Colloques en ligne

Tony Gheeraert

« La servitude à laquelle nostre sexe est sousmis ». L’amour astréen entre idéal féministe et domination masculine

“The servitude to which our sex is subjected”. Love between feminist ideals and masculine domination in L’Astrée

1La plupart des lecteurs de notre époque font persister une lecture proto-féministe1 de L’Astrée favorisée par la réception du roman dans les salons précieux. Selon Jacques Ehrmann, L’Astrée « se fonde sur le respect de la femme et la divinise »2. Pour Marc Fumaroli, à la « brusquerie si masculine du sénéquisme fin-de-siècle », succédait avec le roman d’Honoré d’Urfé le temps de la « pudeur » et de la « beauté », associées au triomphe d’une féminité idéale. L’Astrée apparaît comme le roman de la « sensibilité » féminine contre la « virilité arrogante » :

La femme, dans cette quête de la sagesse par l’amour, est la première inspiratrice et la première bénéficiaire. C’est elle qui fait prévaloir, avec l’aide du prêtre, incarné dans le roman par la haute figure d’Adamas, le pôle apollinien sur le pôle martial

2écrit ainsi le critique, qui continue : « Il est hors de doute que le public féminin fit le triomphe de L’Astrée et imposa le roman3 ». À la suite de Marie de Gournay qui, dès 1626, considérait que L’Astrée « sert de breviaire aux dames et aux galands de la Cour4 », Claude Habib tient le roman pour point de départ d’une galanterie française qui protégeait les femmes de la rudesse masculine. À ce titre, la galanterie a constitué selon la critique la condition d’une mixité sociale capable de mettre les deux sexes sur un pied de quasi-égalité, et de garantir ainsi entre eux la possibilité d’un commerce harmonieux dans un cadre sécurisé par les règles de la politesse mondaine5.

3Mais ce modèle de galanterie qui s’inventait avec L’Astrée est devenu suspect depuis quelques décennies. Malgré les apologies de Claude Habib ou Mona Ozouf6, la sociabilité galante à la française est aujourd’hui fortement contestée. Les compliments, la courtoisie ou la préséance accordés aux dames apparaissent à certains courants féministes comme des instruments hypocrites de la domination patriarcale. Loin de conférer aux femmes une réelle position supérieure, ils visent subtilement à les soumettre, à la faveur d’une érotisation des rapports sociaux, tout en les enfermant dans un statut de créatures fragiles et vulnérables.

4Au vu de ces ambiguïtés, on peut s’interroger : L’Astrée, tenue dès le xviie siècle pour le point d’origine de la galanterie française et le « bréviaire des galants », a-t-elle réellement contribué à la promotion des femmes ou a-t-elle favorisé seulement des conduites qui au fond renforçaient astucieusement mais efficacement la domination masculine ? Le féminisme apparent d’Honoré d’Urfé serait-il en réalité le résultat d’une écriture androcentrée qui perpétuerait la sujétion des femmes en substituant à la violence physique qui prévalait alors une violence symbolique non moins pernicieuse, que Bourdieu appelle « douce, presque invisible7 », et qui s’exerce à travers des structures d’aliénation d’autant plus difficiles à éradiquer qu’elles s’appuient sur le consentement des dominées8 ?

