Texte, récit, monde de fiction. Lectures en réseaux du fabliau des Tresses
1Nourris de motifs puisés à d’ancestrales traditions conteuses et recyclés jusqu’à nos jours en une myriade d’histoires piquantes, les quelques cent-cinquante fabliaux conservés en ancien français semblent échapper à toute tentative de modélisation. Pourtant les recherches qui ont été consacrées depuis plus d’un siècle à ces « contes à rire en vers » (Bédier, [1893] 1969) s’accordent sur leur caractère de « littérature à stéréotypes » (Gannier, 2007). Grâce à une combinatoire de composants narratifs « réglée en vertu de règles préétablies et connues » (Zumthor, [1972] 2000, p. 400), les fabliaux ont en effet cherché à susciter chez leurs publics un rire de connivence, nourri de la reconnaissance de « scènes immuables », de « personnages contraints » à l’allure « d’images d’Épinal », de ruses à la mécanique « obsédante » (Dufournet, [1998] 2014, p. 14). Ils apparaissent ainsi comme des œuvres à la fois répétitives et en constante variation. Comment, dès lors, en faire lecture aujourd’hui ?
2Selon l’une des étymologies de lectura, le geste de la lecture consiste à relier des éléments à la fois cohérents et épars. D’autres termes latins évoquent cet exercice de mise en relation. Outre retis, qui renvoie au réseau de liens servant de nasse, series fait référence à « un arrangement de choses qui se tiennent, d’entrelacs, de fils ou de tracés » (Letourneux, 2017, p. 28). Fort en faveur au XXIe siècle (Besson, 2004 ; L’Imaginaire sériel, 2017), les méthodes d’écriture et de lecture que constituent les mises en réseau et en série de productions culturelles ont retenu l’attention des médiévistes depuis une quinzaine d’années. Ces approches ont permis de renouveler l’étude de corpus autrefois jugés statiques, comme l’iconographie religieuse (Baschet, 2008), les cycles romanesques arthuriens (Moran, 2014) ou encore les spectacles allégoriques (Doudet, 2018). S’inscrivant dans ce mouvement, la présente étude propose de relire les fabliaux en ancien français dans cette perspective, en proposant deux hypothèses. Passer de l’analyse de tel fabliau singulier à l’étude en réseau des versions alternatives qui ont pu être produites et diffusées en synchronie à partir d’un même récit permet d’enrichir l’étude du genre en prenant pleinement en compte ses riches dynamiques narratives, à l’instar de ce qui a pu être fait pour les contes merveilleux (Eichel-Lojkine, 2013). Quant à la lecture en série, en appelant l’attention sur les jeux successifs de transfert et de reprise d’une œuvre à l’autre au fil d’un temps plus ou moins long, elle invite à saisir « l’ondoiement des possibilités de transformation » (Baschet, 2008, p. 267) qui a contribué au succès transhistorique des récits plaisants, des contes à rire du xiiie siècle aux nouvelles et histoires facétieuses des époques ultérieures.
3Le fabliau des Tresses, choisi pour cas d’étude, présente plusieurs traits autorisant une telle lecture. On en connait deux rédactions en ancien français. Leurs fortes différences, qui vont au-delà du phénomène usuel de la variance manuscrite, ont amené les philologues à parler de versions, numérotées I et II. La version I (désormais B), attribuée au fabuliste Garin (Labie-Leurquin, 1992, p. 582), déroule, dans le chansonnier de Berne (Burgerbibliothek Cod. 354, f. 90vb-93ra), un récit en 313 octosyllabes intitulé De la dame qui fist entandant son mari qu’il sonjoit [De la dame qui fit croire à son mari qu’il rêvait]1. La version dite II (désormais D), anonyme et titrée Des Tresces, s’étend sur 434 vers dans le manuscrit du fonds français 19152 à la Bibliothèque nationale de France (f. 122rb-123rb)2. Les collections manuscrites parvenues jusqu’à nous ont fait bouger le titre de l’histoire, le contenu de son développement textuel et les mondes de fiction, autrement dit les constellations de références (Lavocat, 2010, p. 28) qu’activent les versions des Tresses. Dans les recueils, le fabliau a également été transcrit au sein d’une suite de contes incluant, à chaque fois, Estula, La Male Honte ou encore Barat et Haimet, également présents dans l’anthologie de Jean Dufournet (p. 133-139, 151-161, 63-89). Même si la sérialité construite par le support manuscrit ne sera pas analysée en détail dans ce travail qui vise plutôt à proposer des pistes méthodologiques pour l’agrégation, on ne peut que constater que des copistes ont travaillé ce matériau narratif dans une logique de réseau, permettant sans doute à des lecteurs et auditeurs d’en apprécier constantes et variations. Enfin, les composants narratifs des Tresses ont été recyclés ultérieurement dans d’autres récits plaisants, ce qui incite à ne pas négliger les apports de cette mobilité diachronique et transgénérique.
4L’introduction à l’édition au programme (Dufournet, p. 11-16) met au jour plusieurs paradoxes inhérents à une lecture traditionnelle des fabliaux encore dominante aujourd’hui. Ces récits, longtemps qualifiés de « réalistes », paraissent pourtant animés de personnages « conventionnels ». Leurs intrigues « immuables » n’en sont pas moins d’une « foisonnante diversité ». Enfin, leur écriture donne une impression de « clarté », de « transparence » alors qu’elle se nourrit d’ambiguïtés et de clins d’œil piégés à d’autres univers littéraires (Boutet, 2017 ; Garnier, 2019). Une lecture en réseaux des fabliaux déplace le questionnement. Elle permet de mieux distinguer différents niveaux que sont les réalisations textuelles, potentiellement variantes, d’un récit formé de différents composants, lesquels peuvent muter en voyageant à travers les mondes de fiction multiples dont les fabliaux se sont nourris et qu’ils ont reconfigurés (Ferrer, 2010). Pourquoi les personnages de certains fabliaux semblent-ils ne pas être à leur place ? Quel sens donner à un récit lorsque ses séquences narratives sont déclinées en plusieurs versions ? Comment repenser l’ambiguïté des fabliaux à la lumière rétrospective de poétiques qui ont fait bouger leurs combinatoires comiques, à l’instar du conte galant, illustré quatre cents ans plus tard par La Fontaine ? C’est à partir de ces trois fils problématiques que l’on se propose d’observer l’écheveau des Tresses3.
