De quel siècle est un auteur ? L’histoire littéraire au baccalauréat général et technologique aujourd’hui
1Les remarques qui vont suivre n’ont aucune prétention de systématicité, ni même d’exhaustivité : le corpus qu’il s’agit de considérer (les programmes de français du baccalauréat mis en place depuis moins d’un lustre) est trop étroit pour autoriser autre chose que quelques conjectures sur la façon dont l’histoire littéraire se fabrique aujourd’hui, pour une partie importante de la population scolaire1. Esquisse d’histoire immédiate et presque instantanée, simple tentative de premier bilan aussi platement informatif que possible, les pages qui vont suivre travaillent avec trop peu de recul sans doute sur le temps long de l’enseignement littéraire dont il est bien difficile d’envisager l’évolution à partir de traces si brèves et si disparates ; pour autant, comment ne pas tenter de mieux comprendre où nous en sommes et ce que nous faisons de l’histoire littéraire – ce que nous faisons comme histoire littéraire ? –, fût-ce au risque du présentisme « en tête à tête avec la mémoire et le présent seul » selon la belle expression de François Hartog (2013). Que se passe-t-il au premier quart du xxie siècle dans les classes de lycée ? Un point de repère, certes incomplet mais avec une très forte valeur symbolique, se trouve dans l’examen qui structure, depuis des décennies (on peut même dire des siècles), un cursus scolaire achevé sinon parfait, le baccalauréat : y a-t-il aujourd’hui, pour les bacheliers, des « siècles » littéraires ? ou plus précisément : en quoi consistent-ils ? De quelle idée du « siècle » littéraire sont porteurs les programmes actuels du baccalauréat ? Au-delà du sens plat (la durée de cent ans, fictivement dessinée entre deux dates rondes, qui a organisé le Lagarde et Michard ou les programmes d’agrégation), c’est bien le sens plein du terme que peut intéresser cette question : une ou deux générations, un temps relativement étendu marqué par une forme de cohérence sensible et intellectuelle – par la présence de questions structurantes, sinon de réponses homogènes.
2Ce point de repère des baccalauréats est clarifié par la réforme de ces examens, conduite en même temps que celle des lycées généraux et technologiques depuis 2018 : les nouveaux programmes qu’elle a mis en place permettent en effet de réfléchir sur ce qui se joue aujourd’hui dans un « siècle littéraire ». Le choix d’un programme centré, pour les EAF des lycées généraux et technologiques, sur une série d’« œuvres » accompagnées chacune de l’intitulé d’un « parcours » de travail (voir les annexes), dessine ainsi les linéaments de ce qu’est une histoire littéraire scolaire aujourd’hui, alors même que les anciennes anthologies séculaires – de Lagarde et Michard à Mitterand – ne constituent plus la référence du travail à mener en classe.
