Colloques en ligne

Silvère Menegaldo

Variations sur la castration des prêtres luxurieux. Connebert, le Prêtre teint, le Prêtre crucifié et les autres

Variations on the castration of lustful priests. Connebert, the Prêtre teint, the Prêtre crucifié and others

1À propos des fabliaux, un constat s’impose à la lecture en particulier de l’anthologie de Jean Dufournet, c’est la propension à user de la castration pour châtier les prêtres luxurieux, puisque ce même geste, accompli ou demeurant au stade de la menace, se rencontre dans pas moins de quatre des dix-neuf Fabliaux du Moyen Âge choisis par Jean Dufournet (soit, par ordre d’apparition, les Perdrix, le Prêtre et le loup, le Prêtre crucifié et le Prêtre teint), et encore dans trois autres fabliaux qui ne font pas partie de ce corpus (Aloul, Connebert et le Pêcheur de Pont-sur-Seine).

2Cette façon d’infliger ou de menacer d’infliger un châtiment aussi brutal que radical pose évidemment question et a déjà été soumise à l’examen de la critique, en particulier celui de Daron Burrows dans cette excellente étude qu’est The Stereotype of the Priest in the Old French Fabliaux (2005), qui consacre une vingtaine de pages, soit une bonne moitié de son chapitre intitulé « Punishment », précisément au thème de la « Castration » (p. 166-190), en commençant tout simplement par se demander : « Pourquoi la castration est-elle une punition aussi répandue pour le prêtre dans les fabliaux ? [Why is castration such a popular punishment for the priest in the fabliaux ?] » (ma traduction ; p. 168). C’est ce qu’ici nous ferons à notre tour, sans forcément d’ailleurs ajouter beaucoup à ce qui a déjà été dit – et fort bien dit – par Daron Burrows1. Après un examen rapide du corpus de sept fabliaux usant du thème ou du motif2 de la castration, visant notamment à mettre en évidence les nombreuses variations dans son exploitation, on se demandera ce qui peut éventuellement expliquer la prégnance de ce thème, à la fois dans le genre même du fabliau, en lien avec certaines de ses caractéristiques, et en dehors de lui, dans d’autres manifestations littéraires, qui peuvent aussi se faire le reflet plus ou moins direct de certaines pratiques du temps.

Castrations en série : regard d’ensemble sur le corpus de sept fabliaux

Regard d’ensemble sur le corpus

3Sauf erreur, notre corpus comprend donc les sept fabliaux dont les titres sont donnés ci-dessus, dont plus de la moitié apparaît dans l’anthologie de Jean Dufournet ; ce qui pourrait conduire, à ce seul prisme, à surévaluer quelque peu (rappelons que le Nouveau recueil complet des fabliaux – dorénavant abrégé NRCF – compte 127 unités) l’ampleur d’un phénomène qui n’en reste pas moins remarquable, même envisagé plus largement. On verra plus loin, en effet, que même si le motif de la castration apparaît ailleurs dans la littérature médiévale, ce n’est assurément pas avec la même fréquence (sauf peut-être dans un cas).

4À seule fin d’aborder ce corpus sous un angle ou un autre, et en attendant de proposer d’autres critères susceptibles d’aider à caractériser chacune des scènes de castration considérées, au total d’une grande variété, il paraît possible, dans un premier temps, de classer les sept fabliaux en deux groupes de taille à peu près égale, selon que la castration est effective (quatre fabliaux : Connebert, le Prêtre et le loup, le Prêtre crucifié et le Pêcheur de Pont-sur-Seine, qui est un cas un peu particulier) ou non (trois fabliaux : Aloul, les Perdrix et le Prêtre teint).