Un fil à la patte ? Des personnages masculins entre ancrage textuel et mobilités transfictionnelles
5Le fabliau des Tresses est animé par les personnages « conventionnels » du triangle adultère, le mari, l’épouse et l’amant. Au sein de ce trio, c’est indéniablement la femme qui suscite le plus d’intérêt grâce à son habileté à ruser, au point que la voix narrative de la version B conclut en invitant le public à conserver la mémoire de la trompeuse :
Mais de ce a vos touz sovaigne
De celi qui en tel maniere
Torna tout ce davant darriere. (B270-272)
6Significativement qualifiée de « dame » (domina, celle qui possède le pouvoir) dans les deux versions, l’épouse adultère est la metteuse en scène des trois jeux d’illusionnisme qui forment les trois épisodes principaux du fabliau. Lorsque l’amant, venu imprudemment la visiter chez elle, est capturé par le mari, elle lui permet de s’échapper en lui substituant un animal, veau, génisse ou mule selon les versions (B35-119, D87-151). Forcée de quitter son domicile, elle s’y fait remplacer par une doublure ; celle-ci fait les frais de la colère du mari qui la frappe et lui tranche les cheveux (B120-195, D152-244). Rentrée au logis, l’épouse subtilise les tresses coupées, les remplace par la queue du cheval chéri du mari et se révèle à ce dernier, le corps intact de coups. Persuadé d’avoir été « enfantosmez » (D396) ou victime d’un « anchantement » (B248), le cocu honteux est contraint au repentir (B196-266, D245-426).
7Ces tours de force féminins expliquent que d’excellentes études aient récemment renouvelé l’analyse de la version B (Foehr-Janssens, 2002) et de la version D (Laurent, 2004) en faisant la part belle à la protagoniste des Tresses. Par comparaison, le mari brutal et l’amant téméraire semblent n’être guère plus que des stéréotypes4. On s’amuse, a priori sans surprise, des humiliations infligées à ces mâles dominants tandis que triomphent de plus faibles et de plus rusés qu’eux. Pourtant, une fois rapprochées, les rédactions B et D révèlent que, selon les versions textuelles où ils circulent, les personnages du mari et de l’amant sont animés de mouvements différents, à la source d’effets comiques distincts.
8La divergence la plus évidente, repérée depuis longtemps (par exemple Ménard, 1983, p. 95-108), se cristallise dans le statut social que les deux rédactions des Tresses prêtent au mari. Quatre à cinq termes topiques, dupliqués d’un texte à l’autre, suffisent à doter d’un portrait identique un chevalier et un bourgeois :
Jadis avint c’uns chevaliers
Preuz et cortois et beax parliers
Et saiges et bien entechiez… (D1-3)
Que uns borjois preuz et hardiz
Sages et en faiz et en diz,
De bones taches entechiez… (B7-9)
9Si la version D met la convenance rhétorique au cœur de son pacte de lecture, les adjectifs « preux » et « courtois » dénotant correctement le statut aristocratique de l’époux, B choisit l’impropriété, ces mêmes termes ne convenant guère à un roturier. Ici, le réalisme souvent vanté des fabliaux s’avère une clef d’interprétation peu opérante : un preux chevalier cocu n’est pas plus réaliste qu’un preux bourgeois cocu. En outre, la duplication du même portrait, attribué à deux types explicitement différents, montre que nous sommes loin du fonctionnement sémiologique du personnage réaliste dans le roman moderne (Hamon, [1972] 1977, cité par Dufournet, p. 12). En revanche, portraits et types font référence à des codages lexicaux et littéraires dont le public était capable d’apprécier le respect ou la transgression (Escola, 2019).
10Une autre interprétation possible serait de lire l’une des versions comme un remaniement parodique de l’autre (Rychner, 1960, p. 96-98). Mais quel personnage, du chevalier ou du bourgeois, déclencherait alors la parodie – et comment ? Dominique Boutet a rappelé à juste titre le caractère potentiellement problématique des notions de parodie et de burlesque lorsqu’elles sont appliquées mécaniquement aux fabliaux (1985, p. 45-63). La lecture en réseaux propose toutefois une piste en invitant à étudier les manières dont les récits font appel aux ressources du monde de fiction qui est propre à leur genre, mais aussi à celles d’autres mondes possibles (Saint-Gelais, 2011, p. 215 et suiv.).
