Les paysages atmosphériques. Parcours vers la nature artificielle à travers Untilled de Pierre Huyghe
1Qu’est-ce que le paysage ? Sa définition – même si elle est restreinte à une délimitation minimale – lui confère souvent une apparence inactuelle ou obsolète, tributaire des tableaux romantiques liés à une esthétique du sublime. C’est celle d’un horizon où la vie humaine n’apparait que par traces au milieu d’une nature triomphante, en lisière d’une forêt verdoyante ou suspendue face à la force océanique. Nous entrevoyons par là le dynamisme antithétique qui anime cette catégorie esthétique la situant entre l’humain et le naturel : « un point de vue oblique, intermédiaire entre horizontale et verticale » sur une portion de territoire caractérisée par une végétation sauvage qui renvoie à des imaginaires d’une nature « à la fois limitée et ouverte » (Balibar, 2015, p. 134), inaltérée et intacte.
2Georg Simmel, dans un court texte sur le paysage publié en 1913, y voit l’expression d’un rapport à la nature qui se construit durant la modernité. Or, déjà dans ce contexte, il est possible d’observer un mouvement contraire qui le fragilise. Pour le restituer ne suffisent que quelques exemples épars. D’abord le développement urbain qui fait surgir des agglomérations stationnaires où l’horizon est désormais truffé de gares et d’usines. Le regard y chemine aussi, tout comme il a pu se perdre dans l’eau tournillante et les branches d’arbre. Nous pensons au flâneur benjaminien pour lequel « la ville familière se meut […] en fantasmagorie » qui est tout aussi un « paysage » (Benjamin, 1989, p. 54). D’après Béla Balázs c’est le film (au sens large) qui exprime au mieux le paysage urbain parce qu’il arrive à enregistrer et à projeter son visage « hostile [feindselige] » ou « amical [freundlich] » (Balázs, [1948] 2011, p. 113 et pour la version allemande Balázs, [1948] 1961, p. 96 et 97). Face à cela, la nature semble disparaître ou du moins se transformer, devenant autre qu’intacte et inaltérée. Le paysage se précise alors comme lieu d’une rencontre entre « simple déterminisme naturel » et « intention humaine créatrice », c’est-à-dire « le produit à la fois d’agents naturels et d’agents humains » (Balibar, 2015, p. 63-64) : le naturel s’hybride à l’humain, désormais artificiel.
3Le développement d’une conscience écologique enfin tisse les liens entre la production capitaliste – « devenu[e] coextensi[ve] à la Terre » (Fressoz, 2016, p. 45) – et les transformations profondes des cycles naturels. C’est ainsi que l’apparence intacte d’un lieu inexploré peut s’ouvrir à la présence – quoiqu’indirecte – de l’humain : les mouvements atmosphériques des pluies acides ou des nuages radioactifs sont les signes de cette contamination. Et même les représentations de ces lieux par des appareils photographiques (aussi, au sens large) rappellent que leur présence technique est aussi présence humaine.
4Faut-il donc abandonner cette catégorie esthétique qui ne semble plus rien dire sur la nature qui l’informe ou enferme ? Aujourd’hui les dichotomies qui ont engendré le paysage s’exacerbent, brouillant la frontière entre naturel et artificiel pour les mettre davantage en relation1. Le paysage devient belvédère qui s’ouvre sur une ville tout comme le travail artistique qui le transforme, avec des coulées d’asphalte – nous pensons à Asphalt Rundown de Robert Smithson (1969) – ou en fissurant ses reliefs – comme le fait Michael Heizer avec son Double Negative (1969-1970). Ainsi que devient donc le paysage ? Comment le restituer à son dynamisme contemporain sans en écraser l’histoire tout en tâchant de dépasser cette contradiction thématique entre nature et artifice qui ne lui sied plus ? L’esquisse d’une réponse qui constitue cette contribution exige un détour génétique permettant de projeter la complexité de l’objet dans son historiographie. Parmi les conceptualisations possibles, nous avons retenu celle qui fait du paysage un lieu atmosphérique dans la mesure où, comme nous le montrons, elle contribue à lever la contradiction.
