Colloques en ligne

Sandra Pérez-Ramos

La critique des femmes par une biographe du XIXe siècle : le Dictionnaire de femmes célèbres (1835) de María Antonia Gutiérrez Bueno

The criticism of women by a 19th century biographer: the Dictionary of famous women (1835) by Maria Antonia Gutiérrez Bueno

Pour une présentation biographique de l’auteure

1María Antonia Gutiérrez Bueno naît à Madrid en 1781 au sein d’une famille de la haute bourgeoisie espagnole. Son père, apothicaire et chimiste royal, lui transmet sa passion pour la science et la traduction. À l’âge de 20 ans, elle publie sa première traduction scientifique du français vers l’espagnol dans une revue spécialisée, Hebdomadaire d’Agriculture et d’Arts [Semanario de Agricultura y Artes], et signe ses traductions de son vrai nom de famille. Gutiérrez Bueno utilise ses traductions pour introduire ses connaissances scientifiques et donner son avis dans les notes en bas de page (Pérez-Ramos, 2022, p. 13). En outre, nous pouvons constater qu’elle collabore assidûment avec son père, car ses traductions servent également de biais publicitaire pour vendre les produits de la boutique d’apothicaire familiale.

2En 1805, Gutiérrez Bueno s’installe à Paris avec son mari et son fils. Elle passe la majeure partie de sa vie en France, d’abord pour accompagner son mari puis, à la mort de celui-ci, pour y vivre avec son fils, Antonio Luis d’Arnaud, qui exerce les fonctions diplomatiques de consul. Dès lors, la famille devient très amie avec la monarchie espagnole, ce qui se reflète dans la création de son Dictionnaire.

3Ses longs séjours en France ont également influencé son travail de traductrice et de biographe. En 1832, elle publie la traduction d’une compilation de nouvelles françaises sur le choléra-morbus et, en 1835, elle commence à publier en Espagne, par fascicules, le Dictionnaire historique et biographique de femmes célèbres. Elle a très probablement été influencée par deux auteures françaises et leurs œuvres : d’une part, par Louise-Félicité de Kéralio (1756-1815) à travers son ouvrage Collection des meilleurs ouvrages françois composés par des femmes (1787), dédié aux femmes françaises ; d’autre part, par Fortunée Briquet (1782-1815) et son Dictionnaire historique, biographique et littéraire des Françaises et étrangères naturalisées en France (1804), car ces deux dictionnaires figurent dans l’inventaire de sa bibliothèque personnelle (Pérez-Ramos, 2021, p. 70).

4En revanche, Gutiérrez Bueno signe son ouvrage d’un pseudonyme masculin : Eugenio Ortazan y Brunet, anagramme de son vrai nom. Pendant la création du Dictionnaire, nous savons que la biographe s’installe temporairement avec son fils à Madrid pendant la première vague de l’épidémie du choléra-morbus. À cette époque, les premiers fascicules du dictionnaire sont déjà publiés et Gutiérrez Bueno présente une demande au ministère de l’Intérieur espagnol pour avoir accès à la Bibliothèque nationale afin de consulter les fonds bibliographiques. Cependant le cadre législatif de la bibliothèque interdit strictement l’accès aux femmes. Preuve en est le texte constitutionnel publié en 1761 qui établit les règles du fonctionnement de l’institution en 1837. Durant cette période, les femmes peuvent accéder aux locaux lors de certaines fêtes, ceci avec le consentement du bibliothécaire en chef (Carreño Rivero et Colmenar Orzaes, 1986, p. 179). Dans sa demande, Gutiérrez Bueno fait valoir qu’elle doit avoir accès à la Bibliothèque nationale pour consulter les fonds bibliographiques afin de poursuivre la rédaction de son Dictionnaire. En guise de conclusion, Gutierrez Bueno utilise une phrase qui évoque les Lumières et le désir que, en vertu de celles-ci, l’égalité hommes-femmes soit reconnue. Je traduis : « J’espère grâce à la bonté connue de Votre Excellence et aussi de l’esprit des Lumières que vous ferez justice aux deux sexes [Gracia que espero de la conocida bondad de V.E. y de sus grandes deseos de que la ilustración se propugne en ambos sexos] » (Pérez-Ramos, 2021, p. 446). Un débat de deux mois s’ensuit, au cours duquel l’intérêt d’accueillir une femme à la Bibliothèque est examiné de manière approfondie. Un mois plus tard, le bibliothécaire en chef répond à la demande et, bien qu’il ne soit pas complètement favorable à l’idée, il finit par proposer, à titre exceptionnel, la possibilité qu’elle occupe une pièce vide et isolée au sous-sol, éloignée de la pièce centrale occupée par les hommes (Pérez-Ramos, 2021, p. 447). Cette réponse ne plaît pas à la reine régente, Marie-Christine de Bourbon-Sicile (1806-1878), qui décide que toutes les femmes qui le souhaitent pourront désormais y avoir accès. Malgré le refus du bibliothécaire en chef, la régente ratifie sa décision le 22 mars 1837, et le responsable n’a d’autre choix que d’obéir aux ordres royaux (Pérez-Ramos, 2021, p. 448). Dès lors, les portes de la Bibliothèque nationale en Espagne s’ouvrent aux deux sexes, mais avec certaines restrictions pour les femmes puisqu’elles sont obligées de s’installer dans une salle basse et isolée du reste de la bibliothèque. Cependant, il s’agit d’un grand pas en avant pour l’époque, puisque, après cent vingt-ans d’interdiction, les femmes peuvent travailler au sein de cette institution (García, 1992, p. 207). Gutiérrez Bueno n’a cependant pas bénéficié de ce droit très longtemps, car en 1838, elle retourne avec son fils à Paris. Maria Antonia Gutiérrez Bueno décède le 6 avril 1874, à l’âge de 93 ans.