11Ainsi, le « borjois preuz et hardiz » introduit d’emblée une dissonance entre la roture du personnage, un statut social fréquent dans les fabliaux, et l’ethos élitaire auquel il prétend. Se déclenche ainsi un mouvement burlesque de rabaissement de l’arrogance, qui ira crescendo : « l’aventure » attendue (« qui atendoit autre aventure », B15) est en fait un adultère ; le « palefroi » aimé de son propriétaire (B208) est, au Moyen Âge, une monture qui sert à parader et non à combattre, etc. Les jeux de référence qui se nouent autour du « chevalier preuz et cortois » sont d’une autre nature5. Il ne manque à ce personnage aucune des qualités (« de si haute largesse », D12) ni des accessoires topiques attribués au noble guerrier dans les romans, épopées et lais (« heaume » D13 ; « cheval », D67 et passim ; « esperons » D191 et passim). Pourtant, la répétition de « preuz » et de « prouesce », cités quatre fois (D2, 4, 11, 14), fait bégayer le portrait et sous-entend que l’homme survalorise la vaillance, militaire comme sexuelle (« pruz ert au champ et à l’osté », D14). Son souci de l’opinion et de la bonne réputation (« a toz », D8 ; « si grant renon », D9) suggère également son orgueil. Enfin, le travail des rimes contribue à faire entendre les failles d’un protagoniste « entechiez » (pourvu de qualités, D3) mais aussi « affichiez » (obsessionnel, D4). Contrevenant à la brevitas chère aux fabliaux, la longue description, ralentissant l’entrée en récit, ne vise pas à un effet de réel, mais à un effet de fiction. Plus précisément, ce que font entendre les quatorze vers présentant le mari au début de D semble bien être le ratage du transfert transfictionnel d’un personnage typique des mondes romanesques et épiques vers les possibles de l’univers facétieux. Alors que sa conjointe joue de ces possibles (tromperies, subterfuges, manipulations) avec une parfaite maitrise, le chevalier se montre incapable de s’y adapter. Les comiques qu’exploitent les versions des Tresses peuvent dès lors être précisés. Même si les textes font également jouir de l’humiliation des puissants, on ne rit pas de la même manière de la prétention rabattue d’un bourgeois gentilhomme et de la punition infligée à une incarnation rigide de la force et de la morgue nobiliaire, en porte-à-faux avec le monde rusé des fabliaux.
12De la même manière, les deux avatars de l’amant des Tresses entretiennent avec le personnage-type du séducteur une relation plus complexe que ce qu’en ont naguère saisi les critiques (par exemple Brusegan, 1984). Dans la version B, qui fait le choix de la rapidité narrative, le seul substantif « ami » (B18) suffit à tracer son portrait. L’impatience et l’imprudence de son désir se déduisent ensuite de son entrée nocturne par la fenêtre jusqu’à la chambre conjugale, où il couche avec la dame :
Comme cil qui savoit bien l’estre,
Il vait au lit, si se deschauce […],
Et la dame fu ademise (B20-21, 24).
13L’alternance du passé et du présent de narration insiste sur le caractère habituel d’un acte sexuel commis dans le lit même de l’époux, suivi par l’endormissement paisible du trio (« tuit troi dorment en une tire », B33). Cette scène hautement irréaliste amuse d’autant plus qu’elle est présentée comme crédible (« se le fabliaus ne ment », B30), la vérité se confondant ici avec les conventions de la fiction facétieuse.
14Au séducteur hardi que la version B se contente de styliser puisqu’il endosse sans hésitation le rôle attendu de lui, s’oppose l’amant de la version D, qui manifeste une nette réticence à être ainsi typifié6. « Le chevalier » (D17) dont la dame est éprise s’efforce quant à lui de correspondre au type du fin’amant, dont il prétend maitriser l’ethos (« cil qui fin’amor mestroie », D55). Divers lieux communs courtois sont ostensiblement affichés : amour de loin (le « recet » de l’homme est situé « pres de sis lieues ou de set » de la cité où vit le couple, D20) ; secret gardé pour éviter le danger des losengiers (« ne il n’en ose noise faire », D24) ; mise en œuvre – à contretemps – d’un don contraignant, un topos des romans d’armes et d’amour qu’un rejet met ironiquement en valeur (« tantost li a cil demandé / un don », D48-49). En revanche, détail suggestif, le personnage reste étranger à la ville, lieu de prédilection des contes à rire (« n’ert pas de la vile naïs », D18, cf. Bianciotto, 1981). De même, il répugne à engager une entremetteuse pour faciliter ses affaires amoureuses, référence explicite au fabliau Richeut (« qui se fie et croit en Richaut » D28). L’amant apparait ainsi comme « contraint », non pas parce qu’il serait un personnage-type de fabliau mais parce qu’il voudrait être un personnage-type d’un autre monde possible de la littérature médiévale, celui de la courtoisie, et qu’il résiste donc au monde de fiction gaillard où il est introduit.
15Habilement, le texte laisse attendre pendant plus de quarante vers (D15-58) le basculement du personnage de la stéréotypie courtoise vers la stéréotypie grivoise. Après le long portrait décalé du mari, ce nouveau ralentissement du récit donne une efficacité comique accrue à la scène attendue de la relation sexuelle dans le lit du cocu que l’amant finit par imposer à sa partenaire :
Lors dit qu’il se voloit couchier
O son seigneur et ovuec lui :
ja ne remaindra por nului. (D52-54)
16Le choix remarquable du discours indirect libre, dans un texte dont un tiers des vers seront ensuite des discours directs (32% selon les statistiques établies par Boudes et Garnier, 2023, p. 83), indique qu’une telle décision est prise par le personnage sous la pression des conventions narratives propres aux fabliaux. Mais il ne suffit pas de décider d’être un séducteur de récit comique pour réussir dans ce rôle. La maladresse de l’amant, qui réveillera bientôt le mari au lieu de la dame (D86-89) et se retrouvera en fâcheuse posture, programme déjà sa sortie rapide du récit (D159).
Chevelures féminines et poils de la bête : un récit qui intrigue
17Depuis la fin du XIXe siècle, le fabliau des Tresses a suscité de nombreuses lectures critiques (synthétisées dans Huchet, 1987). Son récit, en effet, intrigue. Tissé de trois péripéties qui font intervenir au moins deux hommes, deux femmes et deux animaux domestiques – voire davantage selon les versions7 –, il séduit d’abord par sa forte tension narrative, alors même que son canevas, un châtiment de l’adultère déjoué par la ruse féminine, peut passer pour éculé (Eichmann, 1992). En outre, les substitutions de toisons animales et de chevelures humaines qui animent la narration font affleurer des questions anthropologiques, voire psychanalytiques, inattendues dans un conte à rire (Rey-Flaud, 1984). Enfin, le déchainement de brutalité misogyne auquel se livrent le bourgeois et surtout le chevalier cocufié a été unanimement jugé déroutant (DuVal, 1979 ; Ribard, 1989). Comment comprendre cet excès de violence frôlant le féminicide, qui semble faire dérailler un moment le rire ?
