La critique littéraire féminine dans la presse anarchiste : le cas des traductrices de l’Humanité nouvelle
1Au XIXe siècle, la presse joue un rôle de premier plan au sein des milieux anarchistes français. Non seulement elle participe à la transmission des idées révolutionnaires, mais elle favorise également la structuration des réseaux militants. En « l’absence de fédérations régionales ou nationales » (Maitron, 1992, p. 139), les périodiques participent en effet à l’organisation du mouvement anarchiste. La Belle Époque constitue à cet égard un moment charnière, la floraison des journaux de propagande et des revues littéraires d’orientation libertaire contribuant à élargir la base des sympathisants. Ensemble, les journaux de propagande et les revues littéraires mettent en place une sous-culture médiatique qui favorise la dissémination de l’anarchisme dans la vie culturelle. Si leur mission sociale diffère et qu’elles s’adressent à des lectorats différents, ces publications ont en commun de faire circuler des textes de création et de critique littéraires qui comportent une dimension libertaire. D’une part, les collaborateurs et les collaboratrices de la presse anarchiste misent sur une variété de genres pour donner corps à leur message politique. Une étude de la production textuelle féminine diffusée dans la presse anarchiste entre 1885 et 19051 nous a permis de rendre compte de l’importance de diverses pratiques d’écriture comme la fable, le feuilleton romanesque, la nouvelle, le récit autobiographique et la lettre ouverte pour véhiculer un imaginaire de la révolution. D’autre part, la critique occupe également une place de choix dans cette presse où les contributeurs et les contributrices s’intéressent au rôle politique de l’écrivain, prolongeant dès lors les interrogations sur l’art et la littérature formulées dès l’émergence des premières théories libertaires2. Or il s’agit d’une forme spécifique de critique littéraire, ancrée dans une volonté de promouvoir un discours indépendant et « détach[é] de tout intérêt commercial » (Frigerio, 2014, p. 25-26). Certains militants vont même jusqu’à formuler des jugements très durs envers d’autres écrivains malgré les convictions politiques qu’ils partagent. C’est ainsi que le comité de rédaction de La Révolte (1887-1894) — journal alors dirigé par Jean Grave — conteste l’usage politique que Louise Michel fait du mélodrame dans la pièce La Grève, portée à la scène au Théâtre de la Villette le 20 décembre 18903.
2Dans la presse anarchiste, la critique apparaît autant dans un journal comme Le Libertaire (1895-1914), qui y consacre une rubrique intitulée « Littérographie », que dans une revue d’orientation libertaire comme La Plume (1889-1914) où des écrivains comme Adolphe Retté et André Veidaux s’ouvrent un espace de réflexion littéraire. Toutefois, les Adolphe Retté et les André Veidaux de ce monde ne trouvent pas d’équivalents féminins, les femmes parvenant plus difficilement à investir les grandes rubriques consacrées aux lettres. Bien qu’elle soit plus modeste que celle des hommes, la production critique des femmes reste néanmoins essentielle pour comprendre les rapports complexes qui se tissent entre littérature et anarchisme à la fin du XIXe siècle. Cette production éclaire de surcroît un pan oublié de l’histoire de la critique littéraire au féminin qui s’élabore par l’entremise d’une presse para-institutionnelle, laquelle favorise la circulation des textes anarchistes à l’intérieur d’une internationale des lettres.
De la traduction à l’activité critique
3Il importe d’abord de rappeler brièvement les facteurs qui peuvent expliquer — sans pour autant justifier — la faible présence des femmes dans le genre de la critique littéraire au sein de la presse française au XIXe siècle. Selon Marie-Ève Thérenty et Christine Planté, la critique littéraire des femmes constitue une pratique marginale dans la presse en raison de la sexuation des genres littéraires à l’œuvre dans le champ journalistique (Thérenty & Planté, 2009, p. 26). L’association de la critique littéraire à un genre masculin découle de la structure même du champ journalistique qui s’organise « selon une théorie des deux sphères » (p. 23), où les activités à caractère public sont traditionnellement réservées aux hommes. Si cette remarque concerne avant tout les quotidiens généralistes et les revues à grand tirage, elle semble également valoir pour la presse anarchiste. Quelques femmes seulement y signent des critiques littéraires. C’est le cas de Judith Cladel4 qui s’occupe à quelques reprises de la chronique théâtrale dans L’Humanité nouvelle (1897-1903). Dans ses articles, elle discute du rôle politique de l’écrivain et du pouvoir émancipateur de la littérature. À l’instar de Judith Cladel, Alice Canova5 signe des textes dans lesquels elle interroge la manière dont les représentations véhiculées dans la littérature servent, ou non, la cause révolutionnaire6.