Étude du dictionnaire : sa macrostructure

5L’ouvrage est publié en plusieurs fois par le biais d’un système de souscription et abonnement et l’échantillon que nous analysons ici comporte 160 pages. Dans ce volume, il y a un total de 195 notices, disposées en deux colonnes par page. En général, les notices concernent les personnalités féminines spécifiques, mais il y en a aussi qui traitent de diverses notions générales, de nature conceptuelle, géographique ou culturelle, toujours liées aux femmes. Les articles sont de longueur régulière : la grande majorité occupe entre moins d’une page et quatre pages, à l’exception de cinq articles longs (entre six à dix-sept pages).

6Tout d’abord, nous constatons que Gutiérrez Bueno insère ses objets d’étude chronologiquement dans l’Histoire et, ensuite, qu’elle mentionne leur statut social ou le métier (musique, écriture, philosophie, monarchie, armée, etc.) qu’ils exercent. Dans le cas de personnages issus de dynasties (rois, monarques, califes, dieux, etc.), elle fournit des données généalogiques sur leur origine. La grande majorité des personnalités sélectionnées sont issues de l’Antiquité et du Moyen Âge. Le thème de la monarchie est le plus fréquent : Gutiérrez Bueno consacre 68 articles à diverses reines et princesses. Ce n’est pas surprenant, puisque son milieu familial était étroitement lié à la monarchie : son père (chimiste-pharmacien) et son fils (diplomate) ont tous les deux servi la Couronne espagnole pendant de longues périodes. En résumé, les couches sociales supérieures sont les plus présentes dans l’ouvrage et la catégorie prédominante est la monarchie. On pourrait confirmer statistiquement que l’environnement privé de la biographe se reflète dans la sélection des personnalités traitées dans son œuvre. D’un point de vue géographique, les femmes européennes prédominent. Le Moyen-Orient vient ensuite en termes de volume, mais avec une différence notable par rapport à l’Europe.

Étude du dictionnaire (suite) : sa microstructure

7Un tiers du dictionnaire est consacré aux personnalités féminines françaises. Quel type de discours la biographe tient-elle sur le rôle des femmes dans l’Histoire française, et comment se positionne-t-elle par rapport aux modèles français qu’elle propose au lectorat espagnol ?