18On se propose de revenir brièvement à ces questions en observant comment l’intrigue des Tresses a varié au sein des versions conservées du xiiie siècle. Comme lectura, retis et series, intricatio, l’étymon latin du terme intrigue, évoque l’image de fils enchevêtrés. De fait, les propositions théoriques récentes de la narratologie invitent à définir l’intrigue, au-delà d’une simple trame d’événements narrés dans un récit, par le travail conjoint du suspense et de l’incertitude narrative, phénomènes dans lesquels les lecteurs sont activement impliqués (Baroni, 2017, p. 25-72). Or si cette définition s’avère adaptée aux intrigues complexes des longs romans, elle se trouve questionnée par les contes brefs, dont les récits, ramassés en quelques séquences décisives, sont souvent issus de recyclages et de bricolages qu’eux-mêmes contribuent à enrichir. Questionner ce qui fait le nœud, les péripéties et le dénouement dans un fabliau implique donc de prendre en compte ce potentiel de transformation.
19Ainsi de la première et de la dernière séquence des Tresses, qui se construisent autour de manipulations animales. Les rédactions B et D s’accordent à montrer la femme escamotant son amoureux puis la tresse tondue de sa complice et les remplaçant par des bêtes à poil afin de convaincre son époux que tout n’a été qu’illusion. Mais la mutation des animaux sélectionnés permet de saisir et, pour un public avisé, d’anticiper les dénouements différents des deux versions.
20La première ruse de la dame vise à sauver son amant, découvert et menacé d’un rude châtiment physique par le mari en colère, sans être elle-même punie. Pour faire croire au cocu qu’il se trompe d’intrus, elle se montre tenant ostensiblement l’appendice poilu, oreilles (« si l’a par les oreilles prise », D133) ou queue (« a la coe par le mileu », B93), d’un animal présent dans la maison. La version B fait de celui-ci un bovin doté d’un genre fluide, qualifié tantôt de « veau » (B81, 92, 106), tantôt de « genisse » (B84, 86). Ainsi ramené au rang de possesseur de bétail, le bourgeois se trouve de plus confronté à un processus de dévirilisation, dont il pâtit mais qui profite à son épouse. La version D met en scène une « mule » (D76). L’équidé programme ici la troisième péripétie, qui impliquera le cheval du mari, tout en distillant une menace de castration. La mule, produit de l’union d’un âne et d’une jument, est en effet un hybride stérile, dont l’usage, au Moyen Âge, était réservé aux ecclésiastiques. Dans les deux cas, c’est la domina qui tient le fil du récit en imposant à son conjoint le spectacle analogique de son émasculation, symbolisé par le genre troublé ou par la perte de capacité reproductive qu’incarnent les bêtes (Laurent, 2004, § 12-15).
21La troisième séquence du récit, venant après l’excès de violence contre la doublure aux cheveux tressés, constitue le climax de l’intrigue. Aussi les versions s’accordent-elles cette fois sur le même animal substitué : le cheval chéri du mari. La dame lui tranche la queue et s’en sert pour remplacer la chevelure coupée de sa complice. Elle peut ainsi persuader l’époux qu’ayant cru tondre la coupable, il est seul responsable de l’amputation de sa monture favorite, malentendu qui le déshonore :
« Je vos cuidai bien, toute voie,
avoir honie a touz jors mais
et les tresces cospees prés […]
com j’ai mon cheval escoé
don j’ai forment le cuer iré ! » (B260-266)
« Bien ai esté desvez et yvres,
Quant j’ai escorté mon cheval ! » (D390-391)
22Toutefois, le travail de typification sociale que chaque version opère sur les personnages masculins modifie le sens de cette ultime déconvenue. Le bourgeois se lamente d’avoir gâté une possession d’apparat (B264-265), reflet de sa vanité blessée. Mais la monture est constitutive de l’identité guerrière et du rang privilégié du chevalier, survalorisés tout au long de la version D du récit (« il avoit son cheval molt chier / quar quarante livres valoit », D72, montant augmenté à « cinquante livres », D389). La queue tranchée est donc pour lui une humiliation d’une force égale à la violence qu’il a exercée sur la chevelure féminine. Cela explique, à notre sens, que le renversement comique de la domination conjugale se réalise lui-même de manière inversée d’un texte à l’autre. Là où le bourgeois confus ferme les yeux sur la faute et accepte le retour de son épouse au domicile conjugal (« a l’ostel revenue », B221), le chevalier déshonoré quitte sur-le-champ le sien, partant en pèlerinage pour se guérir de son aveuglement (« Ge vorrai le matin movoir / quar du veoir ai grant envie », D420-421).
23Si des poils de bête forment les fils de la ruse dans les séquences 1 et 3 des Tresses, l’épisode central se noue autour de la chevelure féminine. Là encore, les objectifs, la réalisation et le résultat de cette tromperie changent selon les versions. Les cheveux sont omniprésents dans la rédaction B, dont ils constituent un fil rouge comique. Le mari comprend qu’un homme s’est glissé dans son lit à la vue de la « teste » qu’il y aperçoit (B39) et il ordonne à sa femme de saisir le coupable « par les chevos » (B57), avant d’être mystifié. Il échoue encore à distinguer la chevelure de l’adjuvante (« lors le saisi par les cheveus », B162), qu’il croit avoir mise à mal, des tresses de son épouse, demeurées bien attachées (« les treces li trueve tenant », B238). La révélation de son erreur tranche finalement net sa capacité à parler (« une grant piece an fu touz muz », B247). Parcourant les séquences, le motif capillaire soutient ainsi le suspense narratif.