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5La question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’on entend des femmes de L’Astrée se plaindre de leur condition. Certaines regrettent le manque de liberté, et de fait les contraintes qui pèsent sur elles sont nombreuses. La première concerne le silence imposé aux femmes, à qui les bienséances interdisent de dévoiler leurs sentiments. La différence des sexes empêche la bergère de manifester « sa bonne volonté », explique Phillis à Silvandre : « Il ne seroit pas mauvais, dit la Bergere, que les actions qui vous sont bien seantes me fussent permises : trouveriez-vous à propos que je courusse, luitasse, ou sautasse comme vous faites9 ? » Les filles peuvent bien se laisser adorer, elles ne sont pas plus autorisées à dire leur amour qu’à pratiquer le sport. Le dialogue met ainsi en évidence le caractère inégalitaire de l’amour pastoral, au détriment des femmes, privées du droit de manifester leur désir. Le « service amoureux » est une stratégie de conquête très savamment graduée et codifiée, comparable aux étiquettes compliquées qui se mettent alors en place dans les cours et formalisent l’existence curiale en la soumettant à un ensemble de rituels et de protocoles. La Dame ne peut s’y soustraire, ni accorder de privautés exagérées à ses soupirants, sauf à y perdre sa respectabilité et à devenir objet de mépris, d’opprobre et de rejet, comme le montre l’histoire d’Olimpe : la jeune femme fut mise enceinte par Lycidas, mais chacun considère qu’elle porte seule la responsabilité de son état. Astrée juge sévèrement le comportement de la bergère, coupable à ses yeux d’avoir renversé les rôles sexués dans la relation amoureuse (« elle était plutôt celle qui recherchait, que la recherchée »), et d’avoir « f[a]it tant la folle qu’elle en devint enceinte » (I, 4, p. 287). Lycidas reçoit en revanche toutes sortes de circonstances atténuantes : sa jeunesse et les mauvais conseils de la compagnie le dédouanent de sa faute, tandis que son obstination, jusqu’à mettre Phillis sous clef, lui permet d’obtenir non seulement l’absolution mais l’aide complaisante de son amie pour qu’Olimpe puisse accoucher en secret. Cette dernière, certes, échappe par miracle à l’ignominie et parvient même à trouver un mari (I, 5, p. 344) : il n’en reste pas moins que sa mésaventure illustre les misères des femmes trop confiantes dans le savoir-vivre des bergers. La malheureuse a découvert à ses dépens qu’on a beau être un impeccable pasteur du Forez, on n’en est pas moins homme.

6Il n’en va pas autrement à Isoure : Amasis est une reine sous contrôle. Du vivant de Pimandre, c’est ce dernier qui exerçait la réalité du pouvoir, accordant par exemple le pardon royal à Alcippe. Amasis n’est associée qu’une fois à son mari dans la conclusion de ce récit, lorsque le futur père de Céladon « revint en sa patrie, honoré de Pimander, & d’Amasis » (I, 2, p. 197). Depuis la mort de son époux, la reine a pris pour principal ministre Adamas, et alors même que le royaume est censé tomber un jour aux mains de Galathée, c’est Clidaman qu’on voit sans cesse associé aux prises de décision : tout se passe comme si le fils de Pimandre devait devenir le successeur d’Amasis après avoir partagé le trône de sa mère. Celle-ci semble parfois agir en régente davantage qu’en reine de plein exercice. Ce sont ainsi « Amasis & Clidaman » qui autorisent Lindamor à revenir en Forez (« il revint avec permission d’Amasis & de Clidaman, en Forests », I, 9, p. 547). Il faut encore compter avec Polémas, qui jouit d’un grand pouvoir : « il commandoit à toute la contrée, sous l’authorité de la Nymphe Amasis » (I, 1, p. 153). On l’imagine mal, une fois marié à Galathée comme il le souhaite, se cantonner au rôle de prince consort auprès de son épouse. À regarder les faits, et non le discours de la princesse, le royaume de Forez paraît beaucoup moins matriarcal que matrilinéaire. La reine, de droit, est certes la souveraine, et Galathée peut bien se bercer de quelques illusions sur les prérogatives dont elle espère jouir un jour, mais ce sont les hommes, Pimandre d’abord, puis Clidaman et Polémas, qui gouvernent le royaume, avec tous les périls que peut représenter pour l’équilibre du Forez la révolte possible d’un de ses principaux barons. En Forez, pour être reine d’un petit royaume féminin clos et préservé, on n’en échappe pas moins à la domination masculine.