8Parmi les nombreux exemples, nous pouvons étudier certains plus notables. Tout d’abord, celui de la poétesse Louise Labé (1524-1566). María Antonia Gutiérrez Bueno met en avant son cabinet de livres en plusieurs langues et décrit les odes qui lui sont dédiées par Jacob Peletier (recteur du collègue du Mans). Selon Gutiérrez Bueno, Labé était une brillante écrivaine mais, je traduis : « elle se rendait méprisable par ses mauvaises habitudes [se hizo despreciable por sus malas costumbres] » (Gutiérrez Bueno, 1835, p. 2), écrit-elle en évoquant subtilement ses rencontres avec d’autres intellectuels de l’époque. La biographe utilise une phrase à la troisième personne du singulier sans préciser la source de ces rumeurs, je traduis : « Mais on dit si elle les a acquis [les éloges] grâce à son talent, elle ne les a pas mérités pour sa conduite [Pero dicen que si ella se los adquirió (los elogios) por su talento no se los mereció por su conducta; pues se hizo despreciable por sus malas costumbres] » (Gutiérrez Bueno, 1835, p. 3). Gutiérrez Bueno ne cite d’ailleurs pas la source dont elle extrait ces informations, ce qui suggère que la biographe exprime sa propre opinion.

9Dans un deuxième temps, nous aborderons le cas de Jeanne d’Arc (1412-1431), à laquelle elle consacre le plus long article du dictionnaire (17 pages). Gutiérrez Bueno raconte en détail les origines modestes et humbles de Jeanne, tout en détaillant chacune de ses étapes et de ses déplacements. Dès l’invocation de la prophétie, la biographe la décrit comme une femme courageuse qui a accompli un véritable exploit en quittant sa modeste demeure pour se rendre à la cour. Je traduis : « La persuasion vive et sincère de Jeanne et son extraordinaire enthousiasme ont pénétré tous les cœurs et subjugué tous les esprits [La persuasión viva y sincera de Juana y su entusiasmo extraordinario penetraron en todos los corazones y subyugaron todos los espíritus » (Gutiérrez Bueno, 1835, p. 141).

10Gutiérrez Bueno abandonne l’objectivité pour donner son propre avis sur Jeanne d’Arc, admettant sa profonde admiration, je traduis : « elle ne savait ni lire ni écrire, elle n’avait que 18 ans, or elle attirait l’attention des hommes instruits et, de plus, elle était à la tête d’une armée de 10 000 hommes [no sabía leer y escribir, solo tenía 18 años, y llamaba la atención de los hombres instruidos y, además, iba a la cabeza de un ejército compuesto por 10000 hombres] » (Gutiérrez Bueno, 1835, p. 139). La biographe utilise littéralement le terme « héroïne » pour désigner Jeanne d’Arc lorsqu’elle devait s’habiller en soldat pour se battre parmi les hommes. Elle explique également que le roi promeut sa famille et Jeanne, en lui attribuant le nom peu connu de « Du Lys » mais la biographe souligne que, je traduis, « ce ne sont que les grandes actions ou les grands talents qui immortalisent les noms [las grandes acciones o a los grandes talentos, son los que únicamente inmortalizan los nombres] » (Gutiérrez Bueno, 1835, p. 146).

11L’admiration pour Jeanne est visible au fil des pages, mais surtout lorsqu’elle analyse le texte de la condamnation et met en évidence les accusations religieuses et sexuelles portées contre elle, en disant littéralement, je traduis : « ses accusations étaient : blasphème contre Dieu, idolâtrie de la magie, schisme, erreur de foi, péché contre la pudeur de son sexe, pour s’être vêtue en homme et pour s’armer et se mêler aux gens de la guerre [sus acusaciones eran: blasfemia contra Dios, de idolatría de magia, de cisma, de error en la fe, de pecado contra la modestia de su sexo, por haberse puesto vestida de hombre para armarse y mezclarse entre las gentes de guerra] » (Gutiérrez Bueno, 1835, p. 143).

12En récupérant ainsi ces arguments, nous comprenons que Gutiérrez Bueno veut faire passer sa critique contre la condamnation de Jeanne. De même, elle analyse la controverse sur la véritable identité de la personne qui a été brûlée et affirme qu’elle croit fermement qu’il s’agit de Jeanne d’Arc elle-même, injustement assassinée après avoir lutté pour libérer le peuple français.

13Troisièmement, Gutiérrez Bueno consacre une entrée à Armelle Nicolas (1606-1671), une femme domestique de Saint-Malo, qui a eu des expériences mystiques intenses avec le diable et le Saint-Esprit. Ses rencontres spirituelles sont compilées comme un exemple unique, puisque, en tant que simple domestique, elle a été choisie pour communiquer avec Dieu et aussi avec le diable. Ce fait divers reproduit fidèlement la conception religieuse de la biographe, qui a toujours assumé sa dévotion propre à la société espagnole du XIXe siècle.