5Comme exemple (voire modèle) de castration effective, on peut partir du cas de Connebert (314 vers) de Gautier Le Leu, qui offre une mise en scène exceptionnellement sadique du motif où le mari cocu, forgeron de son état, piège le prêtre luxurieux, prénommé Richard, avec d’emblée l’intention de lui « coper les cous » (v. 111) : après avoir surpris ce dernier dans son lit avec sa femme, le forgeron le bat copieusement puis l’entraîne en le tirant « par lo vit et par les ners / o li coillon erent pandant » (v. 216-217) jusqu’à sa forge où il lui cloue le scrotum sur « l’estoc » (v. 236), autrement dit une grosse souche servant d’enclume, avant de mettre le feu au bâtiment, obligeant ainsi le prêtre, à qui il a laissé un rasoir, à s’émasculer lui-même pour éviter de périr dans l’incendie3. Par comparaison, le Prêtre crucifié (100 vers), qui se conclut pourtant par une castration tout aussi effective (v. 71-73), mais semble-t-il non préméditée, du prêtre qui s’est dissimulé tout nu parmi les crucifix sculptés par maître Roger, est infiniment plus sobre dans ses effets. Il en est de même pour le Prêtre et le loup (28 vers), si l’on comprend bien toutefois le verbe esbourser (« le leu tua et esbourssa / le prestre », v. 21-22) dans le sens d’« émasculer », version encore plus sobre puisque la castration se réduit à un unique mot, d’ailleurs d’autant plus facile à édulcorer. Volontairement ou non, c’est peut-être ce que fait Jean Dufournet à la page 131 de sa traduction, en choisissant de donner au verbe le sens de « rançonner »4, ce qui transforme le geste lui-même et en atténue évidemment la brutalité, non sans souligner un lien que l’on retrouve ailleurs, notamment dans le Prêtre crucifié, entre castration et rançon ou amende imposée au prêtre luxurieux – et c’est un fait que le mot bourse au Moyen Âge pouvait renvoyer comme aujourd’hui encore à la bourse qui contient l’argent comme à l’enveloppe des testicules, le scrotum, comme le montre par exemple un passage de Boivin de Provin (v. 258-287) qui joue explicitement de ce double sens ainsi que des accointances entre sexe et argent, que nombre de fabliaux contribuent à mettre en lumière.

6On peut mettre à part dans cette première série le Pêcheur de Pont-sur-Seine (NRCF, t. IV, no 28, p. 109-129, 214 vers), qui offre bien un cas de castration effective, mais opérée post-mortem, sur le cadavre d’un prêtre, évidemment luxurieux. Un pêcheur de Pont-sur-Seine (localité située à environ 25 km en amont de Provins) discute un soir avec sa jeune femme des raisons de son amour, persuadé qu’elle ne l’aimerait guère s’il ne lui faisait pas l’amour (ou, plus crument : « se je ne te foutoie bien, / tu me harroies plus c’un chien », v. 45-46), ce que l’épouse nie farouchement. Mais une « aventure » (v. 71) va lui donner l’occasion de montrer qu’il a raison. Un jour qu’il pêche sur la Seine, « il garde et voit venir flotant / un prestre qui estoit noié » (v. 80-81), prêtre dont on apprend l’histoire dans un rapide récit enchâssé (v. 82-94), qui n’explicite d’ailleurs pas les raisons de sa mort, cette dernière pouvant ainsi apparaître comme l’inévitable conséquence de son « pechié » (v. 82) : surpris par un chevalier dans le lit de sa femme, le prêtre « en piez sailli, le vit tendu, / et chiet en l’eve, qui iert grant : / noier le convint maintenant, / mes onques ne desarecha » (v. 90-93), autrement dit « il se noya aussitôt, mais jamais ne débanda » ! Se souvenant alors des propos de sa femme, le pêcheur tranche le sexe dressé du prêtre – il s’agit donc bien d’une castration consécutive à un adultère, mais qui a lieu post-mortem et sans l’intervention du mari trompé – et fait croire à son épouse qu’il s’agit du sien, que trois chevaliers de rencontre l’ont, dit-il, obligé à couper, on ne sait trop pourquoi (comme bien d’autres, le fabliau du Pêcheur de Pont-sur-Seine ne se recommande pas par sa grande vraisemblance). À cette nouvelle, la femme se prépare tout de suite à partir, ne voulant pour rien au monde d’un mari châtré. Mais ce dernier lui révèle alors la supercherie et tout se termine bien pour le couple, avec en conclusion cette morale : « cil fablel nos raconte et dit / que por la coille et por le vit / tient la fame l’ome plus chier : / c’est verité, par seint Richier ! » (v. 197-200).

7Restent dans notre corpus trois fabliaux où la castration ne va pas au-delà de la menace, à laquelle le personnage du prêtre parvient à chaque fois à échapper, en prenant tout bonnement la fuite à la fin du récit. C’est le cas dans le Prêtre teint (446 vers), un récit dont la construction apparaît particulièrement élaborée5, notamment avec son prologue « jongleresque », et qui montre une parenté évidente avec Connebert, d’autant plus que les deux fabliaux ont peut-être pour auteur le même Gautier Le Leu, ainsi d’ailleurs qu’avec le Prêtre crucifié, ces trois textes proposant dans leur ensemble d’intéressants jeux de variation autour de la même histoire et du même motif de la castration : ainsi, pour ne s’en tenir qu’aux personnages, quant au rôle dévolu à l’épouse, consentante ou non à l’adultère et alliée ou non de son mari ; au personnage du prêtre, plus (Connebert, Prêtre teint) ou moins (Prêtre crucifié) déprécié ; ou encore à certains comparses comme la marguillière entremetteuse du Prêtre teint, double antinomique de l’épouse, ou les membres de la famille du forgeron dans Connebert, figurant une solidarité familiale défaillante, à laquelle se substitue en quelque sorte la justice rendue à la fin du récit, etc.6