3Autour de cette classe de première (générale et technologique), l’histoire littéraire dans le secondaire aujourd’hui se manifeste également dans d’autres cadres qu’il convient de rappeler :
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au collège tout d’abord, les programmes ne sont pas organisés selon des entrées définies de façon purement littéraire : ils ont vocation à mettre en valeur la dimension anthropologique de la littérature et la façon dont elle peut aider les élèves à mieux s’inscrire dans le monde, à mieux le comprendre, à en percevoir la profondeur et la richesse – autrement dit, à s’y faire la meilleure place et y être accueillis le mieux possible ; pour autant, certaines classes permettent d’aborder certaines périodes, les textes antiques et sacrés en sixième, le Moyen Âge en cinquième, la poésie amoureuse du xvie en quatrième ou le réalisme et le fantastique du XIXe en troisième par exemple. Une étude plus complète devrait prendre en charge ces différents aspects, mais je me contente ici de cette contextualisation générale parce qu’elle éclaire certains des enjeux fixés aujourd’hui à l’étude et au travail des textes littéraires pour tous les élèves au sein du collège unique ;
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au lycée professionnel, les heures allouées conduisent à préciser ces entrées anthropologiques avec plus de précision et d’approfondissement, avec une perspective générique plutôt qu’historique (même si bien entendu des textes plus anciens peuvent être mobilisés à l’occasion du travail sur tel ou tel objet d’étude) ; au demeurant les œuvres du XXe, voire contemporaines, y sont omniprésentes ;
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en seconde générale et technologique, les nouveaux programmes dessinent aussi des catégories d’histoire littéraire qui croisent notre question du siècle, et déclinées par genre :
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la poésie du Moyen Âge au xviiie siècle ;
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la littérature d’idées et la presse du xixe siècle au xxie siècle ;
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le roman et le récit du xviiie siècle au xxie siècle ;
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le théâtre du xviie siècle au xxie siècle ;
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4à chaque fois se manifeste un souci de variation : le programme spécifie ainsi, pour ce dernier objet d’étude que je prends à titre d’exemple, « deux pièces de genre et de siècle différents ; la lecture cursive d’au moins une pièce d’une autre période » (le programme du baccalauréat organisé par les objets d’étude de la classe de première fonctionne en complément de ce découpage) ;
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enfin, pour être complet, la spécialité HLP dont les programmes croisent littérature et philosophie, en première et terminale, de l’antiquité à nos jours.
Enjeux d’un programme d’œuvres
5C’est donc dans ce contexte et ce cadre qu’il s’agit d’interroger le fonctionnement concret des siècles littéraires au baccalauréat (général et technologique) aujourd’hui. Ceux-ci permettent de comprendre sinon la difficulté2, du moins la gageure qu’il y a à construire une histoire littéraire pour les élèves du secondaire, destinés à des études longues, mais qui ne sont pas tous voués à devenir des étudiants en lettres ou des professeurs : une histoire littéraire vive mais ni érudite ni même spécialiste ; à l’arrière-plan se dessine aussi la mission essentielle d’assurer la fréquentation des livres par les élèves (et dont tant les études conduites sur les pratiques culturelles des Français que les observations faites en classe ou lors des examens soulignent l’importance).
6On pourrait alors déployer le problème et préciser ainsi les enjeux quant au statut d’une histoire littéraire pour les classes dans les années 2020 : quelle valeur herméneutique ou éthique peut-on donner à l’idée de « siècle » au lycée ? comment la fait-on jouer pour faciliter l’appropriation des œuvres par les élèves, pour construire une appropriation et une réflexion sur la littérature ? La question, au fond, trouve une résolution dans la définition d’un axe de travail, d’un « parcours » conçu pour permettre aux œuvres littéraires de se déployer pleinement, et notamment telles qu’inscrites dans leur siècle ; c’est en effet ainsi qu’elles sont susceptibles d’enrichir véritablement la vie des élèves, parce que peut s’y entendre leur spécificité – leur inactualité qui les rend paradoxalement opérantes aujourd’hui. Aussi bien l’enjeu est-il non de fournir aux élèves une connaissance historique de l’œuvre, mais de se servir du parcours pour ne pas réduire les œuvres à leur dimension actualisée (nécessaire, mais pas forcément suffisante).
