Colloques en ligne

Julien Currat

Esthétique des dialectiques et communisme de la vie. Essai sur les arts et les écologies (XIXe-XXIe siècles)

Æsthetics of dialectics and communism of life. Essay on arts and ecologies (19th-21st centuries)

C’est toujours la vieille histoire. D’abord, on fait des abstractions des choses sensibles, et ensuite, on veut les connaître par voie sensible, on veut voir le temps et flairer l’espace. (Engels, [1925] 1968, p. 238)

1Cette contribution présente et miniaturise sous forme d’article une thèse de doctorat éponyme en cours de rédaction à l’Université de Lausanne. Le texte qui suit se structure et se calque donc sur les trois principaux moments de ma recherche, correspondant aux trois chapitres centraux de la thèse, chapitres dans lesquels je soumets à chaque fois une proposition ou hypothèse de travail.

2De façon très générale, le point de départ et d’arrivée du propos est la crise environnementale actuelle, et les implications de cette dernière sur nos manières de concevoir et de pratiquer le monde, la nature et nous-mêmes. Si comme le dit Marx dans un autre contexte dans les Théories sur la plus-value de 1861-63, « la crise est l’établissement par la force de l’unité entre des moments promus à l’autonomie » (Marx, [1905-1910] 1976, p. 612), alors la crise environnementale ou écologique peut être vue comme l’évènement rétablissant de force l’unité entre, de manière globale, l’humain ou la société et la nature, moments ou éléments devenus historiquement pensés et pratiqués comme autonomes, indépendants.

3Dans les arts et les humanités, cette entrée dans l’anthropocène a ainsi donné lieu à une mise en cause profonde des récits, images, théories et pratiques en bref de la modernité occidentale, conçue comme temps et lieu de la séparation de ce qui est essentiellement un. Si les autres récits, images, théories et pratiques de la nature, de la société et de l’humain — passés ou futurs, actuels ou potentiels — sont les objets mêmes de ce colloque, je m’y inscris en souhaitant pour ma part explorer les possibilités d’une approche dialectique et matérialiste de ces questions, approche qui nous semble n’avoir encore que très peu rencontré les arts en particulier.

4Le but de ma recherche est donc de dire et faire dialectiquement la nature, avec l’aide d’un cadre théorique et d’un corpus artistique. La thèse se situe entre, et articule ainsi, d’une part, un certain renouveau, depuis le début des années 2000, du matérialisme dialectique dans les perspectives éco-marxistes ou éco-socialistes en général, et d’autre part, un certain renouveau également, depuis le même moment, de l’histoire de l’art dans les perspectives que l’on peut rassembler sous le terme d’histoire écologique ou environnementale de l’art. Il s’agit alors de faire dialoguer et fructifier ces deux formations, avec la volonté d’amener de l’esthétique dans le matérialisme dialectique, où elle est relativement absente, et réciproquement, d’amener de la dialectique dans l’esthétique et l’histoire de l’art, où elle est relativement absente également, du moins aujourd’hui. Le tout avec le souhait et l’espoir sous-jacents de comprendre notre condition contemporaine de rupture, et dès lors de continuer à forger d’autres « propositions de mondes », comme l’écrit Jérôme Meizoz dans la présentation du colloque, afin que cette rupture en cours ne soit pas définitive.

1. Le matérialisme dialectique comme programme de recherche

5Dans son Anti-Dühring paru en 1878, Engels écrit : « les arbres l’empêchent de voir la forêt » (Engels, [1878] 2007, p. 35). Par cette métaphore écologique, Engels conclut en fait un long passage, dans lequel il détaille et critique cette chose dont la vue de la forêt est obstruée par sa focalisation sur les arbres, et cette chose est en l’occurrence ce qu’il appelle « la manière de voir métaphysique ». Engels écrit que ce qui caractérise cette manière de voir métaphysique est que : « devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, leur devenir et leur périr ; devant leur repos, leur mouvement » (Engels, [1878] 2007, p. 35). Cette manière de voir, ou ce mode de pensée, métaphysique, Engels l’associe et le conçoit comme le produit philosophique du développement de la science moderne de la nature, à partir de la seconde moitié du XVe siècle, science dont la méthode reposait fondamentalement sur : « la décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées » (Engels, [1878] 2007, p. 34). S’il s’agissait là des conditions nécessaires ayant permis les « progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature », Engels ajoute :