4Mais c’est surtout dans L’Humanité nouvelle7 que les femmes parviennent à se tailler une place en tant que critiques. Si elles ne bénéficient pas d’une importante visibilité dans les pages de la revue en comparaison avec les hommes, elles sont néanmoins plus d’une dizaine à collaborer à la rubrique « Livres et revues » à partir de 1897. Elles ont en commun de fonder la légitimité de leur activité critique sur leur expertise de traductrice en commentant des textes publiés en langue étrangère. Ce savoir-faire leur permet d’investir une rubrique hétérogène et fragmentée où la notice bibliographique devient un lieu de prise de position politique. Marie Stromberg s’occupe de la section portant sur les textes parus en langue russe. Henriette Rynenbroeck assume quant à elle la critique des ouvrages et des articles publiés en allemand. À Marie Mali revient l’étude des écrits parus dans la presse et aux éditions américaines. Antonine de Gérando propose de courts comptes rendus critiques sur la littérature hongroise. Malheureusement, peu de traces biographiques existent au sujet de ces femmes donc il est difficile de savoir quel était leur niveau d’éducation et dans quelle mesure elles ont été autodidactes8. Les informations que nous détenons sur leur parcours sont mentionnées lorsque nous nous penchons sur leurs écrits9.
5À première vue, la quantité de textes signés par des femmes-critiques semble peu significative même si elle s’élève à environ cent dix notices bibliographiques publiées entre 1897 et 1903. Alors que les hommes s’occupent de la chronique littéraire, les femmes n’obtiennent généralement un droit de regard sur la littérature que dans la rubrique « Livres et revues », diffusée à la toute fin des numéros. Composée d’une vingtaine de pages, celle-ci accueille autant des hommes que des femmes qui y signent de courts comptes rendus critiques sur une base plus ou moins régulière. Ces écrits prennent la forme de résumés qui comportent une dimension critique assumée, le but de cette rubrique étant de suggérer certaines lectures aux militants. La rubrique s’organise selon une division thématique qui distingue les sujets abordés dans les textes auxquels les notices s’intéressent, notamment l’économie, la sociologie, la politique et la science. Si cet ordre de présentation est pertinent, il tend à noyer chacune des notices dans une masse d’écrits hétérogènes. Il morcelle en effet la production critique des auteurs qui apparaît moins importante qu’elle ne l’est véritablement. Ce phénomène est d’autant plus vrai pour les femmes dont les écrits présentent justement une cohérence sur le plan linguistique, celles-ci misant sur leur expertise de traductrice pour commenter en français des textes parus en langues étrangères. En outre, les comptes rendus que les femmes signent répondent à une vision extensive de la littérature qui englobe autant des articles de presse que des ouvrages scientifiques ou des œuvres littéraires. L’intérêt qu’elles manifestent pour des supports, des genres et des contenus variés renforce l’impression d’un manque d’uniformité qui, en réalité, traduit plutôt leur capacité à produire un discours qui n’écarte aucun sujet ni pratique d’écriture. En ce sens, leur activité littéraire doit être pensée comme une manière de poser un regard critique sur l’ensemble des écrits qui constituent le « discours social » de leur époque (Angenot, 1989, p. 13).
6Au XIXe siècle, de nombreuses femmes exercent le métier de traductrice qui leur apporte non seulement un revenu alimentaire mais également une certaine reconnaissance sociale (Delisle & Woodsworth, [1995] 2014, p. 161). En effet, la traduction représente pour elles ce que le métier de typographe représente pour les hommes à la même époque10. Dans L’Humanité nouvelle, plusieurs femmes signent des traductions d’ouvrages parus en différentes langues étrangères. Le russe occupe une place importante dans la liste des ouvrages traduits, phénomène qui témoigne des liens de proximité unissant alors les milieux révolutionnaires russes et français. La critique littéraire, telle qu’elle est pratiquée par les femmes dans la rubrique « Livres et revues », apparaît comme une forme d’écriture qui repose sur un acte de traduction préalable. Si Fabrice Wilvers souligne le rôle de La Société nouvelle et de L’Humanité nouvelle du point de vue de « la pénétration des littératures étrangères dans le domaine francophone » (Wilvers, 2001-2002, p. 50), ce rôle relève en partie de l’activité que les femmes y mènent en tant que critiques et traductrices. Grâce à leurs compétences linguistiques, ces dernières participent à la circulation des savoirs et des textes anarchistes au sein des réseaux européens. Elles répondent ainsi de manière exemplaire aux visées cosmopolites de L’Humanité nouvelle, en ouvrant le public français à de nouveaux horizons qui contribuent à la convergence des luttes politiques et littéraires. Le geste critique devient ainsi un outil pour nourrir la propagande révolutionnaire.