7Le caractère fragmentaire des éléments qu’il s’agit d’analyser mérite encore un mot de commentaire, qui achèvera ce premier temps de réflexion sur ce qu’est et peut être l’idée de « siècle » littéraire aujourd’hui dans le secondaire. Ce caractère est contingent sans doute et lié à la faible profondeur historique des programmes examinés (avec le renouvellement par quart des douze œuvres et parcours proposés) ; mais peut-être aussi cette caractéristique tient-elle à une certaine situation post-moderne. Plus précisément, le travail mené dans le secondaire n’est pas, n’est plus sous-tendu par le postulat d’une histoire littéraire qui constituerait en elle-même une finalité de l’enseignement des lettres, en tant qu’elle serait porteuse d’une leçon qui se déploierait en chacune de ses parties ; à cet égard, sans doute quelque chose d’une histoire littéraire construite depuis la deuxième partie du xixe siècle appartient-il désormais au passé (ce qui ne veut pas dire que les choses soient sans recouvrir de mêmes enjeux, politiques notamment : reste que le paradigme a changé)3. L’histoire littéraire du Lagarde et Michard, voire des manuels utilisés dans certaines classes jusqu’au début du xxie siècle4, dessinait des ensembles souvent assez nets qui déployaient l’histoire littéraire en un grand récit à forte valeur de panthéon et de légende française indiquant ce qui doit être lu, jamais aussi fortement homogénéisée qu’en son cœur : le siècle classique, le siècle des Lumières, légende arguée ici encore par des repères empruntés à l’histoire des historiens dans l’héritage de Voltaire et de son Siècle de Louis XIV, comme si l’histoire littéraire et peut-être culturelle était encore l’histoire politique de la nation ; une telle approche n’apparaît aujourd’hui pas très représentée dans le travail mené dans les classes. Aussi bien peut-on penser que c’est une certaine ambition de totalité qui a désormais disparu ; la gageure est donc de mobiliser une histoire littéraire d’après la fin des grands récits, ce qui interroge aussi la finalité même de l’enseignement des lettres. L’enjeu premier semble donc avoir changé d’échelle ; il apparaît désormais dans le rapport direct, individuel et pour ainsi dire intime que chaque lecteur est appelé à entretenir avec l’œuvre – et le siècle apparaît à cet égard comme un outil implicite (implicitement présent à travers le parcours) pour penser l’œuvre et, grâce à cette réflexion, favoriser ce commerce intime avec elle, qui n’est pas ignorance de ce qu’elle est en propre, mais capacité à l’entendre dans sa singularité. Dès lors, il semble qu’il y a autant de siècles que d’œuvres – et peut-être même plusieurs définitions du « siècle » impliqué par chaque œuvre.
Les programmes de première
8En effet, les choix faits par le Conseil supérieur des programmes lors de la réforme des programmes de 2018 ont conduit à définir des œuvres et des parcours susceptibles de rétablir un équilibre entre les différents exercices pratiqués par les élèves, et en particulier de rétablir l’équilibre entre le travail de microlecture (l’étude attentive d’une page que peut formaliser le commentaire) et le travail de macrolecture (la fréquentation et l’étude de l’œuvre que peut formaliser la dissertation). Le travail de la littérature au lycée, ainsi, passe par un travail sur l’œuvre qui la déploie dans sa totalité et son intégrité, sans la réduire à quelques morceaux choisis et à un étroit florilège de fragments privés de profondeur : le souci est bien de maintenir chez les élèves une expérience immersive de l’œuvre littéraire. Or cette expérience suppose bien la macrolecture plutôt que la microlecture – et concrètement, dès lors que le système éducatif s’organise autour d’examens qui tendent à structurer les enseignements, avec des dissertations sur œuvre et donc un programme d’œuvres (et de parcours) qui permettent de préparer plus sereinement la dissertation. Comme ce programme d’œuvres doit être renouvelé pour éviter une atrophie inquiétante du canon (la vitesse de rotation déterminant la charge de travail des enseignants), les quelques années d’existence de ces programmes font apparaître (fragmentairement), à travers un certain nombre d’œuvres et de parcours, un type de rapport à l’histoire littéraire mis en place dans les classes de lycée, et donc ce qu’est aujourd’hui, pour ces élèves, la catégorie de « siècle littéraire ».
