Colloques en ligne

Jean-Christophe Abramovici, Trung Tran, Nora Viet, Claire Badiou et Sophie Audidière

Les revues et le siècle : table ronde

The Magazines and the Century: roundtable 

Quelle(s) définition(s) du siècle vous semble(nt) pertinente(s) pour votre revue et ses orientations ? Le titre qu'elle porte est-il significatif en ce sens ?  La notion de siècle est-elle en conjonction ou en opposition avec d'autres notions de l'histoire littéraire comme Renaissance, Lumières, classicisme ?

Trung TRAN et Nora VIET pour Réforme, Humanisme, Renaissance

Commençons par dire que la revue RHR est une revue avant tout seiziémiste. Le « siècle » qui définit pour une large part le périmètre des travaux dont nous publions les fruits fait donc l’identité, depuis ses origines, de la revue et de l’association dont elle est l’organe de publication. De façon très pragmatique, la revue est en grande partie tributaire des articles qui lui sont spontanément soumis, et ces derniers portent en très grande majorité sur le xvie siècle.

Pour autant, l’histoire de la revue, les orientations qu’elle a prises au cours du temps, la vocation qu’elle s’assigne font du décloisonnement séculaire – autant que disciplinaire – un horizon toujours présent qui reflète la diversité des champs disciplinaires mais aussi des spécialités séculaires (de la fin du Moyen-Âge jusqu’au premier xviie siècle) des membres de l’association et des contributeurs de la revue depuis leur fondation. L’association RHR, créée en 1975, était alors ancrée dans un périmètre géographique déterminé (élargi très vite à toute la France) : sa vocation était de réunir des chercheurs issus des centres de recherche des universités du Centre et du Sud-Est de la France et de développer les travaux sur l’Humanisme, la Réforme et la Renaissance. L’initiative en revint à des seiziémistes, mais les fondateurs de l’association manifestèrent dès les origines la volonté de dépasser les bornes strictement séculaires en incluant des quinziémistes et des dix‑septiémistes1. Cette « verticalité » revendiquée s’imposait au vu de la structuration des centres de recherches concernés, expliquant aussi que l’association se soit dotée du nom qui est le sien2.

De fait, le nom de la revue (Réforme, humanisme, Renaissance) est significatif de cette ouverture puisqu’à une dénomination séculaire a été préférée une dénomination mettant en avant trois notions historiographiques qui reprennent dans l’ordre inverse celle du nom de l’association, « Renaissance, Humanisme, Réforme ». Par les objets d’étude qu’elle se donne, RHR est donc naturellement vouée au décloisonnement séculaire, vocation encore accentuée par sa dimension interculturelle, puisque les trois mouvements qui constituent le titre, problématiques en soi, ne se développent pas en synchronie dans l’Europe entre le xive et le xvie siècle. L’Humanisme, on le sait, est une notion dont la périodisation est extrêmement variable selon les historiens (d’Ernst Robert Curtius, à Oskar Kristeller ou Eugenio Garin, et au-delà), mais qui dans son acception la plus restreinte remonte au xive siècle en Italie, et au xve siècle en France et dans le reste de l’Europe. On n’entrera pas non plus dans les détails de la notion de Renaissance, mal distinguée de la précédente, et dont les problèmes de périodisation se confondent en partie avec ceux que pose cette dernière : selon les régions et les domaines intellectuels ou artistiques pris en compte, on situe ses prémisses tantôt au xive siècle, au xve siècle ou tantôt au xvie siècle. La notion de Réforme, enfin, peut selon les approches historiographiques mener bien au-delà du xvie siècle, au moins jusqu’au traité de Westphalie en 1648.