7C’est à Isoure également qu’évolue l’indifférente Silvie, dont l’histoire est racontée par Léonide au livre III. La nymphe dresse de sa compagne un portrait à charge en raison des refus qu’elle adresse aux hommes qui la recherchent : les Foréziennes ne sont pas libres de rebuter tous les soupirants qui les courtisent. La femme en effet se définit « principalement, sinon exclusivement, par l’amour qu’elle peut susciter et ressentir », comme l’explique Jacques Ehrmann10. Or, Silvie, qui échappe à cette définition, suscite l’horreur de Léonide. Silvie lui apparaît « altière », « orgueilleuse » (« orgueilleuse beauté qui ne juge rien digne de soi ! », I, 3, p. 220). Pour Léonide, la trop belle et insensible Silvie est au moins « complice » du « mal » éprouvé par ses amoureux, voire comptable des « meurtres » que sa « cruauté » provoque. Dans ce monde pastoral régi par la grande loi d’attraction du désir, Silvie fait figure d’anomalie, de rebelle, d’anormale. Son attitude défie le principe d’Adamas répété par Léonide selon lequel « Toute personne est sujette à une certaine force attirante, de laquelle elle ne peut éviter l’attrait quand une fois elle en est touchée » (I, 3, p. 225). Or, la belle Silvie se soustrait pourtant à cette puissance de sympathie universelle, et occasionne par là aux yeux de Léonide un désordre non seulement sentimental mais quasi métaphysique. Qu’elle puisse déclarer tout simplement et sincèrement à Ligdamon : « Je ne vous ayme point, je ne vous hay point aussi », suscite l’incompréhension. De telles paroles apparaissent à la nymphe inimaginables et insupportables : « elle nous disoit des paroles si cruelles, qu’autre que son courage ne les pouvoit imaginer, ny autre affection les supporter, que celle de Ligdamon. » (I, 3, p. 224).

8Sous couvert d’idéalisation, la représentation de la femme dans L’Astrée masque diverses stratégies de contrôle qui passent en particulier par les codes des relations amoureuses, propres à assujettir la femme à des formes sournoises de domination masculine. L’amour courtois tel qu’on le pratique à Isoure, ou l’amour pastoral qui prédomine dans les hameaux, affectent de donner le pouvoir aux femmes, mais en réalité ne leur laissent qu’une faible marge de liberté, celle de consentir au « service d’amour » d’un unique soupirant respectueux, et de favoriser la sublimation de son désir, jusqu’au mariage si les parents des intéressés donnent leur accord. On pourrait ajouter d’autres éléments susceptibles de révéler une écriture marquée par une fantasmatique masculine : ainsi les baisers volés et aisément pardonnés (« faisant semblant de baiser sa main, je sentis sur la mienne sa bouche11 »), ou la pression d’un male gaze (« regard masculin »)12, perceptible d’abord dans la description érotisée des corps de femmes. On trouve dans L’Astrée des passages où la mécanique de la contemplation platonicienne dysfonctionne, et où le regard s’adresse simplement à la chair, sans manifester le souci de transcender les perceptions physiques et d’atteindre à travers le corps la dimension spirituelle de l’être. La mise en scène du regard masculin désirant est d’abord le fait du narrateur de premier niveau, qui évoque ces

belles Nymphes, dont les cheveux espars, alloient ondoyant sur les espaules, couverts d’une guirlande de diverses perles : elles avoient le sein découvert, & les manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d’où sortoit un linomple deslié, qui froncé venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir attaché. (I, 1, p. 130)

9Il arrive que ce « regard masculin » ne soit pas pris en charge par le narrateur principal mais délégué à des personnages voyeurs. Le lecteur, à travers les yeux de Céladon ou de Climanthe, surprend ainsi le spectacle d’anatomies parfaites offertes à une appropriation scopique.

[Astrée raconte sa comparution devant Orithie lors du jugement de Pâris] La honte m’avoit teint la joüe d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais veuë si belle, & eust bien voulu qu’il luy eust esté permis de demeurer tout le jour en ceste contemplation. (I, 4, p. 265)

[Climanthe raconte sa « tromperie »] à donc apres avoir pris les parfums necessaires, elles vont se desabiller toutes trois, & moy qui sçavois quel estoit le lieu, m’esgarant à travers les halliers, revins par un autre costé où elles estoient, & eus commodité de les voir nuës : sans mentir, je ne vy de ma vie rien de si beau : mais sur toutes je trouvay Leonide admirable, fust en la proportion de son corps, fust en la blancheur de la peau, fust en l’embonpoinct, elle les surpassoit de beaucoup. (I, 5, p. 328)