9Selon le texte du programme :
« Les objets d’étude : Entre les bornes fixées pour chaque objet d’étude, le programme national, renouvelé par quart tous les ans, définit trois œuvres - parmi lesquelles le professeur en choisit une - et un parcours associé couvrant une période au sein de laquelle elle s’inscrit et correspondant à un contexte littéraire, esthétique et culturel. L’étude des œuvres et des parcours associés ne saurait donc être orientée a priori : elle est librement menée par le professeur. L’étude de l’œuvre et celle du parcours sont étroitement liées et doivent s’éclairer mutuellement : si l’interprétation d’une œuvre suppose en effet un travail d’analyse interne alternant l’explication de certains passages et des vues plus synthétiques et transversales, elle requiert également, pour que les élèves puissent comprendre ses enjeux et sa valeur, que soient pris en compte, dans une étude externe, les principaux éléments du contexte à la fois historique, littéraire et artistique dans lequel elle s’est écrite »
10Les œuvres et parcours qui dessinent une image de ce qui s’enseigne dans les classes de première (avec parfois des divergences, plus ou moins développées, entre classes générales et classes technologiques), publiés par plusieurs notes de services5, déclinent ainsi les quatre objets d’étude de la voie générale et de la voie technologique, en complément de ce qui s’est fait en seconde :
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La poésie du xixe siècle au xxie siècle
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La littérature d’idées du xvie siècle au xviiie siècle
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Le roman et le récit du Moyen Âge au xxie siècle
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Le théâtre du xviie siècle au xxie siècle
11Ces découpages, entre seconde et première6, visent à assurer aux élèves une circulation dans des œuvres empruntées à des époques différentes et à éviter la concentration sur un seul moment, au détriment de tout autre – c’est sans doute à une forme de présentisme qu’il s’agit de résister. De là le fait qu’à l’intérieur de chaque objet d’étude, les commissions chargées de proposer les œuvres au cabinet du ministre aient fait le choix de proposer une œuvre par siècle, chaque fois que c’était possible, afin d’étendre autant que possible l’empan chronologique explorable.
12Où en est le corpus des œuvres au programme ? Si on les classe par « siècle » (le programme les présente quant à lui par objet d’étude, et donc par genre), la liste est la suivante (sur la colonne de gauche, l’œuvre – avec parfois un découpage différent entre la section (et/ou la définition du parcours) proposée aux classes de première générale et celle proposée aux classes de première technologique ; sur la colonne de droite, l’intitulé du parcours qui doit permettre d’analyser ce qu’est chacun des « siècles » littéraires) :
xvie siècle |
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Montaigne, Essais [translation en français moderne autorisée], « Des Cannibales », I, 31 ; « Des Coches », III, 6 /Montaigne, Essais, « Des Cannibales », I, 31 |
Notre monde vient d’en trouver un autre. |
Rabelais, Gargantua (œuvre intégrale) / Gargantua, chapitres XI à XXIV |
Rire et savoir. /La bonne éducation. |
xviie siècle |
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Jean de La Fontaine, Fables (livres VII à XI) / Fables, livres VII à IX |
Imagination et pensée au xviie siècle. |
Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves |
Individu, morale et société. |
Jean Racine, Phèdre |
Passion et tragédie. |
Molière, L’École des femmes |
Comédie et satire. |
Molière, Le Malade imaginaire |
Spectacle et comédie. |
La Bruyère, Les Caractères, livres V à X /Les Caractères, livre XI « De l’Homme » |
La comédie sociale. Peindre les hommes, examiner la nature humaine. |
xviiie siècle |
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Montesquieu, Lettres persanes |
Le regard éloigné. |
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro |
La comédie du valet. |
Voltaire, L’Ingénu |
Voltaire, esprit des Lumières. |
Marivaux, Les Fausses confidences |
Théâtre et stratagème. |
Marivaux, L’Île des esclaves |
Maîtres et valets. |
Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (du « préambule » au « postambule ») |
Écrire et combattre pour l’égalité. |
Abbé Prévost, Manon Lescaut |
Personnages en marge, plaisirs du romanesque. |
xixe siècle |
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Victor Hugo, Les Contemplations, livres I à IV |
Les Mémoires d’une âme. |
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal |
Alchimie poétique : la boue et l’or. |
Stendhal, Le Rouge et Noir |
Le personnage de roman, esthétiques et valeurs. |
Jules Verne, Voyage au centre de la Terre |
Science et fiction. |
Balzac, La Peau de chagrin |
Les romans de l’énergie : création et destruction. |
xxe siècle |
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Guillaume Apollinaire, Alcools |
Modernité poétique ? |
Marguerite Yourcenar : Mémoires d’Hadrien |
Soi-même comme un autre. |
Samuel Beckett, Oh ! Les Beaux jours |
Un théâtre de la condition humaine. |
Nathalie Sarraute, Enfance |
Récit et connaissance de soi. |
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde |
Crise personnelle, crise familiale. |
Colette, Sido suivi de Les Vrilles de la vigne |
La célébration du monde. |
13Apparaissent donc vingt-six œuvres littéraires proposées au choix des professeurs, œuvres assez canoniques, associées à vingt-huit parcours ; c’est donc sur eux que portent les derniers mots de ce travail.