Claire BADIOU-MONFERRAN, pour le comité de rédaction 2020‑2024 de XVIIe siècle

Depuis sa fondation, en 1949, la revue trimestrielle xviie siècle se signale par sa pluridisciplinarité. Elle accueille des numéros thématiques et des varia consacrés principalement à l’Histoire, à la Littérature, à la Philosophie, mais aussi aux Histoires de l’art, du droit, de l’économie, de la langue, de la musique, des religions et de la spiritualité. Comme les découpages périodiques de chacune de ces disciplines n’ont pas vocation à se superposer, la mesure séculaire1600‑1700, tout à la fois objective et arbitraire, est la condition sine qua non de cette pluralité. L’appréhension, triviale, du « siècle » comme « espace de 100 années » est même la seule option possible3. Son caractère opératoire vient de ce que cette coupe permet, au sein du mouvement évolutif conduisant de la Renaissance aux Lumières, de cartographier, à un instant donné, le foisonnement d’une époque à l’aune de paramètres croisés : littéraires mais aussi artistiques, sociaux, économiques, juridiques, politiques, philosophiques. À la logique substitutive – globalement causale – des approches diachroniques s’inscrivant dans le temps long de la Première modernité (xviexviiie siècles) ou dans celui, plus court, de la période dite « classique » (xviiexviiie siècles), l’instantané 1600-1700 oppose une dynamique synchronique, sécante, contrastive et globalement différentielle. Il constitue un bon antidote à l’illusion d’uniformité/uniformisation, de cohérence, de continuité et de cohésion que véhicule, par définition, l’artefact de chaque Histoire institutionnelle, dont l’Histoire littéraire. Si cette dernière s’emploie à décrire ce qu’« être de son siècle » (le titre du colloque) – autrement dit, « être de son temps » – veut dire, en termes de caractéristiques (goûts et pratiques) partagées, la revue xviie siècle met en avant la spécificité de chacune des trajectoires collectives et individuelles qui ont coexisté « dans le siècle ». À ce titre, elle constitue un précieux instrument de veille et de rééquilibrage, faisant une place à l’hétérogène, au discontinu, aux tuilages temporels des phénomènes émergents vs rémanents, ou encore aux discordances spatio‑nationales (entre la France – les France ? – et l’Europe, la France et l’Orient…). La présence systématique de varia dans tous les numéros, y compris ceux qui présentent un dossier thématique, constitue un choix éditorial pesé : celui, précisément, de faire cohabiter une matière scientifique profuse et diverse, à l’image de la profusion et de la diversité du xviisiècle.

Jean-Christophe ABRAMOVICI et Sophie AUDIDIÈRE, pour Dix‑huitième siècle

Le titre de notre revue, Dix‑Huitième Siècle, est l’indice d’un ancrage plus que le bornage d’un territoire. Il se veut « neutre », sans implications axiologiques, et ouvert. Par là, il se démarque en fait de notions comme Renaissance, Lumières et classicisme, plus qu’il ne s’y oppose. Pour ne prendre que l’exemple bien connu de Lumières – titre de plusieurs revues françaises et internationales moins généralistes que la nôtre –, on sait que sa diffusion à grande échelle (européenne) dans les années 1780 prolongea l’ambition affichée dès le mitan du siècle – moment de bascule où, presque à chaque siècle, émerge une inquiétude regardant le futur legs d’une époque dans la grande « Histoire » – de voir un jour le 18e siècle reconnu comme « siècle philosophique ». Un terme d’autant plus orienté idéologiquement qu’il entendait faire oublier les images contrastées du premier demi-siècle (austérité des dernières années du « siècle de Louis XIV », instabilités politiques, financières et morales de la Régence, marivaudage, etc.).

La notion de siècle a-t-elle eu une importance dans les origines de la revue ? Ces choix initiaux ont-ils une incidence sur les pratiques ultérieures et est-ce toujours une notion pertinente pour votre pratique éditoriale actuelle ?

