Colloques en ligne

Sébastien Douchet

Être un poète de son siècle : construction historiographique ou invention littéraire ? Glanures sur la réception moderne de Jean de Meun

Being a Poet “de son siècle”: Historiographic Construction or Literary Invention? Perspectives on the Modern Reception of Jean de Meun

1En 1624, Jean Clopinel, dit Jean de Meun, fut couronné « Homère de son siècle » par François Garasse dans sa Doctrine curieuse (1624, p. 482). Cette métaphore inter-auctoriale fait du Roman de la Rose une nouvelle Iliade, élevant le célèbre roman allégorique médiéval au rang des prestigieux modèles épiques grecs antiques. Semble-t-il du moins, car la Doctrine curieuse n’est ni un recueil de vies d’hommes illustres, ni un voyage au Parnasse qui dessinerait peu ou prou les linéaments d’une histoire littéraire et remonterait jusqu’à la fin de ce xiiie siècle qui vit le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris parachevé par Jean de Meun.

2Quelle place peut bien occuper ce jugement dans un ouvrage enragé, logorrhéique et brouillon qui traque et conspue les réformés, libertins, hérétiques et athées de tout poil ? Garasse avait relevé dans le Roman de la Rose un bref passage où Faux-Semblant déclarait « dignes d’estre bruléz » l’« evangile pardurable » (cf. Jean de Meun, 1992, v. 11800‑11810, p. 632). Cet évangile, l’Introductorius in evangelium æternum de Gerardo de Borgo San Donnino (1254), est un texte joachimite condamné pour hérésie en 1255 par le pape Alexandre IV1. Est-ce en récompense de ce soutien doctrinal venu d’un autre siècle que Garasse gratifie Jean Clopinel du titre d’« Homère de son siècle » ? Vu le peu d’estime que témoigne Garasse pour Homère, « ce pauvre vieleur » (1624, p. 266)2, l’éloge paraît une saillie rhétorique doublée d’une pique ridiculisant celui-là même dont on exploite le texte, ce que confirme le propos tenu deux ans auparavant par Garasse qui déclarait tout son mépris pour les « fatras de Clopinel » et les vieux romans, la comparaison avec Homère étant avant tout un écho de la querelle avec Pasquier3.

3Quelque fielleuse que soit la formule du père jésuite, son intérêt réside dans le fait qu’elle propose une légère variation au titre du présent volume, « Être de son siècle ». Mon enquête part du constat que ce type d’énoncé topique4 – « X dit que Y est le Z de son siècle » – envisage non pas la façon dont un auteur conçoit ou élabore sa contemporanéité à son époque, mais la façon dont un jugement critique moderne identifie un auteur médiéval à un autre qui n’est pas de son « siècle », et qui n’est pas de sa langue non plus. Dire « Jean Clopinel est l’Homère de son siècle », c’est l’assigner à un triple cadre temporel et linguistique (son propre « siècle », le siècle de l’auteur qui lui sert de modèle, le siècle de l’auteur qui énonce ce jugement). Cette formule propose donc de considérer la thématique de ce volume en termes de réception et implique que la contemporanéité de Jean de Meun à son époque a pu être formulée et construite après lui et en dehors de lui. Quant au comparant (« Homère »), il vaut comme référence littéraire dont le sens et la valeur sont propres à l’auteur de ce jugement et/ou à son époque. Dans le cas de Garasse : le jugement ironique et antiphrastique d’un jésuite réactionnaire.

4Cette formule sur Jean de Meun m’a ainsi amené à explorer la réception du continuateur du Roman de la Rose à l’époque moderne, des années 1530, qui voient l’édition française se dégager des modèles médiévaux, jusqu’à un intéressant petit texte paru en 1777. Cette exploration non systématique, en perspective cavalière, subjective et lacunaire, interroge quelques jugements sur Jean de Meun et sa place dans l’histoire poétique française. Elle cherche à comprendre les modes de réception modernes d’un auteur médiéval et la façon dont a pu être évaluée la contemporanéité de Jean de Meun à son « siècle ».

Œuvre vive, langue morte : modernités paradoxales de Jean de Meun, poète de son siècle

5La formule de Garasse est un hapax acrimonieux. D’après mes lectures et glanures, assurément lacunaires, le Jean de Meun des temps modernes n’est quasiment jamais rapporté à un auteur antique5. Toutefois Garasse fournit une clé de lecture critique pour comprendre la valeur de contemporanéité d’un auteur : celle-ci est relative au tiers qui pose l’équivalence « auteur / de son siècle ». Elle est donc susceptible d’une analyse en termes de réception et d’une étude en diachronie.