Mais cette méthode nous a également légué l’habitude dappréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. (Engels, [1878] 2007, p. 34)

6À partir de la modernité, la science de la nature et la pensée métaphysique qui l’accompagne ont donc selon Engels construit une vision du monde qui, pour reprendre la métaphore écologique du début, laissait hors d’appréhension la forêt comme un tout interconnecté, au profit de la concentration exclusive sur l’individualité des arbres. Si Engels considère cette vision comme un moment, une étape fondamentale dans le développement de la connaissance, il affirme qu’avec le XIXe siècle et certaines de ses découvertes scientifiques majeures — notamment la théorie de l’évolution de Darwin en 1859 — cette manière de voir, bien que persistante, a atteint ses limites et se perd en des contradictions insolubles. Pour voir la forêt plutôt que les arbres, ou plus exactement pour voir la forêt et les arbres, dans leur unité et leur différence, dans leur action réciproque, il faut adopter une manière de voir et un mode de pensée ayant pour prémisse et fondement que, comme il l’écrit dans son Ludwig Feuerbach paru en 1886 : « le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus » (Engels, [1886] 2014, p. 136). Cette manière de voir et de penser le monde, comprenant des dimensions ontologiques, épistémologiques et pratiques, c’est ce que nous proposons d’entendre d’une façon très générale sous le terme de matérialisme dialectique.

7Cette contribution débute par ces quelques citations d’Engels afin d’illustrer ce que sera en partie le premier chapitre, la première proposition et hypothèse de ma recherche, soit la pertinence de ce cadre théorique dans les discussions contemporaines autour de l’impératif écologique. Il nous semble, pour le dire brièvement, que cette insistance sur les processus et les connections dans la nature, sur le caractère vivant, évolutif, historique et relationnel du monde, par conséquent aussi sur l’inscription objective de l’humain et de la société au sein de ce dernier, et ce précisément déjà contre toute pensée et science modernes des choses et des catégories comme fixes, isolées et abstraites ; il nous semble que ceci résonne sensiblement avec le mode de pensée et la tonalité générale des réflexions en lien avec la crise écologique, et en ce sens on suppose que cette approche pourrait ainsi y contribuer, avec ses spécificités propres.

8Maintenant, conscients de l’histoire du terme que nous reprenons, précisons notre propos. Il ne s’agira bien sûr pas dans la thèse du matérialisme dialectique dans sa version fossilisée et dogmatique stalinienne. Mais il ne s’agira pas non plus de suivre partout Engels (et Marx) de façon non critique. En nuançant les citations qui vont suivre, disons d’emblée que nous ne considérerons pas la dialectique matérialiste comme une science, que nous ne considérerons pas qu’elle puisse ainsi formuler des lois et ériger de quelconques critères, et que nous ne parlerons d’ailleurs pas de la dialectique, matérialiste, au singulier, mais des dialectiques, d’une multiplicité de dialectiques au pluriel, ou bien encore du dialectique, de la dialecticité (Sève, 1998, p. 104-05).

9On propose de prendre le matérialisme dialectique comme un programme de recherche ouvert et inachevé, dont la fonction est avant tout heuristique et critique, programme dont la cohérence repose sur un réseau de catégories et sur un certain nombre de postulats ontologiques, épistémologiques et pratiques. En prenant appui sur les travaux récents du philosophe français Lucien Sève et du sociologue américain John Bellamy Foster entre autres, on peut définir le matérialisme dialectique comme étant l’articulation philosophique d’une conception matérialiste de la nature et de l’histoire à la forme ou à la méthode dialectique héritée de Hegel ; articulation qui s’élabore donc dans les œuvres de Marx et d’Engels, bien que le premier n’ait jamais utilisé l’expression en tant que telle et le second que tardivement. Un des aspects centraux de cette approche, et certainement celui dont l’histoire postérieure a été la plus mouvementée, est la proposition d’une dialectique de la nature, c’est-à-dire la suggestion que le dialectique n’est pas seulement valable dans et pour l’histoire humaine et sociale (c’est là en bref le matérialisme historique), mais bel et bien également valable dans et pour la nature elle-même, dont l’histoire humaine et sociale est alors conçue comme une partie, une forme émergente en son sein. Le matérialisme dialectique noue donc une conception matérialiste et dialectique de l’histoire à une conception matérialiste et dialectique de la nature en général (Foster, 2020, p. 231). Engels écrit et résume cela en disant : « en fait la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée » (Engels, [1878] 2007, p. 178). En suivant Sève, on peut dire qu’on passe ici d’une dialecticité restreinte et idéaliste de l’esprit chez Hegel, à une dialecticité générale et matérialiste du réel dans son ensemble chez Marx et Engels (Sève, 1998, p. 221-22).