Trung Tran et Nora Viet pour Réforme, Humanisme, Renaissance

La revue fut tout d’abord non pas une revue mais un « bulletin de liaison » visant à dresser un état de la recherche dans l’esprit d’interdisciplinarité et de transsécularité qui présidèrent à la création de l’association. Furent ainsi essentiellement publiés, outre un article de fond par numéro, des résumés des thèses soutenues ou en cours, des comptes rendus de colloques et d’ouvrages parus, des bibliographies critiques. D’un bulletin, RHR a très vite évolué en une revue accueillant une manne substantielle d’articles scientifiques ou d’actes de journées d’étude et de colloque4. N’ayant d’autre politique éditoriale que de promouvoir les études seiziémistes, de rendre compte de ses avancées, de ses déplacements, autant que d’y participer, elle accueille très naturellement des articles s’emparant d’auteurs ou d’objets qui appellent à s’affranchir des bornes séculaires strictes pour se situer sur une diachronie plus étendue. Le numéro 11/1980 rassemblait ainsi un ensemble d’articles sur la littérature populaire aux xve et xvie siècles. On voudrait ici insister sur ce qui fait sans doute l’une des spécificités de la revue, qui est de se faire l’écho vivant des débats, des échanges, du dialogue qui se noue entre les membres de l’association, à l’occasion des réunions du conseil d’administration, des assemblées générales ou des tables rondes organisées annuellement par RHR. Les différentes rubriques qui organisent les numéros, et qui ont évolué au cours du temps, l’attestent : cohabitant avec les articles proprement dit (réunis en varia ou en numéros thématiques), la revue a continué d’accueillir des comptes rendus et résumés de thèse, a proposé la retranscription des débats nés à l’occasion de tables rondes visant à l’élaboration collective d’argumentaires de colloques dont elles étaient une étape préparatoire, puis s’est enrichie de « cahiers » voués à rendre compte, d’un numéro à l’autre, des résultats d’un projet de recherche. Une rubrique « chronique » fut créée, vouée à publier de courtes notules où chacune et chacun est invité à partager une découverte, une question, une recherche en cours. Dans ces échanges à brûle-pourpoint, la question des frontières – séculaires ou disciplinaires –a, de fait, souvent été soulevée, et il n’a pas été rare que la recherche personnelle d’un membre de RHR ait ainsi impulsé une réflexion collective sur l’assignation d’un auteur à tel ou tel « siècle » : on pense ici aux travaux de Jean‑Raymond Fanlo et à ceux d’André Tournon qui, respectivement, contribuèrent à installer Agrippa d’Aubigné et Béroalde de Verville au sein des études seiziémistes.