8La castration, quoique bien près d’aboutir, demeure également à l’état de menace dans le long fabliau d’Aloul (NRCF, t. III, no 14, p. 3-44, 986 vers), où le prêtre joue un rôle moins défavorable que dans nos autres récits, puisque son amante est la victime d’un mari jaloux et avare, le vilain riche (v. 5) Aloul, qui va passer la nuit à essayer avec ses bouviers d’attraper l’intrus venu faire l’amour à son épouse jusque dans son lit. Il n’empêche que le prêtre n’échappe que de très peu à la castration, qui court comme un motif discret (voir les v. 278-279, 652, 709-710)7 avant de s’imposer à la fin du récit comme le châtiment exceptionnel, pire que la mort, que peut seul mériter un coupable si difficile à attraper ; en effet, lorsqu’« Alous a ses bouviers demande / s’il l’ocirra ou il le pande, / il respondent communement / qu’il n’en puet fere vengement / de qoi on doie tant parler / comme des coilles a coper » (v. 925-930). Cependant, sur le point d’être desfiguré (v. 942), le prêtre est sauvé in extremis par son amante et sa servante qui accourent et dispersent mari et serviteurs à coups de bâton.

9Plus curieux, dans les Perdrix (156 vers), non seulement la castration en reste au stade de la menace, mais elle apparaît même injustifiée, puisque le texte ni la femme ne disent explicitement pourquoi le mari pourrait vouloir trenchier les couilles (v. 88-89) du chapelain, qui lui-même ne se pose apparemment pas de question avant de prendre ses jambes à son cou. C’est donc, évidemment, que le récit, quoique consacré à la ruse et à la gourmandise féminines, repose sur un schéma latent d’adultère, avec un prêtre luxurieux (ce que suggère discrètement le v. 81 : « Si l’acole molt doucement ») menacé de castration par un mari cocu qui aiguise son couteau (v. 72-75), geste que l’on retrouve d’ailleurs dans le Prêtre crucifié (v. 50-51) ; ce qui montre une nouvelle fois, s’il en était besoin, que le fabliau fonctionne à partir de stéréotypes (ici, le prêtre luxurieux) dont la connaissance est indispensable à la compréhension du récit, alors même qu’ils n’y jouent à peu près aucun rôle.

Variations sur un même thème

10Si on laisse de côté le cas de la Dame escoillee (NRCF, t. VIII, p. 3-125, n83), qui utilise le thème dans un contexte totalement différent, il est évident que dans chacun des sept fabliaux que nous venons de considérer, la situation de départ, éminemment typique du genre, est toujours la même, celle d’un triangle amoureux – qu’il soit réel ou simulé dans le cas du Prêtre teint, voire hypothétique dans les Perdrix – où l’amant est un prêtre luxurieux dont le comportement est puni ou risque d’être puni par la castration, infligée le plus souvent par le mari, sauf par exception dans le Pêcheur de Pont-sur-Seine.

11Mais si la situation entraînant le geste castrateur, ou sa possibilité, se retrouve à peu de choses près d’un fabliau à l’autre, il n’en reste pas moins que d’importantes variations peuvent apparaître dans le traitement du motif, à commencer par son développement limité ou plus considérable, qui va d’un simple mot (dans le Prêtre et le loup) à la mise en scène particulièrement cruelle et détaillée que lui consacre Connebert, qui s’étale avec une évidente complaisance sur près de la moitié du texte (v. 187-314). Avec le Pêcheur de Pont-sur-Seine, quoiqu’avec des intentions très différentes, Connebert est finalement le seul texte qui prenne la castration comme véritable sujet, motivant l’action de bout en bout (même si dans le Pêcheur de Pont-sur-Seine, il ne s’agit pas seulement de la castration du prêtre mais aussi de celle, prétendue, du pêcheur lui-même), alors qu’il s’agit dans les autres textes d’un motif plus accessoire, y compris quand elle est effective, comme dans le Prêtre crucifié, mais où le geste n’est apparemment pas prémédité, à la différence de Connebert, et résulte en quelque sorte des circonstances.