24La rédaction D utilise différemment cet élément. La ruse des tresses y est présentée comme une trouvaille unique, promettant un récit aux rebondissements inouïs : « un tel engig avoit trové / jamés n’orroiz parler de tel » (D160-161). Pourtant, si l’on compare les deux versions, la chevelure masculine a ici une présence plus discrète (dans la première séquence, la dame saisit simplement le captif « au[s] cheveus » et « fait semblant que bien le tiegne », D126-127), alors que la chevelure féminine, malmenée puis tranchée par le chevalier en rage, sature le deuxième temps de l’intrigue, dont elle devient quasiment la protagoniste (D194-228, conclue par le distique significatif « treces /detresce »).
25Pour comprendre cette divergence, il faut d’abord remarquer que les subterfuges ourdis par la dame ne visent pas le même but selon les versions du récit. Il s’agit certes à chaque fois de réactions de sauvegarde pour échapper aux coups et à l’infamie après la découverte de l’adultère. Mais dans B, l’acte sexuel illicite a eu lieu en présence du bourgeois. L’objectif de la femme est donc de masquer l’évidence de sa faute et de se faire pardonner (« la grace de lui avoir », B128). Dans D, l’amant se fait prendre avant de rejoindre sa maitresse. En résulte une brève indécision comique sur l’interprétation exacte de cette intrusion, le mari qualifiant d’abord celui qu’il a surpris de « larron » (voleur, D119) puis, avec plus de pertinence, de « lecheor » (débauché, D146). Réalisant progressivement la honte qui le menace, valeur cardinale dans la culture nobiliaire que la version D a choisie comme principal monde de référence de ses personnages, l’homme prend la décision de faire tomber le déshonneur sur son épouse en la chassant du logis. L’objectif de la coupable est dès lors d’échapper à cette menace et de se venger en faisant porter, à son tour, le poids de la honte sur son conjoint.
26Il est prévisible que la fureur du mari prendra pour cible les cheveux de qui a bafoué sa domination conjugale. En effet, dans la culture judéo-chrétienne, la chevelure est traditionnellement le symbole de la sensualité, notamment des femmes. En témoignent les injonctions de Paul, saint qu’invoquent les personnages des Tresses (D150) :
Quant aux femmes, qu’elles aient une tenue décente, qu’elles se parent avec pudeur et modestie : ni tresses ni bijoux d’or ou perles ou toilettes somptueuses, mais qu’elles se parent de bonnes œuvres, comme il convient à des femmes qui font profession de piété. (1 Thimothée 2 :9, traduction œcuménique de la Bible, 20108).
27La tonsure est un châtiment frappant ceux et surtout celles qui sont coupables de péchés de chair, ainsi que, plus généralement, un rituel d’humiliation et d’exclusion sociale largement pratiqué dans les sociétés médiévales, en particulier en contexte monastique (Rolland-Perrin, 2010, p. 318-319). Romans courtois comme fabliaux, genres dont les récits se nouent fréquemment autour d’adultères, ont, eux aussi, contribué à faire des tresses tranchées la punition par excellence des héroïnes luxurieuses, évoquée par exemple dans le fabliau La Dame qui fit trois fois le tour de l’église (Dufournet éd. p. 336).
28On comprend, dans ce contexte, la variation à laquelle est soumise la figure de l’adjuvante, actrice centrale de la deuxième péripétie. Dans le texte de B, qui fait rire d’un flagrant délit sexuel dans un foyer bourgeois, « [l’]ammie » (B129) qui accepte d’être la complice de la trompeuse n’a rien d’une innocente. Roturière comme la femme qui la sollicite, elle est âpre au gain (« cele, qui covoita l’argent », B140). C’est par esprit de lucre et en connaissance de cause qu’elle couvre l’adultère, à condition d’éviter les coups du cocu (B143). Si la mutilation qui s’abat sur ses tresses rate sa cible, elle ne manque pourtant pas de justification et la violence a alors la portée plaisamment punitive souvent exploitée dans les fabliaux (Roguet, 1994). Dans D, l’adjuvante est un sosie physique de la coupable (« qui en beauté la resanbloit », D164) mais qui lui est socialement inférieur (une « bourgoise » D163, alors que la protagoniste est « feme de grant paraige » D15). Cette différence de milieu est un élément essentiel du comique plus ambigu de cette version. Elle fait de la doublure une comparse de moindre importance – on pourra donc rire de ce qu’elle va subir – mais aussi une victime des stratagèmes de la femme adultère, à l’instar du cheval, dont elle sera rapprochée par une sentence proverbiale (« tel ne pesche qui encort », D268). En attendant, la trompeuse, qui la domine, peut la manipuler sans s’embarrasser d’explications sur le rôle exact qu’elle lui ordonne de prendre. Tout au plus donne-t-elle quelques conseils de mise en scène (« faites senblant de plorer », D170) qui anticipent, avec une cruelle ironie, la suite de l’intrigue.