Genèse du paysage – une réalité artistique avant d’être géographique
5La notion de paysage est moderne ; son existence langagière est attestée à partir du Quattrocento mais désigne d’abord l’objet représenté – par le tableau – pour n’identifier que plus tard la portion de territoire géographique réelle. En effet, les langues néo-romaines utilisent, à partir de la fin du Quattrocento et de la première moitié du Cinquecento, des mots dérivant de la racine « pays » pour indiquer non pas le lieu réel mais celui représenté de la peinture de paysage. C’est dans les langues germaniques que le chemin est inverse avec les termes landschap ou landschaf qui indiquent d’abord une portion de territoire – souvent compris comme territoire habité – et qui, à partir du Cinquecento, désignent aussi des formes picturales (D’Angelo, 2010, p. 13-14). Cet héritage persiste dans la première édition de L’Éncyclopédie de Diderot et D’Alembert (1751) où l’occurrence du paysage est associée au « genre de peinture qui représente les campagnes & les objets qui s’y rencontrent » où il est possible de représenter « des sites incultes & inhabités, pour avoir la liberté de peindre les bizarres effets de la nature livrée à elle-même, & les productions confuses & irrégulieres d’une terre inculte » (D’Alembert et Diderot, 1967, t. 12, p. 212). On constate dès les origines qu’une bifurcation symbolique anime cette catégorie qui tantôt vise une portion de territoire naturel sauvage, tantôt cette portion en tant qu’elle peut être habitée ou, du moins, parcourue et ainsi domestiquée. Or, cette bifurcation est masquée par une autre tension : le paysage concerne la représentation, ce qui active les enjeux mimétiques liés au référent qui est présent pour être représenté dans un dynamisme qui fait du tableau une image, un virtuel qui n’est pas le réel – statut auquel appartient le référent – tout autant artificiel. La naturalité ou l’artificialité du paysage sont ainsi prises aussi dans un deuxième jeu antithétique qui concerne leur existence matérielle.
6Cette double bifurcation installe des ruptures et donc des tensions dans ce que l’historiographie retient comme contenu de la notion de paysage. Sans prétendre à l’exhaustivité, trois voies nous sont apparues exemplaires. La première direction dessine une topographie naturaliste des paysages : Justine Balibar, par exemple, se concentre sur la dimension de déambulation et de la promenade, donc du mouvement par lequel un paysage est traversé, en faisant certes une vision oblique mais qui se déplace et s’enrichit pas après pas (Balibar, 2018 et 2021). Il en va de même pour le principe des walkscapes de Francesco Careri (Careri, 2006). Rosario Assunto propose, quant à lui, une esthétique du paysage au sens du beau, née dans une « metaspazialità [métaspatialité] » (Assunto, 2006) articulée entre expérience du fini et de l’infini – ce qui peut nous mettre sur les traces d’une survivance du sublime. La seconde des trois voies que nous proposons d’explorer est celle qui fait du paysage l’expression matérielle d’un surgissement culturel aux formes diverses : Augustin Berque nous parle en ce sens d’une « raison paysagère » (Berque, 1995, p. 34), d’une culture qui s’irradie dans ses représentations linguistiques, littéraires, picturales et jardinières2. Alain Roger conçoit un processus d’« artialisation » (Roger, 1997, p. 16) par lequel l’appréciation esthétique est médiatisée par les formes artistiques et culturelles. L’esthétique environnementale cognitiviste semble s’opposer à ce courant en prônant l’oubli du paysage naturel en faveur de ses codes picturaux qui le construisent – « effets de perspective, ligne d’horizon, cadrage panoramique » (Zhong Mengual, Morizot, 2018, p. 88). Pour Allen Carlson, la tradition picturale du paysage empêche de le saisir « pour ce qu’il est en lui-même et pour les qualités qui sont les siennes » (Carlson, 2015, p. 66), à savoir les formes et les processus vitaux qui en sont constitutifs. Il propose ainsi de concevoir le paysage sur un « modèle de l’environnement naturel » basé sur « des connaissances scientifiques » (Carlson, 2015, p. 78). Il nous semble toutefois inévitable que ce mode d’appréciation et d’identification, proprement parce qu’il se focalise sur sa réalité scientifique, est aussi compris parmi les expressions d’une culture3, tout comme les mêmes cadrages panoramiques, les lignes d’horizon et les effets de perspective liés à une raison esthétique. Dans ce sillage peut aussi s’acheminer l’anthropologie culturelle autour du paysage telle que nous pouvons en lire une anticipation chez Philippe Descola dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (2001) où le paysage relève d’une nature sémiologique d’un signal spatial et spatialisant (Descola, 2001).