Du pouvoir révolutionnaire de l’écriture
7Parmi les femmes-critiques les plus actives de L’Humanité nouvelle figure Marie Stromberg, qui y signe plus d’une trentaine de comptes rendus critiques entre 1897 et 1900. À la même époque, elle fait paraître des traductions françaises de textes écrits en russe dans La Revue blanche11 et collabore à La Revue socialiste, fondée par Benoît Malon en 1885. Dans la revue, Marie Stromberg transforme le commentaire critique en véritable espace de traduction. La notice consacrée à un dialogue de Pogor Ieloff, intitulé « Au milieu de la nuit », est à cet égard particulièrement intéressante. Marie Stromberg reproduit de longs extraits de l’œuvre en se gardant d’employer les guillemets. Elle résume le dialogue en transcrivant les échanges entre les personnages, initialement écrits en russe. Mais le résumé comporte également une dimension appréciative puisqu’elle cautionne le discours d’un des personnages. Le dialogue met en scène un narrateur, décrit comme un jeune rêveur, qui assiste à une conversation animée entre trois compagnons de voyage au sujet du potentiel révolutionnaire de la littérature russe. Marie Stromberg reproduit un extrait dans lequel l’un des personnages explique en quoi la littérature russe constitue la « source du mal dont tout le monde souffre » (Stromberg, août-sept. 1897, p. 503). Des auteurs comme Drobroliouff, Stchedrine et Marx auraient en commun de verser dans une forme d’idéalisme politique qui participerait à l’aliénation des lecteurs. Dès les premières lignes de la notice, la critique semble endosser la réflexion littéraire portée par ce personnage qui exprime le « cri de douleur et de désespoir de la jeunesse intelligente, lorsque, au premier contact avec la réalité, elle voit [...] son idéal foulé aux pieds » (ibid.). Si l’essentiel de la notice est consacré à la traduction des dialogues entre les personnages, le choix de l’extrait n’est pas anodin. En effet, Marie Stromberg donne à lire le discours d’un personnage qui pourfend les théories socialistes en les accusant de maintenir le peuple dans un état d’inaction. Or cette idée se retrouve également dans deux autres notices consacrées à Vladimir Korolenko, où elle ne tarit pas d’éloges devant la capacité de l’auteur à interroger la liberté de conscience des individus et leur état perpétuel de résignation12. Cet auteur représente, aux yeux de Marie Stromberg, le modèle par excellence de l’écrivain engagé. Il vient ainsi s’opposer à un penseur comme Marx, à qui elle reproche ailleurs de vendre du rêve au lieu d’inciter à l’action. Elle considère en effet que les écrits de ce dernier échouent à conduire le peuple vers une vision du monde éclairée en négligeant la « corrélation des forces matérielles et des forces idéologiques » (Stromberg, fév. 1901, p. 228).