29Dans la rédaction D, la tension narrative de la séquence centrale repose sur la conjonction de deux événements : l’intervention de la bourgeoise, qui joue assez maladroitement l’aristocrate éplorée, et la mise en crise du chevalier imbu de son honneur et de sa force, type que le mari incarne au début du récit et dont il redoute désormais la faillite. Les plaintes féminines au sujet de la « honte » (D182) mettent logiquement en furie un homme qui craint par-dessus tout son propre déshonneur. On peut certes voir dans le comportement outré du chevalier le rabaissement burlesque d’un aristocrate au niveau d’un vilain (Rolland-Perrin, 2010, p. 320, § 166) ; mais une lecture en réseaux invite aussi à y déchiffrer la perversion du monde de fiction épique dont le chevalier refuse de sortir. La vaillance militaire, élément essentiel de son image publique, se détraque en violence domestique. Bouillonnant de l’envie de « feme laidir » (D189), d’outrager une féminité qu’il voit comme la cause de sa réputation ébranlée, le guerrier s’attaque à la chevelure comme il le ferait d’un ennemi :
El chief li a ses doiz envox
Lors tire et fiert et boute et saiche
Qu’a paine ses mains en arrache. (D196-198)
30On ne rirait point d’une telle cruauté si elle n’était pas l’indice que le chevalier aveuglé confond sa victime avec un cheval de combat, qu’il fouaille de coups d’éperons (« et fiert des esperons granz cox », D199). C’est donc autour du destrier, avatar animal du guerrier, et pour venger l’affront des tresses coupées (« qui bien seront encor vengiees », D254) qu’est élaborée la troisième péripétie. Dans la rédaction B, l’ultime substitution des cheveux et des poils aboutit au retour triomphal de l’épouse, à la réduction au silence de l’époux et à la continuation heureuse du trio adultère. On s’amuse ici d’une intrigue plaisamment circulaire qui, après divers rebondissements, se dénoue en revenant à la situation de départ. Dans D, le résultat explicite est une moralité paradoxale : il ne faut pas chasser la femme adultère (la mettre « hors / s’el fait folie de son cors » D429-430) pour ne pas risquer la honte publique. Le comique nait du fait qu’une telle conclusion est à la fois pertinente et inadéquate par rapport au véritable dénouement, quand le chevalier violent, étranger au monde facétieux du fabliau, est in fine expulsé de chez lui et du récit (D421).
Fictions en mouvement : du conte à rire au jeu galant
31Le succès des Tresses est attesté dès le xiiie siècle par sa récriture dans plusieurs recueils de contes, comme la compilation latine des Gesta militum memorabilibus par Hugues de Mâcon (Pastré, 1994). À partir du siècle suivant, le développement des nouvelles en prose, impulsé par le Décaméron de Boccace, semble avoir accéléré la réutilisation des composants de ce fabliau dans de nombreux récits brefs, dont il constitue pourtant moins la source directe que le principal monde de référence. On détecte ainsi ses personnages comme les ressorts de son intrigue dans la huitième nouvelle du livre VII du Décaméron : le marchand florentin Arriguccio Berlinghieri, marié à la noble dame Sismonda, découvre chez lui un fil menant à l’amant de cette dernière ; mais il est abusé par la substitution d’une servante dont il tranche les tresses, avant d’être rossé par les proches de son épouse, convaincus de l’innocence de la trompeuse (Branca éd., 1985, p. 603-611). Au xve siècle, dans la trente-huitième des Cent nouvelles nouvelles, bovins et équidés des Tresses, déjà escamotés par Boccace, sont remplacés par des lamproies, beaux poissons dérobés à la table conjugale par une femme gourmande et adultère. La ruse se trame ici en croisant la liaison érotique, symbolisée par la corde qui orne l’habit monastique du frère Bernard, l’amant de la dame, et la tonte dont sera victime la chevelure d’une « lieutenante », encore une fois châtiée à la place de la coupable (Sweetser, éd., [1966] 1996, p. 261-267).
32Par souci de brièveté, on se contentera ici d’étudier quelques enjeux de ces reprises sérielles, cette fois en diachronie, dans La Gageure des trois commères de Jean de La Fontaine (Bassy éd., 1982, p. 125-135). Paru dans la deuxième livraison des Contes publiée en 1666, ce récit à tiroirs a pour premier intérêt de proposer un exemple de reprise assez tardif. Le fabliau des Tresses, via sa récriture boccacienne, y apparait comme un élément du patrimoine fictionnel hérité « de nos anciens poètes » (Avertissement, Bassy éd., 1982, p. 27), retravaillé dans « l’atelier du conteur » (Rolland, 2014). La Fontaine joue certes de l’effet de source dans ces vers sous-titrés « où sont deux nouvelles tirées de Boccace ». Mais le jeu citationnel, en partie trompeur, vise surtout à faire goûter au public du xviie siècle les inflexions provoqués dans les anciens contes à rire par la culture galante contemporaine (Viala, 2008).
33Ce désir de changement est manifeste dès la mise en place de l’encadrement narratif. Les « deux nouvelles » auxquelles La Fontaine fait référence se révèlent en fait trois récits. À l’encontre des choix dominants des fabliaux (Marnette, 2011) mais à l’instar des nouvelles du Décaméron, les voix conteuses sont féminines :
Après bon vin, trois commères un jour
S’entretenaient de leurs tours et prouesses. (p. 125, v. 1-2)
34La « prouesse » qui, dans les Tresses, qualifiait par antiphrase la virilité remise en question des maris, s’affiche comme une puissance, sexuelle et langagière, de femmes. Mais en lieu et place des nobles devisantes du Décaméron discourent ici des roturières au verbe haut, portant culotte et dont les récits d’adultère ont l’allure comique d’autofictions (« toutes avaient un ami par amour / et deux étaient au logis les maitresses », v. 3-4). On peut donc douter du sérieux de la mutation galante. Artifice fréquent dans l’univers sexiste de la littérature facétieuse (Foehr-Janssens, 2002), La Gageure se donne bien à lire comme une suite de commérages peu crédibles, dont les cercles choisis visés par La Fontaine sont invités à s’amuser. L’« entretien » des narratrices tourne d’ailleurs vite au « débat » (v. 25) puis, « le propos s’échauffant » (v. 29) à mesure du vin consommé, à la compétition de bons tours. Lectrices et lecteurs en seront laissés juges ; « pour moi, je m’en rapporte », conclut le narrateur masculin (p. 134, v. 328). Mais que veulent dire ces trois histoires de couples à trois, dont la dernière (p. 132-134, v. 218-327), qui va nous intéresser, finit étonnamment par un mariage ? Qui sera la gagnante entre des conteuses qui prétendent rapporter « les cas au vrai » (p. 126, v. 40) mais se disent aussi capables de « prouver que trois et deux font quatre » (p. 125, v. 10) ?