10Céladon contemplera dans la deuxième partie Astrée endormie, et le narrateur nous en livrera une description restée fameuse :

Elle avoit un mouchoir dessus les yeux qui luy cachoit une partie du visage, un bras sous la teste, & l’autre estendu le long de la cuisse & le cottillon un peu retroussé par mesgarde, ne cachoit pas entierement la beauté de la jambe […]. (II, 8, p. 427)

11Un nouveau regard sur la belle Astrée, dans la troisième partie, accentuera encore le morcellement et la fragmentation du corps en vue de faire briller comme des fétiches les plus séduisantes parties de son corps :

La premiere chose qu’elle en vid, ce fut le pied & la jambe, & jusques à la moitié de la cuisse, & puis le sein presque tout à nud, la blancheur & la delicatesse du pied, la juste proportion de la jambe, la rondeur & l’embonpoinct de la cuisse, & la beauté de la gorge ne se pouvoient comparer qu’à eux-mesmes. (III, 11)

12Alexis (c’est-à-dire Céladon) se trouve comme paralysé·e par le spectacle de son « astre » à demi-dévêtu. Hylas, dont le nom indique assez son penchant à la sensualité, décrit avec moins de discrétion encore la belle Criséide, qu’il voit passer dans un chariot sans rien connaître de son identité, mais dont il tombe amoureux pour en avoir repéré les appas :

Elle estoit dans le premier chariot en la place la plus honorable, ses cheveux estoient entre blonds & chastains, son teint si beau, qu’il faisoit honte au satin le plus blanc, l’œil & le sourcil noir, mais l’œil si vif, qu’il perçoit d’un seul coup jusques au centre du cœur, sa bouche si rouge qu’on l’eust jugée du plus vif coral qui se trouve, le col un peu long, mais si blanc, si rond & si uny, qu’il sembloit une colomne d’albastre, & qui s’aprochant de la gorge s’alloit eslargissant peu à peu d’une si juste proportion, qu’il faisoit juger l’embonpoinct & de tout le reste du corps, sa fraize qui estoit ouverte en laissoit la veuë, & d’une partie du sein aussi, dont un curieux mouchoir cachoit le reste, & toutesfois par mesgarde, ou à dessein bien souvent il s’entr’ouvroit, ou s’eslevoit selon le bransle du chariot, & laissoit passer l’œil curieux quelquesfois bien avant, pour luy donner, comme je croy, plus de desir de voir le reste par la veuë de ce qui luy estoit permis. (III, 7)

13De telles scènes, qu’elles soient perçues à travers un personnage sympathique comme Céladon ou plus trouble comme Climanthe voire Hylas, ont en commun d’érotiser les personnages féminins pour la satisfaction imaginaire d’un lecteur masculin hétérosexuel. La fragmentation blasonnante des corps crée, pour reprendre les termes de Laura Mulvey inventrice du concept de male gaze, « une illusion taillée sur mesure pour le désir », et favorise en particulier une jouissance fétichiste et réifiante de la femme ainsi morcelée. Ce « plaisir visuel » manifeste et renforce une relation de pouvoir asymétrique entre les genres, caractéristique d’un ordre patriarcal qui réduit les femmes à de séduisantes icônes exhibées et sexualisées.13

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14L’on voit ainsi se dessiner dans ce roman a priori féminocentré un paradoxe : malgré l’éminence du statut que lui accorde l’amour platonicien, le sort de la femme n’est pas vraiment enviable. Faut-il conclure que la narration de L’Astrée prône la sujétion féminine au désir masculin ? La perspective d’Honoré d’Urfé, sous couvert de « proto-féminisme », serait-elle « androcentrée et dominatrice » comme l’estime Marianne Legault ?14 En réalité, et de façon bien plus subtile, le roman met aussi en scène différentes échappatoires qui permettent aux héroïnes de conquérir ou préserver une marge d’agentivité. Le travestissement constitue une première stratégie d’évitement de la condition genrée. Ainsi Filidas, après la mort de son père et la révélation de sa supercherie, décide-t-il de conserver l’habit d’homme et l’identité masculine qui lui a été assignée dès son jeune âge :