6On observe que, du xvie au xviiie siècle, la langue de Jean de Meun, l’ancien français, est un marqueur prépondérant et récurrent de l’appartenance du poète à son siècle. La comparaison entre l’ancienne langue et celle du temps présent est un passage quasi obligé des commentaires. Dans l’édition de 1621 des Recherches de la France, Étienne Pasquier souligne que les œuvres de « nos vieux poëtes » ont été ensevelies par « le changement du langage ». Et si Jean de Meung n’est pas « au tombeau », c’est pour bonne part grâce à l’édition de 1526 du Roman de la Roze parue chez Galliot du Pré, dite édition Clément Marot6, qui en a modernisé la langue qui n’était alors plus qu’une « carcasse », une langue morte (Pasquier, 1621, p. 684). En 1584 La Croix du Maine dit lui aussi la nécessité de lire Jean de Meun dans une édition modernisée, car son « françois [est] trop difficile à entendre » (1584, p. 246). Guillaume Colletet estime quant à lui, dans sa notice sur Clopinel (c. 1640‑1650), que la modernisation éditoriale du Roman de la Rose éclaire l’œuvre en « des termes et des phrases de la cour du roy François premier » (Paris, BnF n.a.f. 3074, p. 118).

7Pourtant, et au risque de la contradiction, malgré ses mots « souvent obscurs et bas qui estoient autant de marques visibles de la grande barbarie de son siècle », malgré son français que l’on « prendroit presque pour une langue estrangère », Colletet affirme tenir en « haute estime » « cet excellent homme » : « ses poësies […] sont telles que jusques à son siècle, et peut-être plus de deux siècles après on n’a rien veu de mieux dans nostre langue » (p. 118 et 126). Pour appuyer son propos, il offre à ses lecteurs un extrait du Roman de la Rose « pour faire eschantillon du style de son siècle » et se représenter « la façon de l’autheur mesme » (Colletet, p. 124). Le style sert de marqueur pour situer Jean de Meun dans l’histoire de la poésie française et caractériser son écriture en propre, style d’époque et style d’auteur n’étant pas ou peu distingués7.

8Pasquier comme Colletet contribuent à la fabrique d’une chronologie des poètes français qui se fonde sur une conscience historique de l’évolution de la langue, l’ancien français servant de repoussoir à l’éloge de la langue moderne et de sa perfection, selon une perspective linguistique téléologique qui vise la poésie du temps présent (celle de Ronsard dans le cas de Pasquier). Et si l’œuvre de Jean de Meun, sommet poétique qui fait exception dans le désert poétique médiéval de son siècle, est ce qu’il y a eu de mieux avant le xvie s., son texte écrit dans une langue morte doit cependant être ressuscité et ennobli par la jouvence du français du siècle présent. Pour un poète de l’ancienne langue, être de son siècle c’est être condamné à l’oubli, sauf à voir sa langue modernisée, moyennant le risque que le lien à son époque ne se dilue, voire ne se perde, et avec lui la valeur de contemporanéité de l’œuvre.

9Au tournant des xviie et xviiie siècles une attitude différente apparaît vis-à-vis de l’ancienne langue. Pierre des Maizeaux, dans sa Lettre à Saint-Évremond sur le Roman de la Rose, publiée en 1709, juge sévèrement la modernisation linguistique du texte de Jean de Meun par les éditions parues entre 1481 et 1538 :

on ne reconnoît plus dans ces exemplaires retouchés l’état dans lequel étoit nôtre langue dans le treizième siècle : on lui a ôté cette naïveté et cette grâce qu’elle avoit alors, malgré toute son imperfection. C’est à peu près la même chose que si l’on s’avisoit aujourd’hui de revoir nos auteurs du quinzième ou seizième siècle pour les rapprocher de nôtre manière d’écrire. (Saint-Évremond, 1709, t. 3, p. 437‑446).

10Le paradigme téléologique d’un progrès de la langue persiste (« malgré toute son imperfection »), mais des Maizeaux souligne que la modernisation du texte original le défigure au point de lui ôter sa beauté intrinsèque (sa naïveté et sa grâce)8. La comparaison hypothétique avec ce que serait une modernisation des poètes des xve et xvie siècles accorde même à la poésie de Jean de Meun une dignité égale à celle des poètes de la Pléiade. Le propos signale chez des Maizeaux une conscience des styles d’époque (la manière d’écrire du siècle) qu’il organise en trois périodes : les xiiie-xive siècles, les xve-xvie siècles et les xviie-xviiie siècles (notre manière d’écrire). Les propriétés linguistiques et stylistiques des textes du passé et leur singularité rendent impossible leur translation dans l’espace linguistique moderne : toute tentative en la matière est vouée à demeurer une approximation (un rapprochement). Le texte ancien fait ainsi l’objet d’une réévaluation d’ordre esthétique : la langue du poète est imparfaite, mais pas obscure, et le poème possède des qualités propres qui le font sortir de la sphère du « barbare » pour entrer dans la sphère du « beau », une beauté relative à son siècle qui inscrit Jean de Meun dans un Moyen Âge français et premier doté d’une dignité littéraire.