12Dans ces conditions, la violence du geste castrateur ainsi que la réification du membre retranché – l’un allant manifestement de pair avec l’autre, comme on le constate notamment dans Connebert – peuvent être plus ou moins soulignées : ainsi dans Connebert, donc, où les couilles du prêtre sont non seulement clouées de cinq clous (« sor l’estoc li a estendue, / si a feru cinq clos parmi, / les quatre entor et l’un parmi », v. 236-238) avant d’être tranchées par leur propriétaire « par tel haste / q’an en poïst faire un grant haste [« morceau de viande à cuire à la broche »] / de ce qu’il en laissa arriere ; / car il emprist en tel meniere / qu’il i laissa les deux coillons / autresi granz con deus roignons. / La pel est si grant et si rosse / q’an en poïst faire une borsse » (v. 269-276), mais encore finissent-elles « molt bien rostie[s] » (v. 311) dans l’incendie de la forge avant d’être emportées par « dui mastin / qui l[es] mangierent sanz conmin » (v. 313-314) ; où l’on voit donc les couilles du prêtre Richard subir une série de transformations les éloignant peu à peu de leur état initial et les réduisant finalement à des rebuts alimentaires, tout justes bons à donner aux chiens8. En revanche, dans le Prêtre crucifié, cette violence apparaît comme gommée, de même que la dimension concrète, matérielle de la mutilation, le texte insistant seulement (mais c’est déjà beaucoup !) sur le caractère total (rien / tout) de l’ablation subie (« que vit et coilles li trencha, / quë onques rien ne li lessa / quë il n’ait tout outre trenchié », v. 71-73), sans donner d’autres détails. À cet égard, le Pêcheur de Pont-sur-Seine représente encore un cas particulier, avec un jeu évident sur la rigidité cadavérique et une castration opérée post-mortem, ce qui ne donne évidemment pas la même portée à la réification des parties génitales, également assez marquée dans ce texte (ainsi, une fois que le pêcheur a tranché le sexe du prêtre mort, « puis l’a bien lavé et torchié, / et si l’a mis en son giron », v. 102-103, et plus loin « le vit a geté enmi l’ere », v. 126), mais pas au point de Connebert.

13De même la grossièreté ou l’obscénité, qui passent notamment par le mot juste – coille(s) ou coillon(s), au singulier ou au pluriel, évidemment, mais aussi vit ou encore penil, que l’on croise dans le Pêcheur de Pont-sur-Seine : « le vit res a res du panil / li a a un coutel trenchié » (v. 100-101) –, peuvent-elles être plus ou moins appuyées, mais ne manquent généralement pas de se manifester, y compris lorsque le thème n’est qu’à peine esquissé, comme c’est le cas dans les Perdrix par exemple : « et dist qu’il vous voudra trenchier / les coilles… » (v. 88-89), prétend la femme à propos de son mari, où l’enjambement contribue à bien mettre en évidence la partie importante de l’affaire…

14Comme si cela ne suffisait pas, le châtiment, aussi exceptionnel soit-il en lui-même (comme on le voit notamment dans Aloul), est parfois redoublé par un autre, bastonnade (Connebert) ou rançon, ainsi dans le Prêtre crucifié, qui comporte également une bastonnade et aboutit donc à un triple châtiment du prêtre luxurieux, ce qui doit assurément nous convaincre « que nus prestres por nule rien / ne devroit autrui fame amer » (v. 94-95, où le rien du v. 94 fait écho à celui du v. 72). De son côté Connebert va encore plus loin en envisageant, d’une manière qu’on ne retrouve pas ailleurs, les suites de la castration proprement dite (une fois castré, le prêtre Richard est soigné par un médecin, avant d’aller porter plainte, « clamer a cort », v. 299) et en sanctionnant le châtiment que le coupable s’est lui-même infligé par un jugement a posteriori, qui le déboute de sa plainte et donne raison au mari châtreur : « car fussent or si atorné / tuit li prestre de mere né / qui sacrement de mariage / tornent a honte et a putage ! » (v. 303-306) – sans qu’on sache bien si ces trois derniers vers appartiennent au jugement rendu par la cour de justice, ou relèvent de l’appréciation du narrateur. Un élément, important, permet peut-être de justifier un tel jugement autrement que par la « haine profonde pour les prêtres » (Livingston, 1951, p. 127) qu’exprimerait l’auteur Gautier Le Leu (ou pas uniquement par cette haine) : c’est le prêtre qui s’émascule lui-même dans Connebert et le mari trompé n’est donc pas directement coupable de ce geste, ce qui peut le mettre à l’abri d’éventuelles suites pénales (voir plus loin le sort réservé aux agresseurs d’Abélard) ; en outre (voir aussi plus loin), une castration volontaire (si l’on peut considérer qu’elle l’est dans ce cas) interdit habituellement l’accès à la prêtrise au Moyen Âge et revient donc à exclure le personnage de sa condition.