Claire Badiou‑Monferran, pour le comité de rédaction 2020-2024 de XVIIe siècle

L’histoire de xviie siècle a été très bien documentée en 2019, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la revue, par le P. Jean‑Robert Armogathe, président de la Société d’étude du xviie siècle (http://www.17esiecle.fr/wp-content/uploads/2020/06/Armogathe-70-ans-XVIIe-siecle.pdf). On ne la reprendra pas ici – sauf pour rappeler que cette histoire a partie liée avec celle de la Société, qui créa le périodique un an après sa fondation –. Il convient en revanche de préciser que l’extension chronologique et le contenu conféré à la mesure séculaire ayant donné son nom à la revue a considérablement évolué depuis la naissance de cette dernière, en avril 1949. Pour ses cofondateurs, le « cher xviie siècle » (Georges Mongrédien) – ou encore, le « Grand Siècle » (Mgr Guervin) – était le nom de ce qui leur avait permis de traverser, existentiellement, les épreuves des années 1939-1945. Il renvoyait au moment, français et européen, historiquement circonscrit et cantonné aux décennies comprises entre 1600 et 1700, où le processus de civilisation des mœurs décrit par Norbert Elias et repris par Paul Bénichou dans ses Morales du Grand Siècle était supposé être parvenu à sa quintessence. Beaucoup plus tard, dans les années 1980, Marc Fumaroli, alors directeur de la revue, s’est efforcé de « désenclaver chronologiquement le xviie siècle, pour le situer dans la longue durée, jusqu’au Seventeenth Century Revival du xixe siècle, inauguré par Chateaubriand et Joubert » (Armogathe, p. 8). En portant le nom d’un siècle long, en l’occurrence, d’un siècle de trois siècles, excédant sa propre durée de vie à travers les traditions et les imaginaires qu’il charriait, la revue entendait alors apporter une « réponse libérale » à l’hostilité de la nouvelle critique, supposée suspicieuse « par principe à [l’égard de] l’Histoire et friande de systèmes » (Fumaroli, cité dans Armogathe, p. 8). Les différends épistémologiques et idéologiques qui ont conduit à la fin des années 1980 à la création d’un périodique concurrent (Littératures classiques) sont désormais remisés et aujourd’hui, xviie siècle est redevenu le nom d’une revue se recentrant sur la coupe synchronique 1600-1700. Mais le contenu conféré à cette mesure séculaire est bien différent de celui qu’elle pouvait avoir pour les cofondateurs de la revue. Et il diffère, au demeurant, suivant les points de vue disciplinaires représentés dans l’actuel comité de rédaction. À l’intérieur de ce dernier, les historiens rappellent volontiers qu’au sein de l’Histoire moderne, le xviie siècle est le siècle le moins bien identifié par le système académique. Le titre de la revue revient donc sur le point aveugle de la recherche en Histoire. Il constitue un préalable à la construction d’une nouvelle histoire, étudiant le xviisiècle – français et européen notamment, mais sans exclusive – non pas comme un moment de transition entre deux temps forts, celui de l’Humanisme et celui de la Crise de la conscience européenne, mais pour lui-même et en lui-même. Pour les philosophes, qui, institutionnellement, ne mobilisent que fort peu la notion de « siècle » dans leurs découpages et en appellent plus volontiers au concept d’Early Modern (Première modernité), l’extension du siècle de Descartes, Malebranche, Leibniz, Spinoza, Hobbes et quelques autres au « xviie siècle » introduit du jeu dans les corpus et le canon. Il permet par exemple d’y faire une place aux femmes philosophes (voir le dossier du n° 296, 2022/3, intitulé Repenser la philosophie du xviie siècle. Canons et corpus). Chez les littéraires enfin, où les dénominations (documentées entre autres par les travaux de Sophie Houdard, 2009 et 2011) de « Siècle des saints » pour la première moitié du xviisiècle et de « Grand Siècle » pour la seconde ont longtemps fait florès, celle de « xviie siècle » ressurgit depuis peu et s’impose comme un très efficace tiers-terme, moins biaisé que les deux autres, et plus intégrateur. Il ouvre par exemple la possibilité d’accueillir en son sein des auteurs et autrices comme Agrippa d’Aubigné ou Marie de Gournay, rattachés par l’histoire littéraire au siècle précédent, mais dont les œuvres parurent après 1600. Replacer ces deux grandes figures dans leur siècle de production, autrement dit, dans le xviie siècle, permet de mieux faire émerger, par contraste, la singularité/marginalité de leurs positions, et de penser ces dernières sur un mode disruptif : non plus comme le point d’orgue d’un xvie siècle long. Alors qu’en l’état, les deux revues RHR (Réforme, Humanisme, Renaissance) et xvie siècle constituent des lieux de publication naturels et autorisés de la recherche albinéenne (pour ne citer qu’elle), l’élargissement de ce cercle éditorial à la revue portant le nom du siècle suivant devrait sans doute permettre d’inviter dans le débat la question, cruciale pour tous ces auteurs et autrices à cheval sur deux siècles, de ce que d’aucuns ont pu nommer (pour d’autres objets et au sujet d’autres époques) « la discordance des temps ».

Jean‑Christophe Abramovici et Sophie Audidière, pour Dix‑huitième siècle

La « Présentation », par Paul Vernière, du premier numéro de la revue Dix‑Huitième Siècle, paru en 1969 [Vernière, p. 5-6], est à plusieurs titres éclairante. Elle confirme l’« ancrage » séculaire souple évoqué plus haut (ambition d’« explorer et faire revivre dans sa diversité et sa totalité le siècle des Lumières » – nonobstant l’emploi de cette dernière notion) et une ouverture disciplinaire indissociable d’un siècle marqué par l’« idéal encyclopédique ». On adhérerait sans doute beaucoup moins aujourd’hui à une rhétorique de l’éloge assez naïve (« Sans oublier qu’il connut, comme d’autres, crimes, luttes et guerres, nous pensons qu’il fut des plus grands, l’un des rares siècles où l’idée de l’homme et le sens de l’humain furent en croissance et non en régression »). Mais ce témoignage de fidélité à l’idéologie des Lumières est révélateur de la propension de ce siècle de débats à interroger le « présent » des chercheurs et chercheuses qui s’y intéressent et les « problèmes qui hantent [leur] conscience ». Frappante est à cet égard la dernière phrase de la « Présentation » de Paul Vernière, qui rappelle que les premiers dix‑huitiémistes furent à la fois des hommes (plus que des femmes…) formés par une école républicaine traversée par les tensions du 19e siècle et marqués par la tragédie de la Seconde guerre mondiale : « Pendant près de deux siècles, l’homme occidental a cultivé l’irrationnel et cédé aux prestiges de l’illusion lyrique. Un idéal d’humanité généreuse et raisonnable, celui des Lumières, pourrait-il conjurer ces démons ? » On la reformulerait dans d’autres termes aujourd’hui, mais l’interrogation sur nous-mêmes qui passe par le 18e siècle est encore actuelle.