8En 1898, Marie Stromberg signe un long texte consacré à des études récentes sur Marx publiées en Russie. Elle passe en revue trois ouvrages dont elle résume les thèses en adoptant un ton journalistique relativement neutre. Marie Stromberg privilégie la paraphrase au commentaire, la part de reformulation occupant une place plus importante que l’appréciation personnelle. Les résumés qu’elle propose opèrent toutefois un brouillage des instances énonciatives qui lui permet d’exprimer son point de vue à travers la voix autorisée des auteurs. Dans le compte rendu de l’ouvrage La Doctrine de Marx dans la vie et dans la littérature, elle reconstitue la critique que formule M. Slonimski à l’égard des théories du philosophe allemand. Marie Stromberg contextualise la pensée de Slonimski en donnant à lire son propre point de vue sur les dérives du socialisme, le résumé devenant non seulement une manière de cautionner le discours rapporté mais également de s’ouvrir un espace critique dans la revue. C’est ainsi qu’elle évoque les réserves exprimées par l’auteur à l’égard du processus de rénovation sociale envisagé par Marx. Or le compte rendu traduit surtout la prise de position politique de Marie Stromberg par rapport au projet révolutionnaire marxiste :
M. Slonimski démontre qu'il [Marx] ne s'était pas donné la peine de l'élaborer au point de vue de son application pratique. En effet, la société qui dans l'avenir opèrera la répartition des biens entre ses membres, c'est évidemment l'humanité entière. Or, Marx n'a pas même effleuré une foule de questions qui doivent être soulevées à propos d'un nouveau plan de reconstruction sociale, sans quoi, le plan ne peut-être tracé que d'après un idéal d'intérêts vulgaires et mesquins. (Stromberg, mai 1897, p. 115)
9La nature polyphonique de cet extrait permet à Marie Stromberg d’entrer en dialogue avec l’œuvre de Marx en fondant la crédibilité de son intervention sur le discours de Slonimski. Le texte apparaît en ce sens comme une mise en abyme puisqu’il se présente comme une critique qui en comporte une autre. En superposant ces deux niveaux d’énonciation, Marie Stromberg remet en cause les théories de Marx au sujet de l’articulation entre les moyens employés et la fin envisagée dans le cadre du processus révolutionnaire. Cette critique, qui s’inscrit dans le prolongement de sa notice sur Pogor Ieloff, lui permet dès lors d’investir un des plus grands débats ayant opposé l’anarchisme et le marxisme au XIXe siècle13.
10Chez les femmes-critiques de L’Humanité nouvelle, la polyphonie constitue une stratégie journalistique grâce à laquelle elles émettent un jugement intellectuel tout en assurant la bonne réception de leur discours. En effet, elles sont nombreuses à créer un espace polyphonique, où la prise en charge énonciative du discours par la critique est dissimulée sous la voix autorisée de l’auteur. Ruth Amossy décrit la polyphonie comme une stratégie argumentative qui repose sur « l’orchestration d[e] différentes voix » à l’intérieur d’un même énoncé. À plus forte raison, elle constitue un moyen pour opérer une « hiérarchisation des voix et des points de vue qui engage ou désengage la responsabilité du locuteur » (Amossy, 2005, p. 68). Dans L’Humanité nouvelle, les femmes signent des comptes rendus critiques qui reposent sur une démultiplication des instances énonciatives. Plusieurs d’entre elles s’intéressent à des écrits qui constituent eux-mêmes des critiques littéraires, entremêlant leur voix à celle d’un autre auteur pour commenter la version originale d’un texte. La pratique du compte rendu leur permet non seulement d’investir le domaine de la critique littéraire, mais également d’intervenir sur des sujets réputés masculins. La dimension polyphonique du résumé autorise en effet les femmes à réagir à des œuvres qui portent sur la politique, l’économie, la religion, l’histoire et la littérature. Cette stratégie apparaît de manière exemplaire sous la plume d’Henriette Rynenbroeck. Figure oubliée de l’histoire littéraire, Henriette Rynenbroeck est une traductrice d’origine belge ayant fait paraître en langue française de nombreux ouvrages écrits en allemand, en italien et en anglais. Elle traduit également des ouvrages en collaboration avec son mari Augustin Hamon, personnalité éminente de l’anarchisme français qui assume la fonction de directeur-gérant à L’Humanité nouvelle.