Vers une construction inductive des siècles ?
14Le parcours, par son articulation à une œuvre, invite à y entrer d’une certaine façon ; il propose de ce fait un certain cheminement dans une œuvre et ses alentours, et par là indique un certain massif, constitutif du siècle. Observer les différents parcours proposés dans le cadre des programmes permet ainsi de voir la façon dont nous regardons certaines œuvres emblématiques, et d’esquisser la forme que revêtent aujourd’hui les siècles littéraires pour les élèves de lycée. À défaut d’être riche théoriquement, le parcours vaut immersion dans la contingence de la fabrique de l’enseignement des lettres.
15La première observation que l’on peut faire est que les parcours réfèrent aux œuvres et aux siècles de façon très hétérogène : un seul parcours renvoie à un siècle (sur les Fables de La Fontaine) ; certains parcours sont très clairement référés, lorsque la citation tire un fil immanquable (« notre monde vient d’en trouver un autre » [Montaigne], ou « alchimie poétique : la boue et l’or » [Baudelaire] ; d’autres sont plus ouverts, comme « la comédie sociale » (La Bruyère, mais ne pourrait-ce être Beaumarchais, voire Balzac ?), « rire et savoir » (Rabelais, mais ne pourrait-ce être Molière, voire Flaubert ?), « soi-même comme un autre » (Yourcenar, mais ne pourrait-ce être Rimbaud, voire Guibert ?) Comme Borgès à la fin de son « Pierre Ménard… », on peut rêver à ce que ces parcours construiraient comme autres possibles : notre monde vient d’en trouver un autre, avec les États et empires de la lune de Cyrano de Bergerac, avec L’an 2440 de Mercier, avec Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne ; « alchimie poétique : la boue et l’or », avec La Curée ou Nana de Zola, ou avec Le Clézio et son Chercheur d’or, voire avec Bussy-Rabutin et son Histoire amoureuse des Gaules… Au-delà de la proposition ludique, on voit que la perspective n’est pas celle d’un enseignement d’histoire littéraire, mais bien plutôt d’une intrication d’enjeux culturels et historiques à des problématisations littéraires et intellectuelles.
16À suivre alors le fil chronologique des différentes œuvres pour esquisser une analyse de ces enjeux et ces problématisations, en procédant « siècle par siècle », émerge (une partie de) l’image des siècles littéraires que peuvent se faire au début des années 2020 les élèves des lycées généraux et techniques ; pour mieux la voir, il faut d’une part tenter de comprendre si l’intitulé de chaque parcours implique une idée de « siècle » (et laquelle ?) et d’autre part si les différents parcours définis à l’intérieur d’un siècle – au sens plat du terme – donnent une forme (ou des formes) de consistance à ce siècle (au sens plein que peut prendre le terme).
17Au xvie siècle, deux visages de l’humanisme apparaissent.
18Montaigne, Rabelais : deux auteurs ; et trois façons d’y cheminer : « Notre monde vient d’en trouver un autre », « rire et savoir », « la bonne éducation ».