Le découpage séculaire est-il un critère pour la sélection des experts et du comité scientifique ? Quels problèmes cette interdisciplinarité pose-t-elle éventuellement ?
Le centrage sur la littérature française implique-t-il un découpage séculaire spécifique à vos yeux ? Remettez-vous parfois en cause ce centrage national et comment ?

Trung Tran et Nora Viet pour Réforme, Humanisme, Renaissance

Oui, mais dans l’optique d’un élargissement des bornes strictes du « siècle ».

Le comité éditorial de RHR se compose du comité d’administration de l’association. S’il était longtemps constitué essentiellement de spécialistes de la littérature de la Renaissance, et donc en particulier de seiziémistes, il s’est beaucoup élargi depuis quelques temps, à la fois d’un point de vue disciplinaire et chronologique. La rédaction de la revue, renouvelée en mars 2022, est composée d’une spécialiste de philologie néolatine dont le champ de recherche s’étend du xive siècle au xve siècle et d’une spécialiste de littérature comparée dont les recherches embrassent un empan chronologique bien plus large encore. Le comité éditorial comprend, entre autres, des spécialistes de littérature médiévale, des spécialistes de l’humanisme italien du xve siècle, des historiens du livre des xve, xvie et xviie siècles, à côté de spécialistes de la littérature du xvie siècle.

Claire Badiou‑Monferran, pour le comité de rédaction 2020‑2024 de XVIIe siècle

Comme il l’a été rappelé dans les réponses aux questions précédentes, la revue xviie siècle est par essence une revue pluridisciplinaire, et son découpage séculaire est institutionnellement moins naturel aux historiens et aux philosophes, travaillant sur un empan plus vaste – celui de « l’Histoire moderne » (1453‑1792) et de la « Philosophie moderne » (xviexviiie siècles) – qu’aux chercheurs en littérature, encore aujourd’hui spécialistes d’un siècle – et cela, tant que les campagnes de recrutement ne modifieront pas les profils de poste en faveur de regroupements temporels plus vastes comme celui, au demeurant bien implanté outre‑Atlantique, d’Early Modern ou Première modernité, conduisant de la Renaissance aux Lumières –. Mais, en l’occurrence, on l’a vu, la mesure, objective et arbitraire, « 1600‑1700 », qui en appelle à des dates rondes, rend des services à toutes les disciplines représentées dans le comité de rédaction, même à celles à qui elle n’est pas familière. Le problème que pose la pluridisciplinarité n’est donc pas tant ici celui des déphasages de périodisation entre la construction séculaire des littéraires, conduisant des débuts de l’âge baroque (les années 1550) à la fin du moment classique (les années 1680), celle des historiens, démarrant avec le règne de Henri IV (1589) et s’achevant avec celui de Louis XIV (1715), celle des historiens de l’art (français et européen) et de leur XVIIe siècle long (1580‑1715), celle, enfin, des philosophes, « remontant à la publication des Essais de Montaigne (1580) et s’achevant en 1678, avec la seconde édition de la Recherche de la Vérité de Malebranche (équipée de ses Éclaircissements) » (Armogathe, 2019). Le problème, excitant, de la pluridisciplinarité, problème susceptible de se retourner en ressource, réside dans la nécessité de l’invention d’un langage commun, visant l’adhésion intellectuelle et existentielle d’un lectorat hétérogène, pour partie historien, pour partie littéraire, pour partie philosophe, pour partie concerné par toutes les autres disciplines (la langue, la musicologie, le droit, l’économie, la spiritualité…) listées dans le cahier des charges de la revue. Là est bien le vrai défi – pour le coup non pas seulement pluridisciplinaire mais bien transdisciplinaire – de xviisiècle : inventer, par-delà les langages de spécialité, une koïné scientifique accessible à toutes et à tous, faire circuler les savoirs au-delà de leurs cercles de transmission premiers, faire éprouver, dans l’expérience d’écriture et de lecture, l’esprit d’un siècle encore volontiers holiste – somme toute, « être de son siècle ».