11Dans la rubrique « Livres et revues », Henriette Rynenbroeck s’intéresse aux écrits publiés dans la presse allemande et, plus particulièrement, à ceux qui relèvent de l’histoire littéraire, de la politique et de la sociologie. Elle se penche également sur la création littéraire en commentant des romans et des pièces de théâtre. À l’instar de Marie Stromberg, elle propose de nombreux comptes rendus critiques par l’entremise desquels elle réagit indirectement à d’autres textes. Dans la notice consacrée à une étude du poète allemand Ernest Moritz Arndt, signée par G. Philippson dans le journal Die nation en 1899, Henriette Rynenbroeck transforme le compte rendu en un lieu de réflexion littéraire. Si elle entend commenter l’étude de Philippson, elle propose d’un même coup une critique originale de l’œuvre d’Arndt. Le commentaire devient dès lors une manière de s’intéresser à l’œuvre du poète à travers l’étude convoquée. Le passage suivant témoigne du glissement qui s’opère entre le résumé de l’étude et l’émission d’un jugement sur la trajectoire exemplaire du poète :
Il nous le fait connaître depuis sa jeunesse, par un court résumé biographique, et il nous le rend sympathique, et par son caractère et par ses qualités d'homme honnête, droit, aux idées larges, cherchant avant tout à être utile à son prochain et à sa patrie, peut-être trop idéaliste pour l'époque actuelle, mais plein d'idées audacieuses et hautes, rêvant l'unification de l'Allemagne qui n'eut lieu que lorsqu'il n'était déjà plus. Il est l'ennemi acharné du militarisme et le partisan convaincu de l'armement populaire. […] Ses idées politiques sont plutôt révolutionnaires et, en vrai paysan qu’il était, il déteste la noblesse et les principes qui ne sont pas favorables au peuple. (Rynenbroeck, mai 1899, p. 632)
12Le passage d’un « il » désignant l’auteur de l’étude à un « il » associé au poète, témoigne du brouillage qui s’opère entre les voix énonciatives. Ce brouillage crée un effet polyphonique grâce auquel l’auteure évoque sa propre conception du rôle politique de l’écrivain. En dédoublant la perspective critique, Henriette Rynenbroeck esquisse les grandes lignes de sa vision émancipatrice de la littérature. Pour elle, l’écrivain apparaît comme un propagandiste honnête dans la mesure où il se montre capable de guider le peuple vers la vérité. Cette vérité est ancrée dans une contestation de l’autorité et du militarisme, principe cher aux anarchistes qui s’opposent à la violence institutionnalisée par l’État. La dimension polyphonique du résumé, qui lui autorise — tout comme la traduction14 — une certaine liberté de création, participe ainsi à la transmission des valeurs libertaires.
Promouvoir la littérature libertaire des femmes
13À plusieurs reprises, les collaboratrices de la revue se servent de la rubrique « Livres et revues » comme vitrine pour valoriser des œuvres libertaires signées par des femmes. En décembre 1903, Henriette Rynenbroeck offre une longue critique du livre A Girl among the Anarchists, écrit par une certaine Isabel Meredith. Cette dernière est une auteure fictive, inventée par les activistes Olivia Rossetti Agresti et Helen Rossetti Angeli pour raconter leur engagement commun au sein du mouvement anarchiste anglais. Henriette Rynenbroeck, qui adopte alors le patronyme de son mari, Augustin Hamon, affirme d’emblée que l’auteure réussit à dresser des « portraits vivants, intéressants et vigoureusement tracés de personnages réels » (Hamon, déc. 1903, p. 877). Elle salue le premier chapitre du livre en raison de la verve et de l’humour employés par l’auteure pour décrire l’ambiance dynamique qui règne dans les bureaux d’un journal animé par un groupe d’anarchistes. Mais la qualité principale qu’elle accorde à ce livre semble surtout liée à la capacité de l’auteure à dresser un portrait authentique de son expérience au sein de ce réseau :
Notre jeune fille qui s'était enrôlée, pleine de fougue et d'enthousiasme, d'espoirs et d'aspirations généreuses, sous la bannière de l'anarchisme, voit se dissiper tristement une à une ses illusions et sa croyance en un avenir meilleur où chacun recueillera la somme de bonheur qu'il mérite. Elle est enfin forcée d'abandonner la cause du bon combat faute de combattants dignes d'y aider, mais ce n'est pas sans un profond sentiment de mélancolie devant cette impuissance qu'elle se voit forcée de constater et (sic) l'inutilité d'une prolongation de la lutte. Ce livre est vécu et par conséquent vivant et séduisant à la lecture. (Hamon, déc. 1903, p. 878)
14Si Henriette Rynenbroeck ne cache pas son désaccord vis-à-vis des « conclusions pessimistes » de l’auteure par rapport aux retombées de la lutte révolutionnaire, elle se les explique par « la hâte qu’avait notre jeune anarchiste de voir réaliser son généreux idéal » (ibid.). En ce sens, sa critique devient à la fois un moyen de rappeler l’importance de la persévérance militante et une occasion pour revaloriser le parcours de la jeune auteure. Elle donne en effet aux lecteurs une image positive de la militante qui aurait défendu avec ardeur la propagande révolutionnaire et ce, sans l’assistance de compagnons « sérieux et convaincants » (p. 877). Les valeurs féministes d’Henriette Rynenbroeck se manifestent plus explicitement dans d’autres notices bibliographiques dont celle consacrée à l’article « La femme et le politique », signé par Elisabeth Gnauck-Kunhe dans le périodique allemand Die Gesellsohaft, où elle utilise le résumé pour se positionner en faveur de l’amélioration de la condition sociale des femmes.