14En ce qui concerne la Normandie, elle consacre une courte notice à Adélaïde de Normandie (1026-1090) dans laquelle elle mentionne brièvement ses origines nobles. Elle ne mentionne aucune anecdote ou œuvre particulière sur sa trajectoire. Nous pensons donc qu’elle a pu l’inclure dans le dictionnaire uniquement en raison de son statut social. Elle le fait de manière systématique avec d’autres reines et princesses d’Espagne.

15Un cinquième exemple de nouvelles concernant des concepts géographiques et anthologiques mérite d’être mentionné. Évoquons l’article sur l’Afrique. Sans aucun doute, il s’agit d’un discours violent et controversé. Gutiérrez Bueno décrit les différentes situations de soumission auxquelles les femmes sont exposées, en critiquant le comportement des hommes à leur égard. Gutiérrez Bueno dit littéralement, je traduis :

Les Africains sont en général d’un très mauvais caractère, les Maures aussi bien que les Arabes et les Noirs sont brutalement ignorants, faignants, voleurs, superstitieux, méfiants et lascifs. Les hommes en général, surtout parmi les Noirs, ne font rien d’autre que boire, fumer et dormir ; les femmes sont celles qui s’occupent de la maison et de tout le travail dans les champs pendant que les maris regardent tranquillement ; exposées [les femmes] à un soleil brûlant, travaillant avec un enfant sur leur dos et sans autre nourriture qu’un peu de farine dissoute dans l’eau ; il ne leur vient jamais à l’esprit de les aider dans la moindre chose, et ils aiment si peu leurs femmes et leurs enfants qu’ils les vendent [Los africanos son en general de malísimo carácter, tanto los moros como los árabes y negros son brutales ignorantes, perezosos, ladrones, supersticiosos, desconfiados y lascivos. Los hombres por lo común, sobre todo, entre los negros, no hacen nada más que beber, fumar y dormir; las mujeres son las que cuidan de la casa y de todos los trabajos del campo, los maridos están mirando con mucha tranquilidad; expuestas a un sol abrasador, trabajando con un niño a la espalda y sin otro alimento que un poco de harina desleída en agua; jamás se les pasa por la imaginación ayudarlas en la más mínima cosa, y son tan poco afectos a las mujeres y a los hijos que los venden] » (1835, p. 22-23).

16Au niveau discursif, le premier aspect qui ressort est la généralisation, à travers une énumération d’adjectifs négatifs attribués à la population masculine africaine. À travers de cette présentation, la biographe met en évidence la position des femmes et décrit les efforts qu’elles doivent fournir par rapport à ceux de leurs maris. En outre, Gutiérrez Bueno exprime clairement son rejet général de cette culture, et le justifie par la façon dont les hommes traitent les femmes.

17Cependant, le commentaire le plus frappant est celui qu’elle utilise pour justifier le fait que les femmes arabes, contrairement aux autres, ne travaillent pas, je traduis :

Les Arabes et les Maures qui vivent sur ce continent rendent leurs femmes plus heureuses parce que, comme ils suivent le mahométisme, ils les tiennent enfermées, ce qui les libère de l’immense travail auquel les autres femmes sont obligées de se livrer [Los árabes y los moros que habitan en este continente hacen más felices a sus mujeres, pues como siguen el mahometismo las tienen encerradas, lo que las libera del inmenso trabajo a que las otras se ven obligadas] » (Gutiérrez Bueno, 1835, p. 23).

18Ainsi, la biographe justifie, par la coercition et la privation de liberté, une meilleure qualité de vie, puisque cela leur évite d’aller travailler. En revanche, elle ne dénonce pas le manque de liberté humaine auquel les femmes sont soumises par cet « enfermement ». Elles peuvent être dispensées de travailler, mais elles sont privées de leur droit à la liberté et donc à l’émancipation.