7Or, ces diverses voies conceptuelles restituent avec difficulté les complexités d’un paysage contemporain et artistique où le naturel ne peut plus être réduit au déterminisme de la croissance des arbres et de la végétation car la main humaine y intervient directement. Un cas emblématique est celui de l’installation Untilled que Pierre Huyghe réalise à Kassel pour la dOCUMENTA 13 (2012) dans le Karlsaue Park (Van Hantelmann, 2017, p. 89). L’artiste intervient sur la végétation autochtone avec des plantes allochtones, en l’espèce psychotropes, médicales et aphrodisiaques. Il y inclut une statue – réplique d’une statue de Max Weber des années 1930 – dont la tête est envahie par une ruche d’abeilles ainsi qu’un chien avec une pâte coloré de rose. Cette description semble restituer un paysage qui correspond plutôt à la tradition, à savoir celle des traces de l’humain et de l’animal dans une végétation ouverte. Or, ce lieu ne correspond ni à une réalité anthropomorphe ni à celle d’une nature inculte et sauvage – et essayer de tracer les limites de ce qui revient à l’une et à l’autre serait impossible ou, du moins, inutile étant donnée leur profonde interpénétration. Alors que la couleur de la pâte est une trace humaine, elle est désormais le quotidien des mouvements canins ; les plantes allochtones ont certes été transportées mais s’implantent désormais dans un terrain où les insectes vont s’en nourrir. Pour le dire autrement, le public se retrouve dans un paysage décadent où les présences humaine et naturelle sont indéfinies, sans limites dans leur extension réciproque ou dans leur durée car elles ne cessent de se transformer – la croissance des plantes, la détérioration de la couleur – donc de s’étendre, de devenir et de s’ancrer l’une dans l’autre. Tout comme il est difficile de délimiter ce qui est artificiel et ce qui est naturel, il est difficile de séparer l’expérience esthétique d’une installation artistique de celle quotidienne des collines du parc dont l’aménagement est d’origine baroque (Becker, 2002, p. 2). Pour le dire selon le sous-titre de l’installation, des « entités vivantes et choses inanimées, crées et non créées [alive entities and inianimate things, made and not made] » (notre traduction, dOCUMENTA (13) : the book of books : catalog 1/3, 2012, p. 696) ; nous ajoutons, désormais inséparables et continues. Untilled nous confronte à une expérience complexe qui ne peut pas se réduire à des tensions irrésolues – le dynamisme de son existence et de ses transformations l’empêche – mais nous achemine vers des possibilités hybrides de coexistences.
Le paysage atmosphérique
8Reconnaître Untilled comme paysage revient à lui attribuer une certaine unité constituée par l’enchevêtrement de ses éléments – plantes, chien, public, etc. Or, parmi les conceptions du paysage une travaille en particulier sur cette unité interne : celle de la Philosophie du paysage que Georg Simmel publie en 1913 dans la revue culturelle Die Güldenkammer4. Le paysage s’y donne comme un espace défini par « sa délimitation [die Abgrenzng] », celle-ci étant comprise comme « un être-pour-soi éventuellement optique, éventuellement esthétique, éventuellement atmosphérique, bref une singularité, un caractère l’arrachant à cette unité indivisible de la nature [Für-sich-Sein, eine singuläre, charakterisierende Enthobenheit aus jener unzerteilbaren Einheit der Natur] » (Simmel, 1988, p. 230 et pour la langue originale Simmel, 1984, p. 130-131). L’installation de Huyghe se constitue, pour reprendre les critères simmeliens, au sein du parc à unité optique – ses couleurs et ses formes – et esthétique – avec aussi ses odeurs, ses textures, ses bruits – et atmosphérique. Pour Simmel l’atmosphère est une unité sensible qui relève de l’expérience et du ressenti phénoménal plus que d’une connaissance scientifique ou de l’appréhension mystique5 : Simmel parle ici de « Stimmung » (Simmel, 1988, p. 238). Il la caractérise comme ce qui « pénètre tous les détails de celui-ci, sans qu’on puisse rendre un seul d’entre eux responsable d’elle [so durchdringt die Stimmung der Landschaft alle ihre einzelnen Elemente, oft ohne dass man ein einzelnes für sie haftbar machen könnte] » (Simmel, [1913] 1988, p. 139 et pour l’original Simmel, 1984, p. 136). L’auteur reprend ici à son compte le discours totalisant issu de la psychologie de la forme naissante, selon lequel chaque singulier élémentaire s’enveloppe dans l’autre, dans un renversement organique et holistique qui les soude l’un l’autre, brouillés et confondus : par exemple, la mélodie est irréductible aux notes qui la composent, relevant d’une unité. Ainsi la Stimmung traverse l’entièreté du paysage – et d’Untilled – tout en le constituant comme tel. Comment comprendre cette Stimmung ? Potentiel intraduisible, il nous reste qu’à en démultiplier les significations pour la circonscrire et la qualifier : « tonalité[…] émotive[…] » (Somaini, 2012, p. 16) ou « affective[…] » (Somaini, 2012, p. 13), aussi « ambiance » (Bégoût, 2020) et même « atmosphère » (Balázs, [1924] 2010, p. 72) chez Balázs6. La Stimmung désigne un horizon où la perception du monde est affective et émotionnelle et se sature jusqu’à une saisie empathique de l’environnement. On songe ici à la tradition post-aristotélicienne allemande7 du medium diaphane, c’est-à-dire du « domaine intermédiaire où notre expérience sensorielle a lieu et [des] différences substances intermédiaires qui, avec leurs différences de densité et de transparence, constituent ce domaine » (Somaini, 2016, p. 30). Ainsi la Stimmung appartient à cet horizon dans lequel se réalise notre perception tout en la modulant – par exemple l’atmosphère terrestre ou encore l’eau dans laquelle nous pouvons plonger.