10Dans son projet de livre intitulé Dialectique de la nature, projet laissé inachevé et à l’état fragmentaire à la mort de Marx en 1883, Engels propose donc simplement de voir : « la dialectique comme science de la connexion universelle » (Engels, [1925] 1968, p. 25). Maintenant, au moins deux postulats ontologiques, matérialistes, sous-tendent et permettent cette conception, soit que premièrement : « l’unité réelle du monde consiste en sa matérialité » (Engels, [1878] 2007, p. 62) ; et que deuxièmement : « le mouvement est le mode d’existence de la matière » (p. 80). Le monde est en somme une unité dynamique matérielle. À partir de là, pour rendre compte de la différence dans l’identité, de l’émergence du multiple dans l’unité, Engels énonce comme une des idées centrales du matérialisme dialectique la notion de formes de mouvement de la matière. Le mouvement de la matière, ce qu’il appelle aussi parfois l’énergie, existe ainsi objectivement sous une multiplicité de formes, formes qui sont dans des relations de constitution et d’action réciproque, et qui en ce sens se trouvent dans des rapports à la fois de continuité et de discontinuité, en un mot dans des rapports dialectiques. Afin de saisir conceptuellement le procès de ces formes de mouvement, de cette dialecticité générale du réel en ses divers assemblages, Engels convoque et reprend les catégories classiques de la dialectique hégélienne et note :

Lois principales : conversion de la quantité en qualité, — pénétration réciproque des contraires polaires et conversion de l’un en l’autre quand ils sont poussés à l’extrême, — développement par contradiction ou négation de la négation, — forme spirale du développement. (Engels, [1925] 1968, p. 25)

11En résumé cette perspective, qui est à la fois non-mécaniste, non-dualiste et non-idéaliste, fondamentalement relationnelle, permet à notre sens de rendre compte, premièrement, de l’intelligence, de l’agentivité et de l’autonomie de la nature à travers une multiplicité de dialectiques locales et de formes de mouvement de la matière ; deuxièmement, de l’unité ontologique matérielle de l’humain et de la société et de la nature à travers une conception de l’être humain social comme pars naturae, partie de la nature (Fischbach, [2005] 2014, p. 39) ; et enfin troisièmement, de la rupture écologique actuelle à travers la possibilité de l’émergence de contradictions réelles ou de crises. Nous envisageons donc dans la thèse le matérialisme dialectique à la fois comme un moment de l’histoire de la pensée écologique, et comme une approche plus que jamais fertile aujourd’hui pour appréhender notre condition.