15Reste enfin la question de l’effectivité ou non de la castration, critère que nous avons posé a priori afin d’aider à la description du corpus et qui permet de le diviser en deux ensembles à peu près égaux, mais qui n’a peut-être pas tellement d’importance dans le fonctionnement du récit et le sens à en tirer. On peut néanmoins déduire, me semble-t-il, de la parité que manifeste le corpus entre castration accomplie ou seulement envisagée, d’une part le caractère certainement exceptionnel d’un tel châtiment, dont on peut de ce fait user comme d’une simple menace, d’autre part la possibilité de son exécution, même exceptionnelle, afin que la menace demeure crédible : de fait, la menace de castration ne peut opérer que dans la mesure où la castration est effectivement susceptible de se produire – car qui aurait peur d’un châtiment imaginaire ?

La castration des prêtres dans le fabliau et en dehors du fabliau

Une castration typique du fabliau ?

16Par son obscénité, par sa violence – éventuellement comique – s’exerçant à l’encontre d’un personnage stéréotypé9 de prêtre luxurieux, la castration sacerdotale semble avoir sa place toute trouvée dans le fabliau, et l’on peut se demander à la limite s’il est bien nécessaire de s’interroger sur la portée d’un tel geste, qu’il suffirait de considérer comme l’une des manifestations les plus exacerbées de certaines tendances observables dans l’ensemble du genre, et peut-être finalement comme un élément stéréotypé parmi d’autres. C’est aussi ce que peut laisser penser l’usage très allusif du motif dans les Perdrix, dont l’intrigue repose comme on l’a vu sur un schéma latent d’adultère ; mais aussi, a contrario, la réclame qui en est faite dans le prologue de Connebert, où l’auteur Gautier Le Leu promet à son lecteur, après le Prêtre teint qu’il cite, « d’un autre prestre la matiere, / qui n’ot mie la coille antiere / qant il s’en parti de celui / qui li ot fait honte et enui » (v. 3-6), donnant ainsi à son propos « l’allure d’un discours publicitaire comparable à celui qu’on peut trouver sur la jaquette d’un nouveau roman d’un auteur à succès » (Noomen, 1992, p. 328).

17Inutile de revenir sur l’obscénité, dont on a déjà dit quelques mots. Comme l’acte sexuel, fréquemment décrit ou évoqué dans les termes les plus crus (métaphoriques – mettre le tonneau en perce dans Gombert, v. 155, fourbir l’anneau dans Baillet, v. 13, etc. – ou non), le thème de la castration est une occasion idéale de désigner les choses par leur nom, ce dont les auteurs ne se privent pas. Comme source plus ou moins abondante de grossièreté ou d’obscénité, la castration est donc parfaitement sa place dans le fabliau.

18La « violence comique » (Roguet, 1994) est également un trait parfaitement avéré du genre, violence qui trouve souvent à s’exercer à l’encontre de personnages disqualifiés (voir notamment les scènes d’altercation voire de bagarre générale à la fin du Boucher d’Abbeville ou de Boivin de Provins), avec des exceptions cependant, ou du moins des cas incertains, comme celui de Gombert à la fin du fabliau éponyme, battu par les deux clercs dont il est déjà la victime – punition que lui vaut peut-être son excessive naïveté et sa paresse sexuelle, ou bien punition imméritée, et comique à ce titre. Mais si le châtiment du prêtre luxurieux est assurément mérité, relève-t-il pour autant de la « violence comique » ? Comme le note Daron Burrows, l’idée que « la castration est cruelle ou n’a rien d’amusant [castration is cruel or not amusing] » (Burrows, 2005, p. 167) – en admettant que ce soit bien celle qui s’impose à un public d’aujourd’hui – relève de nos propres conceptions, pas forcément de celles du Moyen Âge. Il est ainsi possible que le geste castrateur ait eu au Moyen Âge une dimension comique plus affirmée que de nos jours ; cependant, sauf erreur, rien dans les textes ne vient souligner cette éventuelle (ou probable) dimension comique, ne serait-ce que par le rire de certains personnages (rire interne à la fiction, donc, mais susceptible de faire signe en direction du public), comme c’est le cas par exemple à la fin d’Estula ou encore de Boivin de Provins, avec le personnage du prévôt, alors qu’un tel dispositif eût été parfaitement concevable notamment à la fin du Prêtre crucifié (où interviennent « deus gars » qui auraient pu rire de la mésaventure du prêtre) ou du Prêtre teint (où le mari « hue » après le prêtre, mais ne rit pas).