Filidas au commencement se trouva un peu estonnée, en fin se voyant maistresse absoluë de soy-mesme, & de moy, elle resolut de se conserver ceste authorité, considerant que la liberté que le nom d’homme r’apporte, est beaucoup plus agreable que n’est pas la servitude à laquelle nostre sexe est sousmis. (I, 6, p. 361)

15Diane, qui comprend bien la décision du travesti, voit dans le choix du genre masculin un moyen d’échapper aux « servitudes » de la condition féminine : plutôt que de tomber dans l’état de fille bonne à marier, et de se soumettre au joug d’un mari, le feint Filidas préfère rester jeune homme. Le déguisement n’est plus ici une tenue de fête ou un costume de théâtre : il devient le truchement commode d’une transition de genre déterminée par des considérations sociologiques et la hiérarchie des sexes dans une société patriarcale.

16Les amours saphiques constituent une autre possibilité pour les femmes d’esquiver la domination masculine. Nous voyons ainsi Phillis, par feinte et gageure, embrasser avec beaucoup de ferveur le rôle du berger face à Diane, qui de son côté met beaucoup d’enthousiasme à se laisser courtiser par la cousine d’Astrée, signe évident du « plaisir » que lui procure cette « nouvelle sorte d’amour », propre à jeter un éclairage particulier sur sa prétendue insensibilité :

Il y avoit du plaisir à voir ceste nouvelle sorte d’Amour : car Phillis faisoit fort bien le serviteur […]. Diane d’autre costé sçavoit si bien faire la Maistresse, qu’il n’y eust eu personne qui n’eust creu que c’estoit sans fainte. (I, 7, p. 414)

17Nous avions découvert les ambiguïtés relatives à l’orientation sexuelle de Diane dès sa première rencontre avec Filandre et sa sœur ; leur gémellité parfaite lui permettait de jouir avec beaucoup de fluidité de l’une à travers l’autre :

Il vint aux jeux en compagnie d’une sœur, qui luy ressembloit si fort […] aussi tost que je la vy, je l’embrassay & caressay avec un visage si ouvert, que dés lors elle se jugea obligée à m’aimer. (I, 6, p. 362)

18Rien d’étonnant donc si Diane se prête si volontiers ici au jeu de rôle. Grâce au travestissement, Phillis parvient à surmonter l’interdiction imposée aux femmes de parler d’amour, dont elle se plaignait à Silvandre l’instant précédent. Si Phillis ne se travestit pas comme Filidas (rien ne le précise), du moins épouse-t-elle le comportement amoureux masculin (elle agit en « serviteur ») aussitôt après avoir exposé l’inégalité entre les genres et mis à nu les incohérences ou l’hypocrisie du régime amoureux pastoral. Le jeu est d’autant plus équivoque qu’aucun lecteur de l’Astrée n’ignorait, d’une part, que Phillis était le nom d’un berger et non d’une bergère dans les Bergeries de Juliette de Montreux (1585-1598) ; et, d’autre part, que certains mythes associés à la déesse Diane, comme celui de Callisto rapporté par Ovide15, lui prêtent des relations amoureuses avec ses nymphes. Cette « narration déviante » perturbe les frontières entre les sexes et autorise un brouillage des normes d’autant plus délicieusement queer que la Contre-Réforme à la même époque accroît la répression contre les tendances homosexuelles16.

19Une troisième échappatoire est, si l’on peut dire, offerte par le veuvage. Stelle, débarrassée de son vieux mari cacochyme, jouit d’une exquise licence qui choque à la fois Adamas, Corilas, et le frère de Stelle, le « très honnête » Saliam (I, 5, p. 342). La bergère libertine n’en reste pas moins séduisante et n’attire pas sur elle de châtiment immanent comme doit en subir Olimpe.