2. Pour une esthétique des dialectiques

12Dans le deuxième chapitre du travail, nous basculons du côté de l’histoire de l’art et nous tentons d’élaborer une esthétique des dialectiques, comme deuxième proposition et hypothèse de recherche, à partir d’un corpus d’œuvres allant du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Il ne s’agit pas ici de découvrir ou de dégager une nouvelle « esthétique perdue » (Rose, 1984) chez Marx ou Engels, mais bien de faire l’hypothèse qu’au cours de la période contemporaine, et indépendamment de tout ancrage ou revendication dialectique, l’art ou les arts ont, dans de multiples œuvres et cas singuliers, rendu particulièrement sensible cette dialecticité générale à l’œuvre dans la nature et le monde, et y ont de même participé. Le principal précédent historique à cette proposition est sans doute la notion d’image dialectique qui parcourt l’œuvre de Walter Benjamin, mais cette dernière concernait surtout les dialectiques temporelles historiques et sociales. Nous prendrons donc l’image dialectique de Benjamin, dans toute sa complexité, également comme un programme de recherche ouvert et inachevé, comme un fragment à étendre, et essayerons de la reconsidérer à l’aune de l’ensemble des dialectiques et de l’écologie. Cette esthétique des dialectiques que l’on souhaite circonscrire s’inscrit dans l’histoire des dialogues entre les arts et les écologies à la période contemporaine, et ainsi globalement on l’a dit dans une histoire écologique ou environnementale de l’art. Dans les limites de cet article, nous présentons maintenant deux œuvres de notre corpus, deux exemples de ce que nous aimerions nommer esthétique des dialectiques.

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Fig. 1 : Marcel Duchamp, 3 Stoppages étalon, 1913-14/1963, 151.5 x 196 x 93 cm, Moderna Museet, Stockholm. © Association Marcel Duchamp / 2023, ProLitteris, Zurich, Photo : Åsa Lundén / Moderna Museet

13La première œuvre (Fig. 1) est peut-être surprenante, ce n’est en effet certainement pas celle qui nous vient à l’esprit en premier lorsque l’on pense à la nature et à ses mouvements. Mais Marcel Duchamp expérimente pourtant ici une des plus fondamentales dialectiques de la nature, parcourant cette dernière aussi bien aux niveaux physique et chimique qu’au niveau biologique de l’évolution elle-même, en l’occurrence il s’agit de la dialectique entre la nécessité et la contingence. Le protocole expérimental-artistique de Duchamp est le suivant : lâcher ou faire tomber d’un mètre de hauteur, trois fils droits et horizontaux d’un mètre de longueur, sur trois étroites bandes de toile, recueillir ensuite le résultat de l’expérience en fixant les trois fils déformés par la chute sur les bandes de toile (Molderings, 2007, p. 13). L’objectif étant de produire, comme Duchamp l’écrit dans ses notes rassemblées dans la Boîte verte de 1934 : « du hasard en conserve » (Duchamp, [1975, 1980] 2008, p. 69). Pour être succinct et aller à l’essentiel, on peut dire que dans cette œuvre, la chute, donc la pesanteur, donc la loi de la gravité en physique, aussi bien que le mètre, l’unité de mesure, l’étalon normatif et la loi géométrique de la droite comme plus court chemin entre deux points, tout cela représente la catégorie de la nécessité, ou du déterminisme. À l’opposé, ou plutôt à partir de l’intérieur de ces conditions, la déformation du fil droit dans sa chute, triplement répétée, les différents résultats courbes ainsi obtenus et leur fixation et transformation en de nouveaux mètres-étalon, tout cela représente la catégorie de la contingence, de la chance ou du hasard. Comme l’écrit de façon humoristique Duchamp, l’œuvre nous fait alors passer du « régime de la pesanteur » avec un « ministère des coïncidences », au « régime de la coïncidence » avec un « ministère de la pesanteur » (p. 69). On change de régime. De la nécessité est né du hasard et du hasard est née une nouvelle et possible nécessité. Ce que cette œuvre rend sensible, c’est l’objectivité, la « mécanique » comme il le dit dans ses notes, du hasard, c’est-à-dire la nécessité de la contingence, et partant, la contingence de la nécessité. C’est ainsi un exemple de ce qu’il appelle ailleurs dans ses notes dans une formule toute dialectique : la « Cointelligence des Contraires » (p. 358). Dans la nature, expérimentée ici au niveau ou dans la forme principalement physique du mouvement de la matière, nécessité et contingence ne s’excluent pas, mais au contraire s’interpénètrent dans une unité dialectique évolutive. Engels écrit à ce propos : « identité et différence — nécessité et contingence — cause et effet — tels sont les principaux contraires qui, considérés isolément, se convertissent l’un en l’autre » (Engels, [1925] 1968, p. 218). Nous lisons ainsi cette œuvre comme une manifestation esthétique de cette dialecticité générale et objective de la nature1, ici dans sa dialectique locale entre nécessité et contingence, dialectique dont l’exploration scientifique au début du XXe siècle par Henri Poincaré notamment — dont on sait qu’il est l’une des sources théoriques principales de Duchamp (Molderings, 2007, chap. VI) — donnera lieu à ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie du chaos, la théorie de la complexité, ou la théorie des systèmes dynamiques non linéaires (Sève, 2005). Continuons notre argument avec la seconde œuvre (Fig. 2).