9La compréhension du paysage comme Stimmung décrit alors une situation de mise en paysage selon laquelle nous nous retrouvons dans le monde, au-delà de ses caractéristiques naturalistes, là où ses tensions s’effacent ou du moins s’estompent. C’est ainsi que Balázs décrit le paysage au cinéma : « un visage qui nous regarde soudain, quelque part dans le monde, comme à travers les lignes brouillées d’un miroir déformant [eine Physiognomie, ein Gesicht, das uns plötzlich an einer Stelle der Gegend wie aus den wirren Linien eines Vexierbildes anblickt] » (Balázs, [1924] 2010, p. 86 ; pour la version originale Balázs, [1924] 2001, p. 66). La rencontre avec un paysage est celle d’une perception synesthétique d’un lieu qui nous signifie, qui nous correspond : c’est l’expérience d’une relation où l’environnement se miroite dans le moi.
10La Stimmung – et donc le paysage – n’est pas uniquement phénoménale. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une projection purement subjective liée à l’expérience (ce qui revient aussi à en faire l’expression d’une singularité culturelle) ; Simmel l’insuffle dans la même réalité – se faisant elle-même paysage atmosphérique. « Dans quelle mesure la Stimmung se fonde-t-elle en lui [dans le paysage] objectivement, étant donné qu’elle est un état psychique et réside par là dans le réflexe affectif du spectateur, et non dans les choses extérieures dépourvus de conscience ? [Inwieweit die Stimmung der Landschaft in ihr selbst, objektiv, begründet sei, da sie doch ein seelischer Zustand sei und deshalb nur in dem Gefühlsreflex des Beschauers, nicht aber in den bewusstlos äusseren Dingen wohnen könne?] » (Simmel, 1988, p. 239 et pour l’original Simmel, 1984, p. 136-137), interroge Simmel. La réponse : « en possédant ainsi toute son objectivité comme paysage dans le ressort même de notre activité créatrice, la Stimmung, expression ou dynamique particulières de cette activité, a pleine objectivité en lui [Indem sie soi hre ganze Objektivität als Landschaft innerhalb des Machtgebietes unseres Gestaltens besitzt, hat die Stimmung, ein besonderer Ausdruch ode reine besondere Dynamik dieses Gestaltens, volle Objektivität an ihr] » (Simmel, 1988, p. 241 ; pour l’allemand Simmel, 1984, p. 138). L’objectivité du paysage est assurée par sa genèse créative, qui l’ancre à un réel – autant tâtonnant et incertain qu’il puisse l’être – dans lequel nous nous mouvons. Simmel défend ainsi une intégration de la subjectivité dans le tissu du monde qui se réinvente dans et par le geste. Le clivage naturel et artificiel est désormais renfermé : « devant le paysage […], l’unité de l’existence naturelle s’efforce de nous intégrer à son tissu [Gerade wo uns, wie der Landschaft gegenüber, die Einheit des natürlichen Daseins in sich einzuweben strebt, erweist sich die Zerreissung in ein schauendes und ein fühlendes Ich als doppelt irrig] » (Simmel, 1988, p. 243 et Simmel, 1984, p. 139 pour la version originale), unité qu’il devient possible d’expérimenter et de ressentir à ce moment même. Le paysage atmosphérique est ainsi l’expérience du lieu qui exprime et représente notre place dans le monde, de la relation qui nous noue au monde, « notre plasticité et nos capacités à faire monde » (Rennesson, Vallard, 2021).