15Les interventions d’Antonine de Gérando, institutrice et traductrice d’origine hongroise, témoignent également de la présence d’une conscience de genre au sein de l’activité critique des femmes. Antonine de Gérando consacre un compte rendu à une œuvre rédigée par sa mère, Mme Auguste de Gérando, qui pratique la littérature enfantine. Cette œuvre est décrite comme « le premier livre de valeur écrit pour l’enfance en langue hongroise » (Gérando, août 1900, p. 231). Née Emma Teleki, Mme Auguste de Gérando est issue d’une importante famille de l’aristocratie hongroise. Elle est la sœur de Blanka Teleki, éducatrice reconnue pour ses engagements en faveur de l’instruction des femmes. Proscrite de la Hongrie, la famille Teleki entretient des liens d’amitié avec plusieurs penseurs français dont l’anarchiste Élisée Reclus15. Antonine de Gérando provient d’un milieu qui n’est pas étranger à l’anarchisme et où les femmes sont des intellectuelles actives. Elle marche d’ailleurs dans les traces de sa mère en traduisant de nombreux ouvrages du hongrois au français ainsi que du français au hongrois. Elle hérite également des idées féministes de sa tante, consacrant une partie de sa vie à l’ouverture d’écoles pour jeunes filles (Schkolnyk, 1995, p. 56-57). Cette brève incursion dans la biographie de l’auteure nous permet de mieux situer le propos qu’elle développe dans la rubrique « Livres et revues ». Antonine de Gérando met en avant son double statut de femme et d’étrangère, lequel influence son rapport à la pratique de la critique littéraire. Le compte rendu qu’elle propose témoigne d’une volonté d’insister sur l’importance des livres de sa mère dans l’éducation des enfants hongrois exilés en France. Elle accorde ainsi une portée émancipatrice à la littérature enfantine, perçue comme étant capable d’« élargir le cœur, [d’]ennoblir l’âme et [de] rendre l’individu plus capable de générosité et de désintéressement » (Gérando, août 1900, p. 231). Antonine de Gérando valorise la littérature enfantine, pratique réputée féminine qui occupe une place marginale dans la hiérarchie des genres littéraires. Elle souligne la manière dont le livre d’enfance écrit par sa mère participe véritablement à la « marche du progrès » (ibid.), contrairement à d’autres œuvres littéraires qui miseraient plutôt sur le succès commercial. En détachant le livre de toutes formes d’ambition économique, elle montre comment il répond à la mission politique de L’Humanité nouvelle qui consiste à « faire œuvre utile » (La Direction, oct. 1906, p. 1) dans le but de réaliser le grand « idéal de liberté » (p. 5). Emma Teleki participerait en effet à l’effort de propagande anarchiste par l’entremise de ses œuvres littéraires, contrairement à un auteur comme Béla Fóth qu’elle accuse, plus loin dans le même numéro, d’être un « écrivain à la mode » qui « flatte les tendances nationalistes » (Gérando, août 1900, p. 234) pour acquérir de la popularité et vendre ses œuvres. L’intervention d’Antonine de Gérando remplit dès lors la fonction que Marcelle Marini accorde à la critique littéraire féministe qui consiste à « socialiser des textes de femmes pour changer l’ensemble de la culture » (Marini, 1990, p. 63).
16Dans L’Humanité nouvelle, les femmes font valoir leur expertise de traductrice pour faire de la critique littéraire. Elles misent en effet sur leur capacité à lire et à commenter des textes en langues étrangères, non seulement pour les porter à la connaissance du public français mais aussi pour y véhiculer leur propre pensée politique. Elles transforment ainsi la rubrique « Livres et revues » en un lieu de réflexion qui comporte une dimension révolutionnaire, participant dès lors au nouage des luttes anarchistes et littéraires. Cette rubrique devient un terreau fertile pour les femmes qui y produisent un discours critique en marge des formes plus consacrées de la critique, pratiquée par les hommes dans les pages de la revue.