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Fig. 2 : Martin Johnson Heade, Orchidée et colibri près d’une cascade de montagne, 1902, huile sur toile, 38.2 x 51.5 cm, Carmen Thyssen Collection, Madrid. © Carmen Thyssen Collection

14Après des voyages à la découverte de la nature de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, le peintre américain Martin Johnson Heade entreprend à partir de 1870 la réalisation d’une série de tableaux représentant des orchidées et des colibris sur fond de forêts tropicales. Si cette toile est très tardive (1902), l’essentiel de la série date des décennies 1870 et 1880, décennies qui voient l’émergence de nombreux travaux et notions écologiques, comme la biocénose de Karl Möbius, le microcosme de Stephen A. Forbes, ou encore la biosphère d’Eduard Suess, qui sera reprise plus tard par Vladimir Vernadsky avec le succès qu’on lui connait (Deléage, [1991] 1994). Ces deux décennies correspondent aussi aux années de recherche, de rédaction, et parfois de publication des textes d’Engels que l’on a cités. L’historienne de l’art française Estelle Zhong Mengual a récemment proposé de voir cette série de Heade comme des représentations de la coévolution, en l’occurence ici de la coévolution entre orchidées et colibris (Zhong Mengual, 2021, p. 199). La coévolution étant la constitution des espèces par leurs relations et actions réciproques, elle peut ainsi être vue comme une dialectique naturelle de l’identité et de la différence. La relation de coévolution entre orchidées et colibris remonte à 15 millions d’années environ. Sans entrer dans les détails, disons simplement qu’à cause principalement de l’impossibilité pour l’orchidée de se reproduire de façon autonome, elle est devenue ce qu’elle est par la médiation d’un autre corps, le colibri, et réciproquement, le colibri est devenu ce qu’il est par l’intermédiaire de l’orchidée qui le nourrit. Avec le même pigment rose utilisé pour la fleur et pour le cou du colibri, ce que nous montre alors cette œuvre, ce qu’elle rend sensible à travers la relation de ces deux espèces, c’est que « l’identité contient en soi la différence » (Engels, [1925] 1968, p. 216-17). Ou, comme le dit cette fois-ci Marx dans les Manuscrits de 1844 : « un être qui n’a pas sa nature en dehors de lui n’est pas un être naturel, il ne prend pas part à l’être de la nature » (Marx, [1932] 2007, p. 166). Ce tableau de Heade, et la série toute entière, ont véritablement pour objet la codépendance évolutive de l’orchidée et du colibri, et témoignent ainsi, cette fois-ci au niveau biologique du mouvement de la matière, de l’unité des contraires, de l’identité dans la différence et de la différence dans l’identité, de l’interconnection universelle et objective qui est au cœur de la dialectique matérialiste.

15Dans les limites de cet article, nous avons pris ici un exemple au niveau de la physique et un exemple au niveau de la biologie, mais il s’agit bien sûr tout autant, dans cette esthétique des dialectiques que la thèse propose, d’explorer les formes humaines et sociales du mouvement, jusqu’à la dialectique la plus critique et antagonique aujourd’hui, la dialectique entre le capital et la nature.

3. Vers un communisme de la vie

16Dans le troisième chapitre du travail, nous souhaitons réunir les deux précédents autour de l’idée d’un communisme de la vie, comme troisième proposition et hypothèse de recherche.