35Un deuxième intérêt de La Gageure est de mettre en scène le geste de sérialisation. Les intrigues des trois récits successifs, toutes différentes, ont pour ressorts communs le dédoublement d’identité et la substitution de personnages9. Leur objectif argumentatif est identique. Grâce à ces anecdotes exemplaires, les conteuses entendent établir un classement comparé de plusieurs sortes de maris : les imbéciles indulgents, à l’image du rustre époux de la première commère (« avec ce tronc j’en ferai un plus fin », p. 125, v. 8) ; les soupçonneux intelligents, qui, comme le mari de la deuxième femme, donnent du fil à retordre aux épouses adultères (« pour tout cela ne croyez que je chomme », v. 19) ; enfin, les « bons maris » que l’on trompe en les aimant et en aimant les tromper, paradoxe qu’entend démontrer la dernière narratrice (p. 126, v. 27). Tout en misant sur la reconnaissance par son lectorat des deux premières catégories de personnages et d’intrigues, illustrées par les contes en « vieux langage » (Avertissement, op.cit.) alors régulièrement traduits et réédités (Rolland, 2020, p. 21-155), La Fontaine introduit une incertitude narrative par l’annonce d’un troisième cas inattendu. L’argument « qu’Amour […] veut aussi quelque peine légère » (v. 28) dans les couples unis est d’autant plus surprenant que les Tresses et sa récriture boccacienne, fictions de référence de cette histoire, ne montrent guère de taquineries entre époux amoureux. Pour que le récit atteigne son but, il faut donc que la reprise de l’ancienne fiction aille de pair avec la construction à nouveaux frais d’un autre monde possible, dont le public averti cherchera dès lors les indices.
36« Passons au tour que la troisième fit » (p. 132, v. 217) pour y repérer ces décalages. Alors que la « donzelle » et « un sien amant » ont l’habitude de se retrouver en ville pour vivre leur liaison, l’homme propose un jour à sa maitresse « de se trouver seuls ensemble une nuit » (v. 226) chez elle. On reconnait la situation de la dame dans la version D du fabliau, contrainte d’accepter cette offre risquée. Ici, l’épouse surenchérit dans l’audace : « deux [nuits], lui dit-elle » (v. 227). Puis, comme chez Boccace, elle se couche en s’attachant au pied une ficelle grâce à laquelle son amant, depuis l’extérieur, pourra la prévenir de son arrivée. Ce signe ostensible de liaison est correctement interprété par le mari comme une preuve d’adultère (« conclut de là que l’on le trahissait », p. 133, v. 256). Mais là encore, la lecture se fait à contre-temps des modèles antérieurs. Alors que le cocu, armé « jusqu’aux dents », attend le séducteur devant sa demeure, ce dernier, de connivence avec sa maitresse et la servante de cette dernière, en profite pour entrer par la porte de derrière (v. 270-272). Enfin, comme attendu, le tour est parachevé par la substitution d’un personnage à un autre. Toutefois, les tresses tondues, motif central des fictions de référence de La Fontaine, laissent place à un véritable imbroglio. La ficelle nouée au corps féminin est finalement tirée avec succès par le mari – elle mène alors non à l’amant, mais au valet de celui-ci, qui avoue s’en servir pour rejoindre la servante du logis (p. 134, v. 308). L’épouse, se disant outragée par le fait que sa chambrière a à son insu une liaison amoureuse, accuse alors cette dernière d’avoir ourdi la ruse du fil, manière de s’en dédouaner elle-même. L’ultime rebondissement est dû au cocu, qui, d’entente avec son rival, organise généreusement le mariage du couple ancillaire : « on les dota l’un et l’autre amplement / l’époux, la fille et le valet, l’amant » (v. 324-325).
37« Ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c’est seulement la manière de les conter » : la préface des Contes (Bassy éd., 1982, p. 31) suggère que la clef de ce dénouement déroutant, qui renverse les logiques d’humiliation qui dominaient dans les contes cruels antérieurs, est à chercher dans certaines subtilités narratives. On en donnera brièvement trois exemples. L’intrigue de La Gageure se noue à partir de la nuit d’amour, redoublée sur proposition de la femme, que le couple adultère décide d’organiser au domicile conjugal. Pourtant, un vers souligne que c’est une « comédie » en « trois actes » qui s’est jouée (p. 134, v. 298). Que s’est-il passé pendant ces trois nuits ? Le récit se dénoue ensuite sans violence réelle : l’époux se contente « d’attraper » ceux qu’il croit coupables (p. 133, v. 268) et le courroux que la femme manifeste à l’égard de sa servante, accusée de relations sexuelles illicites, ne menace pas l’intégrité physique de celle-ci. On pourrait voir dans un tel adoucissement un effet du processus de civilisation autrefois théorisé par Norbert Elias ([1939] 1973) ; mais pourquoi le cocu comble-t-il de présents la domestique qui l’a berné ? Enfin, l’analogie comique entre la sexualité hors mariage et le voyage lointain qu’est le pèlerinage est un topos que le conte galant recycle et sérialise. On le trouvait déjà dans la version D des Tresses : la dame s’y vengeait de son méchant époux en le poussant à se rendre « a la Seinte Lerme » (D416), la relique, conservée à Vendôme, des pleurs que le Christ aurait versés sur le tombeau de Lazare, objet d’un culte populaire tout au long du Moyen Âge. Or dans les vers lafontainiens, le pèlerinage, métaphore plaisante de l’adultère, est une pratique commune à la plupart des personnages. La femme s’adonne régulièrement à ce pieux exercice : « pèlerinage avait fait son devoir / plus d’une fois » (p. 132, v. 240-241), par quoi il faut entendre qu’elle sort de chez elle pour mieux pécher. Son conjoint préfère l’accomplir à domicile : « il n’allait pas querir pardons à Rome / quand il pouvait en rencontrer plus près » (p. 132, v. 235-236), ce qui jette un autre jour sur sa future indulgence