19De façon assez sensible, les deux auteurs du xvie siècle proposés – Montaigne et Rabelais – se voient inscrits dans leur époque par le biais d’éléments proéminents du « siècle de l’humanisme » (au demeurant, en raison de l’organisation des objets d’étude du lycée, ils interviennent l’un et l’autre dans le cadre de la « littérature d’idées ») : les grandes découvertes, le savoir, l’éducation. Pour autant, la reformulation de ces thématiques n’implique pas une pure catégorie érudite d’histoire littéraire, mais ouvre la possibilité d’une interrogation que l’on espère vive pour les classes : peut-on rire et savoir, qu’est-ce qu’une bonne éducation, comment la découverte de l’autre nous transforme-t-elle ? Le siècle n’apparaît ainsi pas comme une catégorie fermée sur elle-même et la culture construite n’est pas un savoir d’ordre d’abord historique ; il s’agit plutôt d’utiliser la référence à un siècle pour en transférer les interrogations dans l’univers où vivent les élèves. C’est au fond, à trois reprises, une réflexion éthique et ouverte qui se voit engagée par les parcours proposés, faisant du xvie siècle un siècle moral.
20Le xviie apparaît comme siècle (de la) critique.
21Cinq auteurs (dont une autrice), six œuvres, sept parcours : un fabuliste et un moraliste, une romancière, deux dramaturges ; des interrogations intitulées « imagination et pensée au xviie siècle », « individu, morale et société », « passion et tragédie », « comédie et satire », « spectacle et comédie », « la comédie sociale », « peindre les Hommes, examiner la nature humaine. »
22Apparaît assez nettement le caractère structurant de ce siècle en termes de catégories littéraires d’une part, de discours porté sur le monde – et le monde social – d’autre part. Peut-être ce siècle – à défaut d’être encore le « siècle classique », ou même d’être polarisé par l’antithèse canonique du « classique » et du « baroque » – reste-t-il, même si ce n’est qu’un implicite sous-jacent, le siècle des Belles-Lettres, c’est-à-dire le moment privilégié d’une poétique des genres particulièrement structurante pour le théâtre (ce qui prend ici la forme d’une opposition de Racine et Molière) ; c’est sans doute aussi que l’entrée trop exclusivement esthétique que serait le « classique » ou le « baroque » n’apparaît pas forcément comme la plus pertinente pour des élèves qui ne sont pas des spécialistes de littérature ; c’est enfin peut-être que le fil « galant » qui permet de repenser l’histoire littéraire du siècle fait mieux valoir l’intérêt aujourd’hui de ces œuvres que le jeu binaire un peu éculé du classique et du baroque. On peut également remarquer une forme de privilège accordé à l’auteur du Tartuffe, qui fait du xviie le siècle de Molière : c’est peut-être qu’il est au point de rencontre du fil des Belles-Lettres (point d’observation générique privilégié) et d’un second fil qui lie ces différents parcours, celui d’un siècle moral.
23Un second fil peut en effet permettre de penser l’idée de siècle à l’œuvre dans ces programmes : c’est un siècle de la critique (plus même que des moralistes ) que dessinent au fond les intitulés pensée et imagination, et plus encore individu, morale et société, passion et tragédie, comédie et satire, comédie sociale, peindre les hommes, examiner la nature humaine ; dans tous les cas, les œuvres semblent interroger ce que c’est que de penser et de juger ; ces entrées mobilisent en même temps des éléments ancrés dans ce qui ne s’appelle plus le Grand siècle (en tout cas au lycée) tels que la passion, le milieu curial où l’individu s’inscrit dans et contre le monde social où il vit, la nature humaine et la diversité des hommes, et une portée plus vaste (universelle) : c’est la possibilité pour la littérature de penser le monde social par la fiction, la narration ou la moralistique qui apparaît alors comme l’enjeu souterrain mais principal de l’étude des œuvres classiques.
24Comme pour le xvie siècle, les différents parcours font valoir une certaine idée de la littérature comme machine à interroger le réel et à le penser. L’entrée séculaire permet ici de mettre en perspective ces façons de penser : soit que l’ancrage historique soit le matériau donné à penser, soit même que les outils mobilisés pour penser (écriture morale ou théâtrale, roman d’analyse…), s’ils excèdent le siècle, y trouvent un point de réglage particulièrement efficace : c’est bien le moins pour le siècle des Belles-Lettres.