17Dans une lettre datée du 30 mai 1873, Engels énonce à Marx les « idées dialectiques » qui lui sont venues « ce matin au lit à propos des sciences de la nature » (Engels, [1925] 1968, p. 10). Après avoir exposé les principes généraux de ces idées dialectiques et montré leur pertinence pour les formes mécaniques, physiques et chimiques du mouvement de la matière, Engels passe à la forme biologique du mouvement et écrit : « L’organisme. Sur ce point, je ne me hasarderai pour l’instant à aucune dialectique » (p. 10). Si en 1873 Engels se montre prudent sur la dialecticité de la nature à son niveau biologique, ce n’est pas qu’il l’exclut, mais bien que au contraire, comme il le dit à la toute fin de la lettre et à propos de l’ensemble du projet, : « l’élaboration demandera encore beaucoup de temps » (p. 10). Ce temps, il ne l’aura en définitive jamais complètement eu. Mais dans les fragments inachevés de sa Dialectique de la nature et ailleurs s’esquisse une conception dialectique et matérialiste de la vie, basée sur la relationnalité et la finitude, que nous souhaitons reprendre et développer pour formuler la proposition d’un communisme de la vie comme philosophie et politique en réponse à la rupture écologique de l’anthropocène. Nous rejoignons et nous nous appuyons ici sur le mouvement de relecture et de renouvellement du communisme à l’aune de l’écologie, présent dans le marxisme écologique depuis plusieurs années maintenant, entre autres récemment dans les travaux du chercheur français Paul Guillibert (Guillibert, 20212), et du philosophe japonais Kohei Saito (Saito, 2022). Notre proposition dans ce troisième chapitre contribue, à notre connaissance de façon inédite, à ce mouvement en partant en premier lieu des textes d’Engels et de sa dialectique de la nature conçue comme un programme de recherche ouvert à actualiser.

18Puisque la crise environnementale met avant tout en péril la vie ou les vivants, notre argument se concentre ici sur les formes biologiques du mouvement afin de suggérer, avec l’aide de recherches scientifiques anciennes et récentes, que la vie n’existe et n’est possible qu’en commun. En écho aux beaux passages de Marx dans ses Manuscrits de 1844 sur la nature comme corps propre non organique de l’homme (Marx, [1932] 2007, p. 122), et à son concept écologique de « métabolisme entre l’homme et la nature » notamment (Marx, [1867] 2022, p. 181), Engels avance que l’élément essentiel qui caractérise le mode d’existence des corps vivants « consiste en l’échange permanent de substances avec la nature extérieure qui les environne, tandis qu’avec la cessation de cet échange de substances la vie s’arrête aussi » (Engels, [1925] 1968, p. 310). Unité dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, du sujet et de l’objet, du mouvement et de l’équilibre, Engels écrit alors que « la vie […] consiste donc avant tout en ceci qu’à chaque instant, il [le corps vivant] est lui-même et en même temps un autre » (Engels, [1878] 2007, p. 108). Dans cette perspective, il peut en fin de compte noter et affirmer : « Individu. Ce concept lui aussi s’est résolu en éléments tout à fait relatifs » (Engels, [1925] 1968, p. 314). Ou encore : « Identité abstraite […], également inapplicable dans la nature organique » (p. 216).