20L’indifférence constitue une dernière option : Silvie s’oppose à la condamnation que lui adresse Léonide en arguant tout simplement qu’elle est étrangère au monde de l’amour et du désir.

Pourquoy ay-je à me mesler, dit-elle, de ses folies ? […] Et que puis-je-mais de son mal, repliqua-elle ? pouvois-je moins faire que de vivre, puis que j’estoy au monde ? pourquoy avoit-il des yeux ? pourquoy s’est-il trouvé où j’estoy ? vouliez-vous que je m’en fuisse ? Et vrayement, me dit-elle en souriant, vous estes bien jolie de me charger de ceste faute : quelle vouliez-vous que je fusse, si je n’eusse esté celle que je suis ? (I, 3, p. 221)

21Son propos justifie le droit des femmes à refuser les recherches des hommes sans se sentir coupables, et déjoue ainsi la prétendue loi d’amour universel. La nymphe n’est pas prête, dit-elle, à accorder son « consentement » à toutes les requêtes de Léonide pour soulager Ligdamon, et refuse l’inculpation de lui « donner la mort » (I, 3, p. 223). Loin d’imposer un discours androcentré tendant à assujettir les femmes, L’Astrée mine au contraire le point de vue de Léonide, si l’on veut ici porte-parole du désir masculin, par un autre discours, celui de Silvie, où s’exprime une revendication féminine de liberté soutenue par un argumentaire parfaitement recevable aux yeux de la morale et de la raison. Silvie peut ainsi rejoindre la galerie de figures mises en évidence par Jennifer Tamas17 : l’autrice met en évidence le fait que la question du consentement n’était pas ignorée au xviie siècle, mais que les cas de refus féminin de se soumettre au désir des hommes ont été souvent effacés par une histoire littéraire construite de façon très masculine.

22Libérer L’Astrée du regard masculin implique aussi de considérer la place accordée dans le roman au regard féminin. S’il existe assurément un male gaze dans L’Astrée, des exemples de female gaze ne manquent pas non plus. Ainsi, c’est un regard curieux que les nymphes jettent sur le corps de Céladon, tout ensemble cadavérique et glorieux, oscillant entre le sommeil et la mort :

la principale d’entr’elles apperçeut Celadon; & parce qu’elle croyoit que ce fust un Berger endormy, elle estendit les mains de chaque costé sur ses compagnes […] & se leva le plus doucement qu’elle peust pour ne l’esveiller, mais le voyant de plus pres elle le creut mort ; car il avoit encor les jambes en l’eau, le bras droit mollement estendu par dessus la teste, le gauche à demy tourné par derriere, & comme engagé sous le corps, le col faisoit un ply en avant pour la pesanteur de la teste, qui se laissoit aller en arriere : la bouche à demy entre-ouverte […]. (I, 1, p. 131)

23Un peu plus tard, les trois curieuses jeunes femmes s’abandonnent à des regards encore plus explicites lorsqu’elles contemplent Céladon endormi à Isoure :

elles ouvrirent doucement les fenestres & les rideaux, & s’assirent autour de luy pour mieux le contempler. Galathée apres l’avoir quelque temps consideré, fut la premiere qui dit d’une voix basse, pour ne l’éveiller : Que ce Berger est changé de ce qu’il estoit hier, & comme la vive couleur du visage luy est revenuë en peu de temps ; quant à moy je ne plains point la peine du voyage, puis que nous luy avons sauvé la vie.18

24C’est le réglage du regard lui-même qui fait problème, plutôt que sa nature masculine ou féminine. Les deux regards masculin et féminin partagent en effet plus de similitudes que de divergences : dans les deux cas, la contemplation platonicienne, comme moyen de connaissance spirituelle, cède la place à un regard teinté de désir pour le corps. Il ne saurait être indifférent que le verbe « contempler », si essentiel dans la mystique platonicienne et chrétienne, soit ici le plus souvent dépourvu d’issue transcendante. Ainsi Célion et Bellinde « s’estoient arrestez à contempler deux tourterelles » en train de « se faire l’Amour l’une à l’autre », sans respect du public, non sans faire songer aux pratiques de Diogène le Cynique :