11La contemporanéité de Jean de Meun à son siècle est donc corrélée par les modernes à un jugement, de valeur variable, sur la langue ancienne. Dans une perspective réceptive et rétrospective, la locution être de son siècle fait donc sens relativement à des jugements énoncés au présent et n’a pas de valeur en soi, le Roman de la Rose étant implicitement toujours considéré comme une œuvre magistrale, qu’elle soit prise en bonne part ou en mauvaise part (dans quelques cas moins fréquents)9.

Jean de Meun : ancien ou moderne ?

12Ce changement global de l’appréciation de la langue poétique du Roman de la Rose avait été préparé par un changement, plus précoce, de l’appréciation de la figure littéraire de Jean de Meun. Il est bien connu que pour Du Bellay, c’est Jean Lemaire de Belges qui donna le premier son lustre linguistique et stylistique à la poésie française. La modernité poétique du français est née avec lui, et il demeure pour les contemporains un modèle à imiter, contrairement au continuateur du Roman de la Rose :

de tous les anciens poètes françoys, quasi un seul, Guillaume du Lauris et Jan de Meun, sont dignes d’estre leuz, non tant pour ce qu’il y ait en eux beaucoup de choses qui se doyvent immiter des modernes, comme pour y voir quasi comme une première imaige de la langue françoyse, vénérable pour son antiquité. […] Jan le Maire de Belges me semble avoir premier illustré et les Gaules et la langue françoyse, lui donnant beaucoup de motz et manières de parler poétiques, qui ont bien servy mesme aux plus excellens de notre tens. (Du Bellay, 1549, II-2 « Des poètes françois »).

13Une fois encore, c’est l’ancien français qui est visé : la langue du xiiie siècle n’est qu’une ébauche grossière, une quasi première image du français. Le Roman de la Rose ne tire sa valeur que de l’antiquité de sa langue. Il est une archive, un document historique et littéraire témoignant de la formation en cours et inaboutie de « la langue françoyse ». Pourtant la figure Jean de Meun est digne de l’histoire littéraire, mais elle reste sur le seuil de l’histoire littéraire française.

14En distinguant l’homme et l’œuvre, Du Bellay crée cependant les conditions de possibilité de patrimonialisation de Jean de Meun. En 1581, Claude Fauchet, comme Du Bellay, place Jean de Meun du côté des anciens et fait l’éloge de sa valeur littéraire : il est « le plus renommez de tous nos poètes anciens » (1581, p. 207)10. Cependant la posture d’historien de Fauchet – et non de poète – intègre Jean de Meun à l’histoire littéraire française. La Croix du Maine, en 1584, va plus loin et souligne que Jean de Meun fut illustre dès son vivant : il était l’« ancien poëte françois et orateur, philosophe et mathématicien le plus réputé de son temps ». Jean de Meung devient donc très vite une figure patrimoniale française, l’une des plus anciennes (en 1600 Louis Garon dit de Jean de Meun qu’il est « l’un de nos premiers poètes françois » (1600, p. 254)). Et c’est au xviiie siècle, lorsque l’ancien français est reconnu comme une forme du français en propre et gagne ses lettres de noblesse, que Jean de Meun est couronné père de l’« éloquence et inventeur de l’éloquence françoise » (Bouhours, 1671, p. 118) et consacré en 1735, « chef de notre ancienne poésie. Sans lui on ne peut exactement connoitre les beautés ou les singularités des poètes du xiv., du xv., et même du xvi. siécle » (Jean de Meun, 1735, p. 2).

15Cette stature de figure d’autorité poétique originelle dans l’histoire littéraire française, Jean de Meun la doit largement à la modernité galante qui a trouvé avec le Moyen Âge une « archive » et une origine littéraire autochtone ancienne – mais pas antique – à sa propre production poétique. En 1664, Sorel, dans sa Bibliothèque françoise, déclare à propos de « nos ancestres » et de leurs fables que :

quelques-uns en ont inventé d’autre manière, pour avoir l’honneur d’en estre les seuls autheurs, ou possible parce qu’ils n’avoient pas tous une entière connoissance de l’ancienne poësie. Les vieux escrivains françois ont inventé des manières de fables et d’allégories où ils ont fait des personnages non seulement de toutes les facultéz de l’âme et de toutes les passions et habitudes, mais de tous les divers genres de fortune […]. Le Roman de la Roze est à peu prés de ces sortes de fables. (Sorel, 1664, p. 150)11.