19En s’appuyant sur les sciences naturelles de son temps, Engels ébauche une conception dialectique et matérialiste du phénomène de la vie, de son existence comme de sa genèse et de son devenir. Avec Marx, ils formulent ensemble à notre avis un principe fondamental pour notre condition contemporaine, soit que la vie est ontologiquement et objectivement un processus dialectique, et partant qu’elle ne peut en effet exister que de façon symbiotique ou commune, symbiotique ou commune entre les vivants, et symbiotique ou commune entre les vivants et l’ensemble des conditions inorganiques de la Terre. Nous avons utilisé ici le terme « symbiotique » à dessein. Bien qu’à notre connaissance ils n’aient jamais fait référence dans leurs œuvres au concept scientifique de « symbiose », dont la naissance entre 1877 et 1879 leur est néanmoins contemporaine, nous aimerions rapprocher, dans ce troisième chapitre, la vision dialectique de la vie, de l’évolution et de l’individu d’Engels et Marx avec les recherches et théories scientifiques sur la symbiose en biologie (Sapp, 1994). Nous ne pouvons développer dans cet article le contenu et les détails de ce propos. Disons simplement que depuis leur origine au XIXe siècle jusqu’aux recherches récentes, par exemple, du biologiste américain Scott F. Gilbert (Gilbert, Sapp et Tauber, 2012) et du philosophe de la biologie français Thomas Pradeu (Pradeu, 2009), en passant par les travaux célèbres de la microbiologiste américaine Lynn Margulis (Margulis, Sagan, [1986] 2022), les diverses théories de la symbiose ont montré que le vivant naît, évolue et perdure par l’association d’éléments ou d’organismes hétérogènes, différents, et qu’il crée au cours de ce processus des propriétés nouvelles, émergentes, à chacun des niveaux ou à chacune des formes de son organisation. Comme Sève a pu le faire avec la physique quantique entre autres, ou Foster avec la rupture écologique elle-même, nous suggérons que ces observations rassemblées sous le concept de « symbiose » soutiennent et donnent de la matière au postulat ouvert par Engels et Marx d’une dialecticité générale et objective dans la nature, et à la pertinence des catégories dialectiques (unité des contraires, passage de la quantité à la qualité, contradiction, etc.) pour saisir ce mouvement. En complément de la voie sensible offerte par une esthétique des dialectiques, nous mobilisons donc aussi les sciences pour nourrir, amplifier et imaginer la possibilité d’un communisme de la vie. Maintenant, nous disons « possibilité » à nouveau à dessein, car si les formes de mouvement ou les niveaux d’organisation de la matière s’enchaînent et se trouvent dans une unité, ils sont en même temps irréductibles les uns aux autres. En d’autres termes, disons avec netteté qu’aucune transposition directe n’est possible entre eux, en l’occurrence pour nous ici aucune transposition directe n’est envisageable du biologique (symbiose) au social (communisme de la vie) et inversement. Discontinuité du continu, le matérialisme dialectique adéquatement compris empêche toute forme de réductionnisme, cet écueil profond contre lequel Engels et Marx n’auront eu de cesse de mettre en garde, par exemple à propos des conclusions sociales tirées de la théorie de l’évolution (1859) de Darwin (Engels, [1925] 1968, p. 316-17).

20Il n’y a donc aucune nécessité naturelle, et aucune nécessité historique aussi d’ailleurs, à l’éclosion d’un communisme de la vie. Bien au contraire, la contradiction réelle de la crise écologique atteste tristement que la « coappartenance essentielle de l’homme et de la nature » (Marx, [1932] 2007, p. 155) n’exclut en rien leur possible séparation relative, et qu’ainsi cette « coappartenance essentielle » doit avant tout être pensée comme une unité contradictoire en perpétuel mouvement, à renégocier et à réinventer en fonction des différentes conditions et configurations historiques. Un communisme de la vie ne pourra être alors que l’œuvre et le fruit d’un travail individuel et collectif, d’une lutte sociale et politique, d’un « mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel » (Engels, Marx, [1932] 2022, p. 33), en vue de « l’établissement d’une société reposant sur la propriété commune de la terre et des moyens de production » (Engels, [1878] 2007, p. 166). Une société qui souhaite et demande que :

la terre soit consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, [comme] la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série des générations successives (Marx, [1894] 1976, p. 735).

21Pour conclure, nous puisons dans ce travail dans les arts et les sciences de l’époque contemporaine, d’une part dans le but d’alimenter ces programmes de recherche que sont pour nous le matérialisme dialectique en général et la dialectique de la nature en particulier, et d’autre part dans le but de rendre sensible et plausible cette idée d’un communisme de la vie, d’en faire une possibilité réelle et objective, concrète. Nous rejoignons donc ici une certaine tendance utopique, à la fois présente et critiquée chez Marx et Engels (Rismal, 2023, chap. 1), qui nous semble nécessaire aujourd’hui afin d’imaginer et de construire une nouvelle relation métabolique entre l’humain social et la nature, cette fois-ci durable, pour que cesse enfin « la pure et simple aliénation de tous les sens » (Marx, [1932] 2007, p. 149), pour que cesse enfin l’aliénation de l’humain social avec la nature et avec lui-même. Et surtout pour que cette cessation ne soit pas le fait d’une extinction ou d’un effondrement, mais bien d’une révolution sociale, sensible, et sensée.