à l’égard de la servante. Quant à celle-ci, elle s’efforce de « gagner indulgence plénière » (p. 133, v. 274-275) pour avoir aidé les amants à se retrouver la première nuit et ainsi trompé son maitre ; à l’issue des « trois actes », elle se rendra d’ailleurs « au moustier » pour s’unir avec le valet, avec la bénédiction du cocu (p. 134, v. 325). Qu’a donc fait la chambrière pour gagner cette « indulgence » ? Où est allé l’époux pendant la deuxième et la troisième nuit, lorsqu’ayant compris que le fil n’était tiré que pour l’embrouiller, il « court à son poste et notre amant au sien », « pren[d] la même excuse […] et fit place à l’amant » (p. 133, v. 230, 134, v. 294) ? En laissant ces questions « pendantes », le texte ouvre malicieusement la voie à une fiction alternative aux anciens contes rusés : un monde possible où le mari ne coupe pas les tresses de la complice, mais couche avec elle ; où l’épouse, assumant le double adultère, fait entendre à son conjoint qu’elle sait et qu’elle sait qu’il sait ; où le séducteur est soutenu par un valet lui-même amant de la chambrière de sa maitresse, de telle sorte que les manipulateurs ne sont peut-être pas ceux que l’on croit. On comprend dès lors que « l’affaire soit forte à résoudre » (p. 135, v. 331), mais aussi, comme l’annonçait un vers déjà cité, que la véritable « gageure » est ici de « prouver que trois [le trio adultère, les trois « cas » à démontrer] et deux [les duos de trompeurs, les « deux nouvelles » récrites] font quatre [les quatre amoureux du troisième récit, les trois voix féminines et la voix masculine qui narrent La Gageure] », pour peu qu’on sache bien conter.
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38Le réseau et la série peuvent définir des formes d’écriture aussi bien qu’un « pacte de lecture » (Letourneux, 2017, p. 39). La régularité des éléments recyclés aiguise en effet l’attention des publics sur le potentiel de métamorphose que possèdent les récits déjà connus et sur les rapports qui se tissent dès lors entre une version et une autre, les invitant à goûter le double plaisir des attentes comblées et des surprises qui les déjouent. Le phénomène des « fictions à la chaine » est souvent considéré aujourd’hui comme caractéristique des paralittératures postindustrielles (ibid, p. 41). De fait, les capacités transfictionnelles de leurs personnages, capables de voyager d’une œuvre, d’un genre, d’un média à un autre (texte, bande dessinée, film, jeu numérique, etc.) et l’impact imaginaire de leurs mondes de fiction, décuplé par une consommation massive puisque mondialisée, n’ont plus grand-chose de comparable avec le fonctionnement artisanal des fictions prémodernes. Est-il dès lors licite de proposer une lecture en réseaux des fabliaux du xiiie siècle ?
39Le présent travail en a proposé l’hypothèse, en montrant que plusieurs caractéristiques du genre peuvent être analysées dans cette perspective. Tel est le cas, d’un point de vue narratif, de l’exploitation continue par les fabliaux de personnages stéréotypés et de situations narratives en nombre limité, associée à une poétique maitrisée de la pointe (Gingras, 2011). En outre, les modes de production et de réception de ces œuvres, dans la mesure où l’on peut les saisir aujourd’hui grâce aux indices matériels qui en ont été conservés, se sont traduits dans des récits souvent dupliqués, comme les Tresses, en plusieurs versions parallèles. Celles-ci ont vraisemblablement été diffusées sous des formes variées, lectures oralisées, récitations performées, voire chansons et images. Leurs réalisations textuelles nous sont, quant à elles, parvenues dans des anthologies. Elles les donnent en général à lire au sein de constellations d’histoires plaisantes, brèves et versifiées, les fabliaux copiés en série s’y croisant avec des groupes de lais et de contes. Enfin, le succès durable des manières de conter et des mondes de fiction construits par les fabliaux a été assuré par une réutilisation multiséculaire, dont on n’a fait ici que donner un rapide aperçu.
40Une lecture des fabliaux par leurs dynamiques de transformation, étayée par ce fonctionnement particulier, permet de dépasser certaines apories critiques et de poser autrement certaines questions. Elle a d’abord l’avantage de contourner le problème de leurs sources occidentales ou orientales, comme celui des filiations entre les fabliaux en ancien français puis entre eux et leurs adaptations ultérieures. Retracer leurs généalogies, objet de recherche ancien (Bédier, [1893] 1969, p. 164-199 ; Rychner, 1960), est en effet une quête insoluble. Plus féconde est en revanche l’étude de leurs « transformissions », c’est-à-dire des transformations que ces œuvres ont expérimentées au fil de transmissions successives (Laurent et Séguy, 2022, p. 38). Un deuxième apport est d’enrichir les microlectures d’un fabliau précis en prenant en compte, quand cela est possible, les réseaux textuels, narratifs et fictionnels qui l’ont entouré, en synchronie comme en diachronie. Ce faisant, il est possible de définir plus finement ce qu’est un texte de fabliau, de distinguer ce dernier du récit et de ses poétiques, enfin de détecter les divers mondes de fiction qu’une œuvre du xiiie siècle a pu activer et parfois reconfigurer en nouvelle référence imaginaire pour d’autres. Enfin, ce processus de lectura – croisement de fils, tressage de liens –, déjà expérimenté sur d’autres corpus de contes (cf. supra Eichel-Lojkine, 2013 et Rolland, 2020), s’avère bien adapté au fonctionnement des fabliaux. Il les révèle comme un riche terrain d’enquête pour comprendre ce qui fait la « présence des œuvres perdues » dont parle Judith Schlanger : « une présence renouvelée en permanence, une actualité rejouée pour chaque génération, rejouée d’ailleurs pour chaque lecture » (Schangler, 2010, p. 203).