19On se souvient, enfin, du mot de Joseph Bédier selon lequel certains fabliaux paraissent témoigner d’une « véritable haine » du prêtre (Bédier, 1925, p. 338)10 et pousser ainsi dans ses derniers retranchements la satire anticléricale, sans se départir pour autant d’une volonté de correction11, comme on le voit bien dans la morale finale du Prêtre crucifié (v. 93-100), à propos de laquelle on peut parler à bon droit de « castration correctrice [corrective castration] » (Burrows, 2005, p. 183). Particulièrement cruel, le triple châtiment infligé au personnage du prêtre adultère (ironiquement nommé Constant) veut d’autant plus dissuader tous les prêtres d’« autrui fame amer » (v. 95) ; c’est donc un appel à la continence et au respect de l’ordre social et religieux qui certes concerne les prêtres en premier lieu, mais peut aussi viser l’ensemble du corps social, vis-à-vis duquel le prêtre châtré est susceptible de jouer le rôle de bouc émissaire12. Suivant d’ailleurs la même logique de repoussoir, le personnage de prêtre luxurieux se montre sous un jour particulièrement infâme dans Connebert, où le prêtre Richard profite de sa noblesse et de sa richesse pour cocufier tous les maris de sa paroisse13, et plus encore dans le Prêtre teint, où le personnage non seulement cumule tous les vices possibles (évidemment de luxuria et d’avaritia, péchés constitutifs du stéréotype du prêtre, mais aussi de gula et d’ira), mais encore abuse de son pouvoir spirituel pour obtenir ce qu’il désire, notamment en menaçant d’excommunication le couple de bourgeois orléanais14. On notera en outre que, dans ce dernier fabliau comme dans le Prêtre crucifié, le scandale que constitue le comportement du prêtre est rendu plus patent encore avec sa tentative parodique d’imitatio Christi, quand, aux seules fins de se dissimuler aux yeux du mari, le personnage se déguise, si l’on peut dire, en crucifix15.

20Ainsi, si la castration du prêtre luxurieux dans les fabliaux peut apparaître comme un motif parfaitement représentatif de certaines caractéristiques du genre, il n’en reste pas moins qu’il est bien d’autres manières de punir le coupable, notamment par la bastonnade et / ou la rançon (voir le cas de Baillet), ces dernières pouvant d’ailleurs s’ajouter à la castration comme on l’a vu (dans le Prêtre crucifié), ou tout simplement par la mort (voir le Sacristain, Estourmi ou encore le Prêtre comporté). Faut-il donc, afin de mieux en expliquer la présence, aller chercher les causes et les raisons de la castration en dehors du fabliau ?

La castration comme réalité pénale et cléricale

21Sachant les liens indiscutables qu’entretiennent les fabliaux – comme n’importe quel texte littéraire, mais probablement un peu plus que d’autres – avec la société et, pour le dire tout bonnement, la réalité de leur temps16, on ne peut éviter de se poser la question : les sept fabliaux que nous avons considérés, quand ils mettent en scène la castration d’un prête luxurieux, reflètent-ils la société qui les a vus naître ? Autrement dit la castration, notamment de l’amant adultère, prêtre ou non, était-elle une vengeance pouvant s’exercer par le mari trompé, voire une peine réellement encourue et exécutée au Moyen Âge ? D’après l’article de synthèse que Laurence Moulinier-Brogi a consacré à « La castration dans l’Occident médiéval » (2011, p. 208-215) et les témoignages documentaires qu’elle y mentionne, il paraît bien que la castration était une peine corporelle, certes exceptionnelle, mais bel et bien en usage à l’époque à l’encontre de l’amant adultère, ou plus encore du violeur ou de l’homosexuel17, suivant d’ailleurs une logique tout à fait caractéristique du Moyen Âge : la mutilation d’un membre ou d’un appendice (du nez, des oreilles, de la main…) est une peine frappant volontiers les criminels, notamment mais pas seulement les voleurs, avec l’idée évidente – outre l’imposition d’une marque d’infamie sur le coupable – de punir le pécheur par où il a commis son péché18, comme on le voit aussi dans les diverses représentations textuelles ou figurées des peines infernales, où le même principe d’homologie entre la peine et la faute est à l’œuvre19.

22Par ailleurs, comme nous l’apprend l’historien Arnaud Fossier dans un autre article consacré à « La triste histoire des prêtres castrés », au Moyen Âge, signe que « le sacerdoce était conçu par l’Église elle-même comme intrinsèquement viril et que la virilité voire la puissance sexuelle était requise des prêtres, quelle que soit leur position dans la hiérarchie de l’Église » (Fossier, 2015, p. 66), les hommes amputés de leurs parties génitales ne pouvaient accéder à la prêtrise qu’avec une autorisation papale, plus difficile à obtenir s’il s’agissait d’une mutilation volontaire20 (comme c’est justement le cas dans Connebert) : châtrer un prêtre, dans nos fabliaux, ce n’est donc pas seulement (si je puis dire) le priver de sa virilité, c’est le faire déchoir de son statut, c’est en quelque sorte le nier en tant que prêtre21.