19D’un point de vue idéologique, ces phrases montrent que Gutiérrez Bueno ne conçoit pas le concept d’émancipation ; car, comme l’explique Colette Rabaté, les femmes appartenant à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie ne se sentent pas concernées ou intéressées à cette époque par l’incursion dans le monde du travail et, par conséquent, revendiquent constamment la tendance sociale de l’« ange au foyer » (2007, p. 11). En fait, l’Église est radicalement opposée au travail des femmes issues des classes aisées. Comme le souligne Hibbs-Lissorgues (2002, p. 46), le travail des femmes constitue une menace pour la cohésion familiale et, selon Rabaté : « Le refus se fonde tout d’abord sur les dangers causés par la promiscuité des sexes, jugée immorale et déshonorante par les ouvriers » (Rabaté, 2007, p. 12). Gutiérrez Bueno s’est montrée favorable à l’éducation et à la formation des femmes, en mettant en avant toutes les femmes qui ont accompli des tâches importantes à cet égard. En revanche, elle ne semble pas concevoir l’importance de la liberté des femmes. Cela s’explique simplement par la dépendance qu’elle a toujours eue, d’abord à l’égard de son père, puis de son mari et, enfin, de son fils. Sa trajectoire a été influencée par ces trois figures masculines. Avant tout celle de son fils, qu’elle a accompagné tout au long de sa carrière. Nous ne sommes d’ailleurs pas en mesure de vérifier si Gutiérrez Bueno a achevé son Dictionnaire, car il manque des fascicules qui ont pu disparaitre ou qui n’ont peut-être jamais été écrits : la biographe a en effet quitté l’Espagne pour continuer d’accompagner son fils, principalement à Paris, mais aussi dans d’autres villes européennes (Pérez-Ramos, 2021, p. 75).

20Ce fait est apparemment récurrent chez les femmes écrivaines et traductrices de l’époque, comme le suppose McIntosh-Varjabédian : « […] il est constant que, si les femmes s’intéressent parfois à l’Histoire, elles ont du mal à sortir de leur projet d’écriture. La rareté des traductions d’ouvrages historiques par les femmes confirme les difficultés qu’elles ont à s’affirmer en tant que savantes » (2013, p. 57).

Conclusion

21En définitive, nous pouvons affirmer que l’œuvre de Gutiérrez Bueno reflète fidèlement la réalité personnelle de la biographe. Il s’agit du premier dictionnaire espagnol écrit par une femme, centré sur les femmes et dédié aux femmes. Elle s’est sans doute inspirée de précédents modèles français (Keralio et Briquet). En outre, elle consacre un tiers du dictionnaire à des personnalités féminines françaises. Son engagement idéologique est visible dans la plupart des notices et elle ne cite pas rigoureusement ses sources. Ainsi, elle projette ses critiques, positives ou négatives, à l’encontre des hommes et des femmes à partir d’un prisme moral catholique traditionnel de l’Espagne du XIXe siècle.

22Une étude de la réception de son ouvrage en Espagne montre que la biographe était consciente de la mauvaise réaction que son Dictionnaire pouvait provoquer en raison de son sujet. En effet, ni l’éditeur ni la biographe n’exigent de rémunération financière préalable afin de s’assurer de la fidélité de l’abonnée. Ramón de Mesonero Romanos (1803-1882), écrivain espagnol et ami de la famille Gutiérrez, rédige une importante recension de son ouvrage dans laquelle il affirme la volonté de la biographe de rendre hommage aux femmes afin d’éduquer les femmes lectrices. L’intention de Gutiérrez Bueno était d’enseigner didactiquement le bien et le mal à travers la compilation d’expériences de femmes afin que les lectrices aient des exemples réels à suivre. Selon la biographe, il est préférable pour les lectrices d’apprendre des faits réels ; elle reproche au contraire aux romans de boudoirs de véhiculer de fausses vérités parmi les lectrices.

23Enfin, nous savons que son ouvrage a inspiré Vicente Diez Canseco, journaliste espagnol qui, neuf ans plus tard, en 1844, lance la publication de son Dictionnaire biographique universel de femmes célèbres [Diccionario biográfico universal de mujeres célebres]. Dans sa préface, il commence par critiquer sévèrement l’ouvrage de Gutiérrez Bueno au motif que son Dictionnaire est inachevé. Cependant, il la cite dans de nombreuses notices et s’appuie largement sur son travail. Diez Canseco regrette qu’il n’existe pas beaucoup de dictionnaires sur les femmes et affirme, en tant qu’homme, que ce manque d’information n’est pas volontaire : un argument que nous pourrions remettre en question lors d’une prochaine étude.