16Le Roman de la Rose est devenu une archive du génie poétique français et un monument littéraire témoignant de la puissance d’invention de la langue française dès ses premiers temps12 ; son auteur est quant à lui digne d’une unanime commémoration collective : un demi-siècle après Sorel, selon Colletet « le mérite [de Jean de Meun] a esté infiniment loué de son siècle et de tous les siècles suivants » (p. 119). Les réticences et les critiques passées sont balayées dans un geste radical de récriture historiographique qui fait de l’invention le critère essentiel d’évaluation de l’œuvre de Jean de Meun. Ce changement de paradigme est crucial car il place la nouveauté et la modernité au cœur même de la production poétique médiévale et rend caduques les considérations sur la valeur de la langue. Être de son siècle ce n’est plus s’inscrire dans une contemporanéité historique qui se flétrira avec le temps, c’est appartenir à une communauté poétique transhistorique qui a substitué l’invention à l’imitation comme critère de modernité.

17Cette évolution des attitudes modernes vis-à-vis de Jean de Meun n’est bien entendu ni linéaire ni homogène, et l’on peut détailler, partiellement du moins, les paradigmes classificatoires qui ont formé l’image du siècle auquel Jean de Meun appartenait.

Classifications historiographiques : inscrire Jean de Meun dans son siècle

18Un premier paradigme classificatoire organise, sous la plume des modernes, le siècle de Jean de Meun : celui des époques linguistiques. En 1671, Charles Sorel écrit que :

du temps de Hugues Capet on ne parlait plus comme sous Charlemagne ; depuis Capet jusques à Jean de Meun, qui estoit sous le règne de Philippe le Bel ; et depuis Jean de Meun jusques à Alain Chartier ; depuis Alain Chartier jusques à Ronsard et à Malherbe, et depuis encore jusques à ce temps-cy, on a veu divers changemens que les autheurs et tout le peuple ont faist, à quoy il auroit esté inutile de s’opposer. (1671, p. 350‑351).

19Bien qu’aucun critère linguistique ne justifie ce découpage, Sorel organise les époques de l’histoire de la poésie française par des découpes fondées sur une modification de l’état de la langue – « ne plus parler comme » – telle qu’elle fait basculer dans une nouvelle période. Jean de Meun semble n’être qu’un repère parmi d’autres, mais il est ici le premier auteur servant de terminus a quo auquel succède le second jalon, Alain Chartier, comme si Sorel proposait déjà de distinguer la littérature en ancien français, en moyen français et en français moderne.

20Autre paradigme classificatoire du « siècle » : le souverain. La Croix du Maine indique en 1584 que Jean de Meun « florissoit à Paris soubs Philippe le Bel roy de France l’an 1300 ou environ » (1584, p. 247). La physionomie du siècle de Jean de Meun se précise alors et se voit dotée d’un point d’ancrage politique. En 1630, Gabriel Naudé décrit Philippe le Bel comme un amateur des Lettres qui commande à Jean de Meun « de luy traduire beaucoup de bons livres en françoys », dont la Consolation de Boèce (Naudé, 1630, p. 352). Jean de Meun n’est plus seulement un poète vivant sous le règne d’un prince : il gagne le statut de poète du prince et trouve sa place dans la galerie des représentants littéraires du règne. En 1685, Madeleine de Scudéry écrit :

Je ne m’arreste pas à vous dire que dans les temps de Saint Louis Guillaume de Lory eut de la réputation, et Jean de Meun sous Philippe le Bel, et que Marot ressuscita leurs ouvrages sous François premier. (Scudéry, 1685, p. 157‑158).

21Le critère linguistique et évolutionniste est ici effacé, et la périodisation devient politique, selon une relation bijective qui établit une contemporanéité entre règne d’un souverain et activité du poète.

22Apparaissent alors des tableaux historiques qui découpent l’histoire en tranches, compartimentent les époques en dynasties, règnes et listes de figures illustres, et dressent des tableaux synoptiques comme celui de l’Abrégé chronologique de Hénault (1744, p. 127). Jean de Meun y apparaît dans la colonne des « Savans et illustres », classé parmi les hommes de son siècle, tel un papillon de collection entomologique épinglé sous une date unique : 1310. Jean de Meun y perd sa prérogative de père de la poésie française et n’apparaît aucunement dans le discours de Hénault : le Jean de Meung de l’histoire littéraire n’est pas le Jean de Meun de l’Histoire tout court. Dans le tableau historique synoptique, la relation bijective entre prince et poète disparaît. La focale est placée sur la figure du souverain qui brille par le nombre des hommes qui ont illustré son règne. À tout le moins le statut de Jean de Meung est-il définitivement établi dans l’Histoire, mais il n’est plus poète de son siècle : il est poète du siècle de Philippe le Bel.