Jean‑Christophe Abramovici et Sophie Audidière, pour Dix‑huitième siècle

Comme rappelé plus haut, Dix-Huitième Siècle, dès ses origines, a cherché à s’émanciper de l’histoire des littératures française ou européenne. La revue n’a jamais été en ce sens prisonnière des découpages séculaires ou génériques propres à cette discipline, même si chaque année, elle accueille avec joie et intérêt, aussi bien dans ses dossiers thématiques que dans sa section « Varia » des articles d’orientation purement littéraire, parmi toutes les orientations disciplinaires possibles pour cette section.

Selon quels critères acceptez-vous des articles sur des auteurs à cheval sur plusieurs siècles ? L'articulation par numéros spéciaux, quand elle a eu lieu, a-t-elle eu une incidence parfois sur le découpage séculaire et les discussions sur l'acceptation d'un article ? Avez-vous parfois admis une ouverture transséculaire, sur des genres, des traductions, des transferts ? Et dans quelles limites ? 

Trung Tran et Nora Viet pour Réforme, Humanisme, Renaissance

Les critères d’acceptation des articles sont définis par la qualité des recherches portant sur les objets d’étude et les champs disciplinaires de la revue, et reflètent donc son parti-pris d’interdisciplinarité et d’ouverture chronologique. Le comité éditorial accueille des articles qui ont un ancrage dans l’une des périodes concernées par la Renaissance européenne, les articles publiés ne se limitent donc pas au xvie siècle. Les études tranversales, qui envisagent un corpus sur plusieurs siècles, explorent la période charnière que constitue le xve siècle en France ou s’intéressent à l’articulation entre xvie et xviie siècle sont également les bienvenues : le numéro 94 de RHR (juin 2022) comprend ainsi une étude de la représentation de la vérole dans un corpus allant du xvie au xviie siècle.

De même, les numéros thématiques enjambent volontiers les bornes du xvie siècle et incluent non seulement les différents siècles concernés par la Renaissance européenne, mais témoignent plus particulièrement d’un intérêt pour les périodes charnières et les bornes séculaires. Un numéro thématique récent consacré à la farce (n° 93, déc. 2021, dir. N. Le Cadet) inclut ainsi des articles portant indifféremment sur le xve et le xvie siècles, et parfois sur un empan allant du xve au xvisiècle. Un numéro plus ancien, consacré à Pierre Sala (n° 81, 2015, dir. M. Clément) met à l’honneur cet auteur du tout premier humanisme lyonnais, né au milieu du xve siècle (1457) et mort au premier tiers du xvie siècle (1529), et pose précisément la question de l’appartenance de Pierre Sala à son temps ( « Sala, attardé ou précurseur ? », introduction de M. Clément). Enfin, la réflexion sur la périodisation de la Renaissance est tout naturellement à l’honneur dans des numéros qui analysent les transferts culturels et la réception d’auteurs des siècles précédents : ainsi le numéro « France-Italie, l’Ante-Renaissance (1490‑1547) : voies détournées, transmissions singulières » (n°65, 2012, dir. G. Polizzi), dont le titre témoigne là encore d’une réflexion critique sur les frontières linguistiques et les bornes chronologiques qui structurent notre vision de la Renaissance européenne. Dans la même perspective le cahier « Dante en France au xvie siècle », programmé pour le numéro 96 (2023), portera sur la réception française de cet auteur du Trecento au siècle d’or de l’imprimerie française.