25Le xviiie se construit autour des Lumières.
26Cette dimension se retrouve bien évidemment dans le « règne de la critique » qui – selon Koselleck (1979) – s’épanouit au siècle suivant. Sept auteurs (dont une autrice), sept œuvres, sept parcours : Montesquieu, Beaumarchais, Voltaire, Marivaux, Olympe de Gouges, Prévost permettent de réfléchir à des questions aussi différentes que celles du « regard éloigné », de « la comédie du valet », d’un « esprit des Lumières », des liens entre « théâtre et stratagème », des rapports entre « maîtres et valets », de ce que c’est qu’« écrire et combattre pour l’égalité », enfin aux « personnages en marge, plaisirs du romanesque ».
27Ce qui peut surprendre, c’est au fond la mise en tension des « Lumières » dans les parcours associés aux œuvres de ce siècle. Montesquieu est présent – mais le parcours dessine en fait un enjeu narratif et philosophique qui tient autant à la lignée des moralistes qu’aux enjeux proprement attachés aux « philosophes » ; certes surtout Voltaire figure dans ces programmes (pour les seules classes technologiques cependant), avec la mention du mouvement, ce qui est assez singulier (le romantisme n’y a pas plus droit que le classicisme ou le baroque) ; peut-être est-ce un juste retour des choses pour celui qui n’est pas pour rien en France dans l’idée de siècle littéraire. Reste que, autant que les Lumières, le parcours met en valeur la question de l’auteur et de son sacre, car le nom de « Voltaire » est redoublé par l’intitulé même du parcours ; c’est au fond le rapport à la langue et à l’humour qu’il incarne, l’ethos (français ?) dont il est porteur (« l’esprit »), qui viennent comme tirer les Lumières au-delà d’elles-mêmes. Enfin, à l’horizon des Lumières, la figure d’Olympe de Gouges et des combats pour l’égalité, dont on voit bien comment ils peuvent consonner avec notre présent, continue ce geste de déport du xviiie au-delà des Lumières comme phénomène historique.
28Le théâtre, comique pour ce siècle, est traversé d’enjeux sociaux, que « valets » et « maîtres » s’y rencontrent ou que les « stratagèmes » qu’il déploie attirent l’attention sur les rapports humains. C’est finalement une marginalité essentielle de la littérature – et parfois une attention approfondie de la littérature à la marge – qui fait alors la cohérence d’un xviiie siècle porteur d’un autre ordre que celui de la société, que celui réalisé du monde historique : le siècle des Lumières apparaît ici comme siècle du jeu littéraire et du combat assez joyeux pour que bascule le discours social vers un discours politique ; pour autant, c’est à une forme de prudence que conduisent ces parcours et ces œuvres, qui semblent réticents à homogénéiser trop les Lumières et font apparaître soit ce qui les lie aux siècles précédents (la comédie du valet, maîtres et valets, théâtre et stratagème, voire le regard éloigné), soit ce qui les soustrait à l’univocité idéologique.
29Le xixe siècle permet d’envisager les pouvoirs de la littérature.
30Cinq auteurs, cinq œuvres et cinq parcours dessinent un siècle qui, par le biais de la poésie et du roman, redéfinit profondément le canon littéraire : « les Mémoires d’une âme », « alchimie poétique : la boue et l’or », « le personnage de roman, esthétiques et valeurs », « science et fiction », « les romans de l’énergie : création et destruction » insistent sur la forte dimension d’invention de ce siècle.