23Parallèlement, et à l’opposé de cette classification désingularisante et cloisonnante, d’autres discours historiographiques se font intégratifs et singulatifs. Jean de Meun apparaît dans des cartographies littéraires qui sont autant de continuums qui relient le passé au présent, le siècle de Jean de Meun au siècle des modernes. Dans son épigramme à Salel, Clément Marot dessine en 1540 le territoire des « poëtes françois » dont le premier habitant est « Jan de Meun » de qui « s’enfle le cours de Loire ». Suivent Alain Chartier dont « Normandie prend gloire », Octovien de Saint-Gelais, Villon, les frères Gréban, et d’autres, jusqu’à Guillaume Coquillart « dont s’esjouyst la Champaigne » (Marot, 1993, « Des poëtes françois, à Salel », p. 361). Selon une même logique, en 1574, dans son prologue aux œuvres de Jodelle, Charles de La Mothe retrace l’histoire de la poésie rimée, inventée par les Gaulois et réinventée par le Moyen Âge :

et depuis ce temps-là eurent grand bruit Guy de Lorris, Jean Clopinel de Meung, Pierre d’Auvergne, Géraud, Floquet, Raimbaud, Geoffroy Rudel, Emery, Bernard, Hugues, Anseaume et plusieurs autres poëtes de siècle en siècle tant qu’aucun aage ne s’est passé dépourveu de poëtes françois, qui toujours de mieux en mieux ont enrichi nostre langue de maints bon escrits. (1574, f. 4, « De la poésie françoise »).

24Jean de Meun, parfois – rarement – associé à Guillaume de Lorris, apparaît comme le fondateur d’une tradition et d’une chaîne ininterrompue de poètes qui, selon un processus de concaténation cumulatif, ont fabriqué le patrimoine linguistique et poétique français ; 150 ans plus tard, en 1726, Bernard de La Monnoye use du même procédé dont on pourrait citer de nombreux exemples intermédiaires :

Les auteurs du Roman de la rose, Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Villon, Coquillart, Marot, Merlin de Saint-Gelais, Desportes, Berteau, Malherbe, Boileau et Racine, sont chacun pour leur siècle d’excellens auteurs de notre langue. Leur enthousiasme ne les a pas empêché de la respecter13.

25Figure paradigmatique de l’excellence littéraire de son siècle, Jean de Meung s’inscrit dans une série exemplaire de poètes de l’histoire littéraire officielle qu’il inaugure, série élaborée a posteriori par des modernes.

26La valeur de contemporanéité de Jean de Meun a donc varié selon les jugements, le critère linguistique étant déterminant dans l’attribution de cette valeur, et cela dès le xvie siècle. En 1511, Jean Lemaire de Belges, faisait de Jean de Meun le Dante français qui avait su élever sa langue naturelle à la noblesse poétique et présentait « maistre Jehan de Meun, orateur françois, homme de grande valeur et litérature comme celuy qui donna premièrement estimation à nostre langue ainsi que fit le poète Dante au langage toscan ou florentin »14. À l’opposé, le Roman de la Roze de 1526 annonce l’embarras de l’histoire littéraire moderne face à ce père fondateur devenu incompréhensible, dont la poésie certes pleine de mérite est écrite dans un « langaige sentant son invétéré commencement et origine de parler ».

27Cependant ces positionnements opposés disent tous les deux la puissance d’attraction de Jean de Meun. Selon des modalités différentes, ils affirment la modernité du Roman de la Rose : en son siècle, et pour le siècle présent (Frieden, 2012). Dans les deux cas, la figure et l’œuvre de Jean de Meun ont été réinventées, littérairement ou éditorialement. Dès le xvie siècle l’on voit se dessiner un tropisme moderne qui fait de Jean de Meun non seulement une figure de l’invention poétique mais aussi un objet d’inspiration littéraire.

Palingénésies littéraires : inventer un Jean de Meun moderne

28Selon le prologue de 1526, ou Exposition moralle, le roman de Jean de Meun a toujours été estimé « de tous gens d’esprit », lesquels l’ont placé « au plus hault anglet de [leur] librairie ». Son texte est modernisé : il corrige les erreurs des éditions antérieures, propose des « quotations » et accommode le « mauvais et trop ancien languaige », rendant ainsi le texte intelligible aux lecteurs de la « moderne sayson » (Jean de Meun, 1526, « Prologue »). Le projet éditorial est donc double : ouvrir la connaissance de l’œuvre à un public plus large, et proposer aux gens d’esprit une édition conforme et un texte intelligible qui propose une lecture littérale et morale du texte (Hult, 1997, en part. p. 152).