Claire Badiou‑Monferran, pour le comité de rédaction 2020‑2024 de XVIIe siècle

Notons que la revue ne publie pas que sur des « auteurs ». Ses objets d’études sont multiples et s’étendent aussi aux pratiques, représentations, concepts, usages, événements… Dans tous les cas, le critère mis en avant, pour les varia et pour les comptes rendus d’ouvrage, est celui de la coupe séculaire 1600-1700. L’objet d’étude doit s’inscrire, au moins pour partie – et, le cas échéant, majoritairement – dans ce cadre. Pour les « auteurs », ce sont les dates de publication princeps des écrits imprimés et/ou de production pour les manuscrits qui priment. Tout comme la revue s’autorise à faire paraître des varia ou des comptes rendus d’ouvrage sur des auteurs rattachés par l’histoire littéraire au xvie siècle ou au xviiie siècle mais dont les œuvres sont parues/ont été produites au xviie siècle, elle s’interdit – sauf exception, discutée au cas par cas – de faire paraître varia et comptes rendus d’ouvrages sur les auteurs rattachés par l’histoire littéraire au xviie siècle, mais dont les écrits seraient parus au xvie siècle ou au xviiie siècle. Le critère de sélection de la date de production et/ou de (première) parution – critère idéalement intangible, mais qui, dans les faits, doit bien entendu pouvoir faire l’objet d’ajustements pragmatiques – est le baromètre permettant de prendre la mesure de la diversité des écrits et des pratiques discursives à un instant donné de l’histoire française et européenne. La situation est sans doute un peu différente pour les dossiers thématiques, dont le lien avec le segment temporel 1600‑1700 est plus élastique. Il y a trois raisons à cela. La première tient à l’ouverture de la revue à d’autres traditions – européennes, occidentales et/ou orientales – que la tradition franco-française : les « siècles d’or » espagnols, néerlandais ou encore polonais (pour ne citer que ces exemples) ne sont pas synchrones avec le xviie siècle français. La seconde tient à l’ambition historicisante des dossiers thématiques, et à la nécessaire contextualisation des objets d’études qu’ils construisent, autorisant au cas par cas des éclairages en amont et/ou en aval du segment « 1600‑1700 ». La troisième vient de la prise en considération (initiée de longue date mais de plus en plus prégnante dans l’histoire récente de la revue) des phénomènes de superposition temporelle, faits d’héritage, de transmission et d’anachronisme méthodologique assumé : héritage, au xviie siècle, de références (par exemple, Lucien) et traditions (par exemple, les emblèmes) anciennes ; transmission aux siècles suivants de pratiques et/ou de concepts (par exemple, le libertinage) élaborés au xviie siècle ; description des événements et des productions du xviie siècle avec les méthodes et les outils d’analyse de la Modernité (par exemple, l’éco‑critique), afin de percevoir les objets d’étude différemment, et d’ouvrir à leur sujet des perspectives de recherche insoupçonnées. À tous ces titres (ouverture spatiale, ouverture historico-temporelle, ouverture méthodologique), la coupe séculaire 1600‑1700, dans le cadre des dossiers thématiques, a vocation à être aménagée.

Jean‑Christophe Abramovici et Sophie Audidière, pour Dix‑huitième siècle

La revue comporte des Varia, mais son titre annuel lui est donné par la partie constituée du « Dossier thématique » annuel, dont certains, surtout dans les débuts de l’histoire de la revue, resserraient l’ouverture séculaire en invitant les auteurs et autrices à ne considérer qu’une partie du siècle, et à chaque fois sa seconde partie, nouvel indice de l’orientation idéologique et politique qui a longtemps accompagné l’intérêt porté sur le 18siècle5. Les bouleversements idéologiques et géo‑politiques des années 1990 ont accompagné la progressive mue de la revue vers un assouplissement de l’approche séculaire. Les experts et expertes qui évaluent les articles anonymés et le comité de rédaction acceptent sans difficulté des articles sur des auteurs ou des objets à cheval sur plusieurs siècles, pour peu que le point d’ancrage au 18e siècle soit bien présent et que le ou les débordements séculaires soient pertinents pour le traitement du thème considéré.