‑à‑dire « scrutant sur le visage des dockers les échos des commentaires de son père […,] tâtonn[ant] comme une aveugle avec comme seul guide un récit qui se révèle caduque » (3 [2]).

33De la même manière, la scène de rencontre avec la figure d’auteur – Le Marin Fantôme ou Bruno, selon les versions – au bureau du Palazzo della Meridiana est bien présente dans le film. En revanche, ce n’est pas Cécile qui « traverse une salle immense et finit par entrer dans un dernière pièce » (3 [4]), mais Tanner lui‑même, dont la silhouette, de dos, apparaît à l’écran lors d’un unique plan, huit secondes durant lesquelles une caméra portée le suit à l’entrée du palais. Toutefois, à la faveur d’une coupe franche, le corps de Tanner est immédiatement rejeté hors‑champ tandis que la caméra prend le relais de son point de vue et que la voix over proclame : « Pendant toutes ces années, j’avais exploré un autre continent, celui du cinéma ». La caméra, toujours portée à l’épaule, progresse alors jusqu’à la fameuse « dernière pièce » puis, alors que la voix over affirme que « dans ce coin-là, se trouvait [s]on pupitre », fait la rencontre… d’une chaise vide. Tanner n’a alors fait son apparition, en chair et en os, que pour mieux figurer sa disparition, pointer son impossible présence en l’attribuant par le texte à son exploration du « continent cinéma ». À une époque marquée par la recrudescence des documentaires « à la première personne » et l’apparition du « documentaire performatif » (Nichols, 1994 ; Bruzzi, 2000), Tanner prend le revers des tendances liées à la déconstruction de la subjectivité par les cinéastes eux-mêmes. Plutôt que d’ouvrir le questionnement sur son constant devenir‑auteur [becoming an author] (Longolius, 2016, p. 29), le cinéaste épouse pleinement la posture du « Marin Fantôme » et choisit d’incarner cette « localité paradoxale, paratopie, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu » (Maingueneau, 2004, p. 52) qui fonde toute énonciation auctoriale.