29Cette édition a sans aucun doute contribué à une reviviscence de Jean de Meun dans les Lettres françaises, reviviscence illustrée en 1544 par Bonaventure des Periers et son joyau poétique « Des roses ». Le poète y célèbre la venusté du « rosier de maistre Jean de Meun » et conte, dans un petit récit étiologique, comment Vénus « ordonna que son aube et sa fleur / S’accoustreroient d’une mesme couleur ». L’éclosion, l’épanouissement, la flétrissure de la rose y sont décrits avec une délicatesse néo-pétrarquisante qui annonce la rose ronsardienne et rappelle les roses ausoniennes dans une remarquable synthèse des temporalités poétiques (Des Periers, 1544, p. 69‑73, p. 69 et 70)15.

30Cette actualisation de Jean de Meun dans le champ de la poésie contemporaine est un trait frappant de l’attitude de l’époque moderne à l’égard de Jean de Meun. L’on n’a eu de cesse de ressusciter la figure de Jean de Meun pour le remettre au tombeau dans un geste palingénésique.

31En 1545, Germain Colin adresse une épître poétique à Jean Bouchet, dans laquelle il souhaite que les illustres auteurs du temps passé eussent pu être encore de ce monde pour le faire siéger à leurs côtés, dans leurs cénacles d’illustrateurs de la poésie française :

Et le mettroient en leurs sièges et tiltres
Les anciens orateurs et magistres
S’ils vivoient or, Sainct-Amour, Clopinel,
Lavanturier, George tant solennel
Alain Chartier, guydon de courtoisie
Le beau Castel, culteur de pœsie
Et Meschinot, duquel à mon advis
Il suyt la phrase et les moraulx divis.
(Germain Colin, « Epistre poétique », dans Bouchet, 1545a, f. 43v‑44, je souligne)

32Ce fantasme d’un Jean de Meun ressuscité et que l’on ferait parler dans le temps présent traverse de nombreuses notices littéraires qui lui sont consacrées. On trouve chez Jean Bouchet en 1531, Claude Fauchet en 1581, André Thevet en 1584 – pour ne citer qu’eux – l’anecdote fameuse du coffre de Jean de Meun16. Augmentée au fil du temps, ornée et littérarisée au point de devenir un récit pseudo-biographique autonome digne d’un fabliau (Paris, 1856, t. XXIII, p. 158), sa version la plus aboutie est celle de Guillaume Colletet :

Mais comme pendant sa vie il n’avoit pas eu grande inclination pour les moines mendians, peu de jours avant sa mort il en donna un tesmoignage public en faisant un testament solennel et olographe par lequel on prétend qu’il se voulut encore moquer d’eux. Il légua aux frères prescheurs ou Jacobins du grand convent de Paris, où il fut honorablement inhumé, un grand coffre et tout ce qui estoit dedans avec deffenses expresses de ne l’ouvrir que son corps ne fust mis en terre. Et comme après ses obsèques ces bons pères, qui croyoient que par cette dernière action il avoit voulu sur la fin de ses vieux jours se réconcilier avec eux, vinrent à faire l’ouverture de ce coffre, ils furent fort estonnéz qu’au lieu d’y rencontrer de l’or ou de l’argent comme ils l’espéroient, ils n’y trouvèrent qu’un nombre infiny de pièces d’ardoises grandes et petites sur lesquelles il avait tracé de son vivant plusieurs figures curieuses d’arithmétique et de géométrie, sciences profondes où il avoit tant excellé, ce que ces religieux prirent pour un si grand affront et mesme pour une impiété si grande que dans la colère où ils estoient, ils eurent l’inhumanité d’aller déterrer le corps de Clopinel qu’ils avoient mis au plus bel endroit de leur cloistre, alléguant pour leurs raisons que celuy qui les avoit toujours outragéz vivant et mourant, s’estoit par là rendu tout à fait indigne d’estre ensevely parmy eux. Mais la cour de Parlement de Paris ayant esté advertie de cette estrange inhumanité, ou comme ils disent en termes de plaidoyrie, de ce sévice honteux contre un corps mort dont les cendres doivent estre inviolables, elle ordonna par un arrest remarquable que le corps de cet illustre défunt seroit remis dans une sépulture honorable et au lieu mesme d’où il avoit esté tiré, ce qui fut exécutté sur l’heure suivant l’intention de la cour. (Colletet, p. 114‑115).