Castration et littérature au temps des fabliaux (xiie-xiiie siècles)

23Cependant, comme le note Daron Burrows, au-delà ou à côté de la « pratique contemporainre [contemporary practice] » (Burrows, 2005, p. 175), il y a aussi une « tradition littéraire [literary tradition] » (p. 168) dont témoignent d’autres textes que les fabliaux, quand d’ailleurs les deux vecteurs ne se rejoignent pas, comme c’est le cas avec la fameuse castration d’Abélard : à la fois événement daté (du mois d’août 1117) appartenant à l’histoire, elle est exécutée par des hommes de main – qui seront eux-mêmes punis de castration – commandités par Fulbert, l’oncle d’Héloïse, soupçonnant Abélard de vouloir répudier sa nièce épousée discrètement après avoir mis au monde leur fils Astralabe ; et événement littéraire, depuis la Lettre de consolation d’Abélard à un ami ouvrant le corpus épistolaire échangé avec Héloïse (lettre première également connue sous le titre d’Historia calamitatum / Histoire de mes malheurs) jusqu’à son évocation dans le Roman de la Rose de Jean de Meun, par ailleurs traducteur22 de La Vie et les Epistres Pierres Abaelart et Heloys sa femme, en admettant que cette unique version française médiévale conservée dans le manuscrit BnF, fr. 920 (fin du xive siècle) corresponde bien à la sienne. Quoi qu’il en soit, on peut lire dans cette version française le récit de la castration d’Abélard, telle qu’il la relate lui-même dans la Lettre de consolation d’Abélard à un ami :

Une nuit quant je me dormoie et resposoie en mon lit en une secrete chambre de mon hostel, puis que ilz orent corrumpus par deniers ung mien serjant, il me pugnirent par trop cruelle et par trop honteuse venjance, que tout li monde tint a souveraine merveille : car ilz me tollirent icelles parties de mon corps par lesquelz je avoye forfait ce dont ilz se plaignoient ; et tantost ilz tournerent en fuie, ne mes deux qui en furent prins [et]23 en perdirent les yeulx et les coillons […]. (La Vie et les Epistres Pierres Abaelart et Heloys sa femme, p. 18)

24On notera dans cette relation le mélange de banalité (Abélard est endormi dans son lit, son serviteur le trahit pour de l’argent) et d’insistance sur le caractère extraordinaire du geste castrateur (« souveraine merveille »), en même temps que l’affirmation claire de la dimension « réfléchissante » (Moulinier-Brogi, 2011, p. 210) de la peine (« car ilz me tollirent icelles parties de mon corps par lesquelz je avoye forfait ce dont ilz se plaignoient »), qui touche d’ailleurs également les agresseurs, châtrés à leur tour ; puis, une fois le forfait accompli, sa publicité immédiate, entraînant la stupéfaction (hyperbolique) de « toute la cité » d’un côté, de l’autre la honte d’Abélard :

Quant il adjourna, toute la cité s’asembla entour moy, mes comment ilz se merveillerent et furent esbahiz, et de com grans pleurs ilz se tormentassent et de com grans criz ilz me travaillassent et de com grans plains ilz me troublassent, n’est pas legiere chose – ainsois n’est pas neis possible – du recorder. […] et plus me grevoit la honte que la plaie, et plus estoie tormentéz de honte que de doulour. (p. 18)

25Mais la castration n’est pas seulement une blessure, ni une indignité, elle a des conséquences religieuses et risque de faire sortir celui qui la subit – du moins est-ce ainsi qu’Abélard présente les choses – de la communauté des Chrétiens :

Et me penssoye quel voie je pourroie des ore en avant tenir, a quel front oseroi[e] ge venir devant gent, quant tuit me desmontreroient au doy, et tuit me derungeroient de leur langues, et seroie a touz monstrueuz esgars. De ce neis ne me confondoit pas peu que selonc la lettre ocierre de la Loy24, la vindication et li destruimens des escouilléz [est si granz qu’a ceulx] qui les coillons ont copéz ou escorchiéz est deffendue l’entree des eglises comme hommes puans et ors. (p. 18-19)

26Et c’est finalement, dit Abélard, cette honte et cette crainte d’être mis au ban de la communauté et à la porte des églises comme un être monstrueux (« monstrueuz esgars », « hommes puans et ors ») qui le contraignent à se faire moine.