Celion, & Bellinde, qui s’estoient arrestez à contempler deux tourterelles qui sembloient se caresser, & se faire l’Amour l’une à l’autre, sans se soucier de voir à l’entour d’elles tant de personnes. (I, 2, p. 182)

25Lors du Jugement de Pâris, Céladon s’abîme dans une contemplation d’Astrée qu’on pourrait à la limite platoniser, bien que le texte reste silencieux sur ce point, mais celle de Stelle, victime au demeurant très consentante du voyeurisme d’Orithie/Céladon, apparaît purement lubrique :

Stelle qui fut la plus diligente à se desabiller, s’alla la premiere presenter à luy, qu’il contempla quelque temps, & apres avoir oüy ce qu’elle luy vouloit dire, il la fit retirer. (I, 4, p. 265)

26La contemplation platonicienne, qui engage un mouvement ascendant permettant de passer des corps aux esprits, s’enraye. Le regard est retenu dans le monde sensible désormais coupé de l’intelligible. L’émerveillement devant la beauté corporelle a cessé d’être un marchepied du Ciel. Ce qu’on appelle anachroniquement male gaze ou female gaze correspondrait bien mieux en réalité à ce que saint Augustin appelait libido videndi, un désir de voir qui s’arrête au miroitement des apparences, qui n’élève pas vers Dieu mais reste cantonné à la surface des choses, qui se laisse captiver par le chatoiement des créatures séductrices sans pouvoir échapper à leurs mirages. À la contemplation mystique transitive du néoplatonisme s’oppose le regard charnel du désir, incapable de passer outre les faux-semblants superficiels19. Ce que met en scène L’Astrée, c’est le passage d’un regard ébloui néoplatonicien à un regard dévoyé, d’un regard salvifique à un regard concupiscent, impuissant à dépasser les distractions des sens pour atteindre la connaissance intellectuelle et contemplative.

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27L’Astrée proto-féministe ou androcentrée ? Entre l’admiration un peu béate de l’ancienne critique exaltant la place des femmes dans ce roman, et les points de vue plus soupçonneux qu’autorisent des considérations inspirées par des approches féministes contemporaines, il faut sans doute se garder de trancher  : le romancier, loin d’imposer un discours normatif sur les femmes, fait miroiter toutes les contradictions de modèles courtois ou platoniciens qui tout ensemble idéalisent les femmes et les enferment. Les recours omniprésents au travestissement, en particulier, viennent compliquer le jeu amoureux, déjouer la binarité du rapport entre les genres, et, loin de les renforcer, viennent troubler les stéréotypes patriarcaux. Ces flottements sur la situation des femmes montrent que d’Urfé, loin de relayer passivement des schémas hiérarchiques en faveur d’une domination masculine, est bien conscient des interrogations très fortes à la Renaissance sur la place des femmes dans la société, cristallisées dans les débats d’une vaste « querelle des femmes » dont le romancier n’ignore ni les enjeux ni la complexité20. La présence de regards désirants peu portés à dépasser les limites des sens et des corps suggère en tout cas une mise à distance de la contemplation idéale néoplatonicienne. Cette place accordée au désir physique et ce recul du platonisme pourraient-ils s’expliquer par une influence chrétienne, chez un auteur qui fréquenta François de Sales et Jean-Pierre Camus à l’Académie florimontane ? L’accent mis par les Réformes sur le péché a pu entraîner le sentiment d’une fracture entre le sensible et l’intelligible. Au seuil du xviie siècle, Dieu s’éloigne peu à peu dans un lointain moins accessible, et laisse les hommes démunis errer dans un monde moins authentique, de plus en plus privé de présence divine. Les capacités humaines peinent désormais à gravir un escalier du Ciel dont les degrés se dérobent. Dans ces conditions, le néoplatonisme devient incompatible avec les rigoureuses exigences de la religion chrétienne. Le grand récit ficinien subsiste toujours, mais seulement dans les discours, comme un rêve brisé. L’Astrée en éprouve la nostalgie, et en porte le deuil avec une mélancolie désabusée.