33Cette anecdote est devenue un petit apologue qui fonctionne comme un lieu mémoriel et topique de l’histoire littéraire de Jean de Meun. Chaque version nouvelle exhume puis réinhume Jean de Meun, dans un mouvement perpétuel où l’auteur médiéval est réincarné ou symbolisé par ce coffre, nouveau cercueil dépositaire des reliques intellectuelles de Jean de Meun, ces précieuses et fragiles ardoises qui conservent la mémoire du savoir mathématique de Jean de Meun.

34L’anecdote du coffre fonctionne comme une mise en scène moderne d’un Jean de Meun qui aurait programmé, par son Testament, sa propre survie dans l’histoire littéraire. Cette invention de reliques modernes donne lieu à tout un trafic textuel qui réélabore l’image de Jean de Meun dans une histoire littéraire où la fiction et l’invention sont prédominantes.

35Comme exilé de son siècle et rapatrié dans le temps présent des modernes, Jean de Meun devient un personnage de l’histoire littéraire qui contribue activement à une production poétique extra temporis. Le fameux coffre de Jean de Meun est ainsi refaçonné en 1777 dans le prologue que donne le chevalier Dorat à son conte amoureux Orian et Zulema ou les amours magiques. Poëme érotique en huit chants :

Ce poëme, dont le manuscrit original est plein de lacunes, de passages effacés ou indéchiffrables, a été trouvé (dit l’abbé Lenglet) dans le coffre que Jean de Meun dit Clopinel, continuateur du Roman de la Rose légua aux Dominicains de la rue Saint-Jacques, et servait à recouvrir, avec d’autres papiers, les pièces d’ardoise donc ce coffre étoit rempli ; c’étoit un jeu par lequel Jean de Meun, naturellement caustique, vouloit punir l’avidité des moines. Les Jacobins, indignés de se voir joués, s’avisèrent de déterrer Clopinel ; mais le Parlement de Paris les obligea de le renterrer avec honneur dans le cloître même de leur couvent. Quoi qu’il en soit, ces papiers, qu’ils vouloient brûler, furent recueillis par un jeune moine qui, par hasard, avait le goût des Lettres, et qui les envoya à Rome, au récollet Bilbolo, sous-bibliothécaire du Vatican. Ce Bilbolo, qui joignoit assez de goût à une très vaste érudition, s’occupoit particulièrement de mettre en ordre les vieux manuscrits et de les rétablir, en quelque sorte, dans leur première intégrité. Celui d’Orian l’intéressa ; il le traduisit même en latin avec assez d’élégance et de pureté. C’est, d’après son travail, qu’on publie l’ouvrage tel qu’il est aujourd’hui, et c’est un vrai service que ce savant bibliothécaire a rendu à la littérature. Ce poëme est étincelant de beautés17.

36Si le conte lui-même n’entretient aucun rapport avec le Roman de la Rose, si ce n’est par sa thématique érotique, le prologue joue du topos du manuscrit trouvé et invente au conte une origine médiévale fantaisiste mais dont l’autorité littéraire est assurée par le recours à Lenglet du Fresnoy – au passage lui aussi transformé en personnage de fiction – et le fameux coffre désormais pourvu d’une relique littéraire et non plus mathématique. L’obstacle de l’ancienne langue est levé par un opportun bibliothécaire philologue et par le subterfuge d’une double traduction qui passe par le latin puis le français moderne, et transpose le vers en prose. Le geste de translatio fictive contemporanéise littéralement Jean de Meun, figure de l’histoire littéraire devenue personnage romanesque de la fin du xviiie siècle.

37La fictionnalisation de la figure littéraire de Jean de Meun vient de loin et court tout au long de l’époque moderne. En 1581, Jean Nagerel, dans sa très sérieuse Histoire et cronique de Normandie, relate l’épisode fameux du siège de d’Orléans de la Guerre de Cent ans. Nous sommes en 1429, plus d’un siècle après la mort de Jean de Meun. Les troupes anglaises marchent sur la ville avec à leur tête le duc de Salesbury, Thomas Montaigu qui, non loin d’Orléans, prend conseil auprès d’un « magicien » :

L’an mil quatre cens vingt neuf, le comte de Salbery assembla les Anglois à Chartres en grande puissance, et dit à maistre Jean de Meun, magicien, qu’il vouloit aller mettre le siège à Orléans. Et maistre Jean lui dist qu’il gardast sa tête. Le siège y fut mis, si que ceux de la ville voyans que les Anglais avoyent gaigné la tour du parmi du pont, et que secours ne leur venoit point, demandèrent trefves pour parlementer et composer leur ville durant les trefves. Salbery estoit en une fenestre à ceste tour du pont où il regardoit la ville, et un escolier mit le feu à une pièce d’artillerie qui était affustée pour tirer à cette tour, dont la pierre frappa Salberi par la teste et en mourut. (Nagerel, 1581, f. 181v).