27Il est donc également question de la castration d’Abélard dans le Roman de la Rose de Jean de Meun, événement qui participe avec d’autres « castrations célèbres » (si l’on peut dire) d’un véritable « leitmotiv de la castration [leitmotiv of castration] » (Burrows, 2005, p. 170)25 dans ce roman, seul texte, à ma connaissance, comparable aux fabliaux sur ce point précis. Dans sa partie du Roman de la Rose, Jean de Meun évoque en effet, outre celle d’Abélard, consécutive à son mariage avec Héloïse, si bien que « fu la coille a Pierre tolue / a Paris en son liz de nuit, / dont mout ot travals et ennuiz » (v. 8800-8802), la castration d’Origène, qu’il pratique sur lui-même « pour servir en devocion / les dames de religion, / si que nus soupeçon n’eüst / que gesir avoec euls peüst » (v. 17059-17062), mais encore et surtout celle de Saturne par Jupiter (v. 5532-5534 et 20038-20040), dont la seconde mention dans le discours final de Genius donne lieu à un long commentaire (v. 20041-20086) condamnant sans appel le pechié (le terme revient à plusieurs reprises) de l’escoilleeur, quel qu’il soit, qui commet ainsi un crime contre nature :

Mais certes, qui le voir en conte,
Mout fait a preudomme grant honte
Et grant damage qui l’escoille ;
[…]
Granz pechiez est d’oume escoillier.
[…]
Enseurquetout, li escoillierres,
Tout ne soit il murdrier ne lierres,
Ne n’ait fait nul mortel pechié,
Au mains a il de tant pechié
Qu’il a fait grant tort a nature,
De li tollir s’engendreüre :
Nus escuser ne l’en savroit,
Ja si bien penser n’i savroit,
A mains je ; car se g’i pensoie
Et la verité recensoie,
Ainz porroie ma langue user
Que l’escoilleeur escuser
De tel pechié, de tel forffait,
Tant a vers nature forffait.
(v. 20041-20043, 20054 et 20073-20086)

28Conclusion qui n’a rien d’étonnant à la fin du Roman de la Rose, où se révèle le mieux l’« hédonisme théologique26 » correspondant peut-être au fond – en admettant qu’il n’y en ait qu’un seul – de la pensée de Jean de Meun, mais conclusion qui entre aussi, volontairement ou non, en résonance avec la castration mise en scène dans les fabliaux et qui en prendrait en quelque sorte le contrepied, et la défense des castrés contre tous les escoilleeurs passés et à venir.

29Mais le thème de la castration ne se limite pas dans la littérature médiévale à ces références que l’on peut qualifier de savantes et de cléricales. Il se retrouve aussi, par exemple, signe probable de son enracinement profond dans la société et les mentalités, dans le Roman de Renart, où il apparaît à plusieurs reprises27, sous une forme plus ou moins proche des fabliaux28, et notamment dans un passage de la branche I (v. 816-916) mettant en scène un prêtre, non pas adultère mais vivant en concubinage avec une « putein » (v. 838) avec laquelle il a eu un enfant, prêtre auquel le chat Tibert arrache l’un des testicules29 ; mais encore, sans qu’il soit cette fois question d’un prêtre, dans le Lai d’Ignaure, où le châtiment d’Ignaure, l’amant aux douze amantes, passe non seulement par la castration opérée par les maris jaloux, mais aussi par la consommation du sexe par les épouses, variante du motif bien connu du « cœur mangé30 », ou plutôt extension de ce même motif, également représenté dans le texte31.

*

30En somme, la castration des prêtres luxurieux, qui correspond si bien à certains penchants caractéristiques du fabliau – l’obscénité, la violence (éventuellement comique), l’anticléricalisme, etc. – n’est pas pour autant réductible à la fantaisie de leurs auteurs, qui se seraient passé le thème comme un morceau particulièrement salé destiné à assaisonner leurs récits. Bien au contraire, le thème de la castration paraît se situer à l’intersection de modèles divers, relevant aussi bien de la réalité pénale ou cléricale contemporaine que de traditions culturelles et littéraires plus savantes (telles que les rassemble le Roman de la Rose, en associant composante païenne et chrétienne) ou probablement plus populaires ou folkloriques (Lai d’Ignaure). Loin d’être un genre mineur ou marginal, en exhibant, dans certaines de ses réalisations, ce thème puissamment évocateur et certainement choquant même pour un public médiéval, le fabliau tend ainsi à affirmer la place centrale qui pourrait bien être la sienne dans le système littéraire du xiiie siècle.