31Les incertitudes et les puissances du lyrisme d’une part, la capacité du roman à interroger le monde et les idéologies qui le structurent apparaissent alors comme les deux axes forts du travail mené sur ces œuvres ; si la structure des programmes ne permet pas forcément déjà au siècle de manifester toute sa complexité, il n’en reste pas moins que c’est bien la redéfinition du canon par le siècle – dans l’énonciation poétique pleinement affirmée d’une part, dans le triomphe du non-genre romanesque – qui apparaît dans les différents parcours. Comme le xviie siècle (et ce parallèle n’est pas une nouveauté), le siècle apparaît comme un lieu où se clarifie la production du discours littéraire – ici selon le régime qui dure jusqu’à peut-être la fin du xxe siècle. De là des parcours qui insistent peut-être davantage que d’autres sur la constitution des formes littéraires, autant que sur ce qu’elles permettent de dire.
32Au xxe siècle, le temps est-il venu d’un trouble dans le genre ?
33Six œuvres et six parcours, du seuil du siècle (Apollinaire) à sa fin (Lagarce), et trois autrices : les différents parcours proposés à l’étude, « modernité poétique ? », « soi-même comme un autre », « un théâtre de la condition humaine », « récit et connaissance de soi », « crise personnelle, crise familiale », « la célébration du monde », proposent un vaste ensemble à l’attention des classes. Ce siècle paritaire est aussi celui d’un trouble dans le genre ; chaque parcours en effet interroge ici l’ancrage générique ou historique de l’œuvre auquel il est associé, et fait presque explicitement de l’entrée générique une question plutôt qu’une réponse. Le siècle apparaît, contre ces deux temps de définition que sont les xviie et xixe siècles, comme au-delà des genres sinon contre eux. Il apparaît aussi, à suivre ces parcours et très paradoxalement (voire un peu ironiquement) au regard des théories de la littérature autotélique particulièrement productives pendant le siècle, le moment d’une transitivité très forte, que ce soit pour s’interroger soi-même ou pour laisser place au monde (humain et naturel) dans sa beauté et sa violence.
34Dominique Fourcade, évoquant à la maison de la poésie le livre écrit avec Sophie Pailloux-Riggi et Hadrien France-Lanord, Vous m’avez fait chercher (2021), avait affirmé : je suis un homme du xxe, tout en reconnaissant que son œuvre s’est écrite au xxie siècle au moins autant qu’au xxe, que le passé ne l’intéresse pas, et que c’est bien la présence que son œuvre travaille et ne cesse de travailler ; ses deux co-auteurs au contraire insistaient sur la contemporanéité de son œuvre. L’inscription d’un auteur dans un siècle n’est pas un geste historique premier : il est peut-être au contraire toujours une façon de résumer une certaine façon de lire. Tenter de faire exister des siècles littéraires plutôt que des auteurs panthéonisés et admirables, favoriser un compagnonnage avec les œuvres qui, les inscrivant dans leur siècle, les rende contemporains des élèves, c’est peut-être l’idéal à poursuivre dès lors qu’on met en œuvre une histoire littéraire à destination du plus grand nombre, massifiée en somme, qui pour autant ne cède pas à la tentation du grand récit.
35À cet égard, les parcours apparaissent bien comme ce qui doit permettre aux œuvres d’être en même temps de leur siècle – contre le présentisme narcissique qui ne voit dans les œuvres du passé qu’un prétexte à rester dans le présent – et du siècle des élèves – a contrario d’une visée érudite peu pertinente sans doute dans le secondaire. Il sont ainsi le moyen pour que les œuvres puissent « occup[er] dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace », pour détourner les mots de Proust à la fin de la Recherche (1927, p. 261) : ils apparaissent ainsi comme une sorte de diffraction de l’idée de siècle ; mais c’est aussi que le siècle où l’œuvre est présente n’est pas sa seule époque, parce qu’un siècle continue à résonner dans ceux qui se souviennent de lui, fût-ce inconsciemment : les œuvres charrient les questions qui les ont vu naître et dont la familiarité et l’actualité s’amplifient de ne pas perdre tout à fait leur origine. Elles ont un présent étendu, elles vivent dans un présent qui ne passe pas – pas toujours, ou pas inévitablement.