38Ressusciter Jean de Meun en devin, figure merlinienne et facétieuse, est l’occasion d’illustrer une anecdote historique par un bon mot, et peut-être aussi de se venger de l’appropriation par les Anglais de la figure de Jean de Meun comme le suggère l’association discrète du poète à Jeanne d’Arc18. L’honneur français est ainsi rétabli.

39Trois ans avant la parution du texte de Nagerel, de façon improbable, nous retrouvons Jean de Meun à bord d’un navire traversant l’Océan Atlantique, navigateur faisant route vers l’Amérique du Sud. On lit en effet dans l’Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry :

Sur quoy j’adjousteray, tant sur ceci que sur le premier propos que j’ay touché concernant la variété des vents, tempestes, pluyes infectes, chaleurs, et en somme ce qui se voit tant sur mer en général que principalement sous l’Équator, que j’ay veu un de nos pilotes nommé Jean de Meun, de Harf[l]eur lequel, bien qu’il ne sceut ni A, ni B, avoit néantmoins, par la longue expérience avec ses cartes, astrolabe, et baston de Jacob, si bien profité en l’art de navigation, qu’à tout coup il faisait taire un sçavant personnage (que je ne nommeray point), lequel estant dans nostre navire triomphoit toutesfois de parler de la théorique. (Léry, 1578, p. 39).

40Ce Jean de Meun, natif d’un port qui fait signe du côté de l’auteur de la Rose (Har-fleur), porte une anecdote satirique et facétieuse qui prend le contre-pied de la figure du savant pédant que Léry fustige. Prônant l’expérience sur la science, la pratique sur la « théorique », le navigateur littéralement analphabète, homonyme mais antithèse du poète, fait taire un lettré du bord que l’on ne nomme pas, mais qui pourrait bien avoir pour modèle le clerc Jean de Meun. Du Jean de Meun historique, papillon épinglé et figé mort dans un tableau historique, au Jean de Meun, personnage de fiction embarqué dans une navigatio ad Americam qui est aussi translatio vers le continent neuf de la fiction moderne, l’histoire littéraire n’a cessé de réinventer Jean de Meun, tour à tour poète, figure ou personnage.

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41Jean de Meun, et peut-être tous nos auteurs, ne sont jamais que les personnages d’une comédie polygraphique appelée histoire littéraire, et qui serait à mon sens justiciable d’une analyse en termes de mondes possibles, plus ou moins historicisés ou fictionnalisés, plutôt qu’en termes d’univers contingent dont il faudrait établir ou rétablir le vrai pour en éliminer la part de faux. Être de son siècle me semble être un énoncé aux antipodes de celui-ci : être dans son siècle. Un auteur n’est de son siècle que par la grâce d’un discours postérieur qui situe dans un présent qui est déjà un passé au moment de l’énonciation. Ce discours postérieur figure aussi l’auteur qui, à ce titre, devient représentation, et perd son statut historique, ou existentiel, comme on voudra.

42Bien qu’il ne soit pas de même nature que le discours de soi sur soi-même, qui sert à l’auteur à autoprogrammer sa propre place et sa propre image dans son siècle, le discours réceptif et critique sur les auteurs fonctionne lui aussi de la façon dont Giorgio Agamben parle de la contemporanéité : la fabrique de l’histoire littéraire se fait dans l’écart qui se creuse entre le temps présent (qui détermine l’être dans) et le déphasage et l’anachronisme (qui détermine l’être de), écart qui tend vers zéro ou qui tend à être maximal, selon l’univers de discours dans lequel l’auteur est inséré, avec ses diverses polarités et ses diverses affinités idéologiques et esthétiques19. Loin de la linéarité téléologique de la frise chronologique, ou de la fixation sclérosante et isolante du tableau synoptique, l’histoire littéraire moderne apparaît, à travers l’exemple de Jean de Meun, comme un récit collectif fait de mondes possibles et de tensions axiologiques qui indéfiniment ne cessent de poursuivre l’œuvre de l’auteur en transformant celui-ci en un personnage de fiction.

43Cette histoire littéraire-là est un coffre d’ardoises enveloppées dans un manuscrit en partie effacé et indéchiffrable que sans cesse réouvrent et redécouvrent les contemporains des temps successifs, les seuls qui soient. Et à l’instar de Jean de Meun, peut-être certains de ces contemporains, hommes ou femmes de leur siècle, auront-ils l’insigne honneur de devenir les personnages fictifs et réinventés de ce futur antérieur que l’on nomme histoire littéraire.