11Pour être un paysage, Untilled d’Huyghe exhale alors une atmosphère, une unité, dont nous pouvons saisir la trace ; en l’espèce c’est celle d’être un lieu d’entrelacement entre naturel et artificiel, ce qui peut s’avérer sur la colline de Kassel avant même l’arrivée de l’artiste pour la dOCUMENTA 13. Huyghe le conçoit à partir du rapprochement « des manières d’être d’organismes en apparence étrangers les uns aux autres » (Huyghe, Lavigne, 2013, p. 207), en l’espèce des chiens et des abeilles comme des humains, permet de faire éclater des relations et des comportements possibles, de les éveiller. Dans le rapprochement, les seuils entre antithèses se fragilisent pour laisser manifester les relations, les processus. L’artiste écrit : « l’ensemble des opérations qui se produisent n’a pas de script. […] La tête est occultée par un essaim. La colonie pollinise des plantes aphrodisiaques et psychotropes. Le corps sans tête est allongé dans la boue. L’homme traverse le jour comme un automate. Animer la mort dans une répétition infinie, 1914. Une chienne fluorescente sèvre un chiot dans l’ombre des blocs de béton » (Huyghe, Lavigne, 2013, p. 186). Huyghe prône une absence de script, une expérience de l’aléas qui est à l’origine de son geste créatif : certes dans la croissance des plantes et le vol des abeilles échappent à son contrôle, mais il les aménage selon un plan précis qui doit se tenir dans le temps et à partir duquel chaque mouvement contingent se déploie. Autrement dit, « ces constructions sont stables » (Simondon, 2005, p. 170) et requirent des connaissances spécifiques en botanique pour pouvoir planter des belladones, des brugmanias et même des plantes à partir desquelles il est possible synthétiser du lsd (Von Hantelmann, 2017, p. 89) ; en apiculture ou encore en chimie pour colorer la pâte du chien et installer la ruche sur la statue. Or, ces connaissances sont exprimées dans les dessins préparatoires où les positions précises des plantes, de la statue, du chien sont indiquées.
Paysage technique
12Le paysage atmosphérique est donc saisi non pas à partir de certaines caractéristiques qualitatives mais à partir d’une mise en situation avec le monde qui engage des émotions, des sentiments – des Stimmungen. Or, cette mise en situation ne nous situe ni du côté de la nature ni du côté de l’artifice culturel mais dans l’entre deux, dans la relation entre humains et mondes qui les englobe à la fois. Le paysage peut alors se comprendre comme une expression du « mode d’existence de l’ensemble constitué par l’homme et le monde » (Simondon, [1958], 221), c’est-à-dire une forme d’usage technique qui restitue sa propre place et les articulations possibles entre l’un et l’autre. Alors que le paysage semble indifférent à l’humain parce que sauvage, intact, naturel, les actions de l’humain le traversent, le façonnent, le modifient et y impriment ses propres traces créatrices. Il devient ainsi le lieu résultant d’une activité humaine dans un milieu tout comme l’expression de ce même dedans, le lieu de cette rencontre – et surtout le lieu où est possible saisir cette relation.
13La conséquence de cette relecture de l’atmosphère comme technicité, en entendant la technique comme l’un des « modes d’être au monde de l’homme » (Simondon, [1958], 208), est celle de tracer une voie vers la philosophie de la culture d’Ernst Cassirer ou de Gilbert Simondon8. Le paysage devient alors un lieu particulier qui ne se situe plus dans le naturel ou l’artificiel d’une représentation, dans le virtuel ou le réel, mais ce qui fait de ces possibles dichotomies l’expression d’une culture. Celles-ci, ce sont des multiples et des possibles, des densités et des solidités qui s’entrelacent et qui coexistent, se frisent l’un l’autre jusqu’à la friction et à la tension.
14Cet horizon permet de reconfigurer aussi l’histoire du paysage en tant que tableau, sa survie comme lieu géographique au sein d’un dynamisme culturel qui ne le cristallise ni dans une forme ni dans l’autre mais qui en aménage la coexistence. Bien plus, cela permet d’ouvrir le paysage à toute technicité, de l’installation à la construction architectonique, du vidéo à l’aménagement du territoire qui révèlent la relation au monde et des possibles manières de l’habiter. Car « c’est à travers la technicité réticulaire que la nature [ou plutôt le monde] et l’homme [l’humain] redécouvrent une nouvelle espèce d’habitat nomade » (Hottois, 1993, p. 59). Ainsi la colline aménagée de Pierre Huyghe s’offre à nous comme un paysage à traverser dans la tentative de saisir notre manière de l’habiter, d’y rester et d’expérimenter ce lien humain-monde que la technique met aussi en place.
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15Ce parcours nous a conduit de la genèse du paysage jusqu’à la conception simmelienne et son héritage cinématographique lié à Balázs ; s’en dégage une possibilité heuristique de saisir des expériences contemporaines telles que Untilled. Le paysage se constitue non pas comme lieu dans lequel penser et expérimenter la nature – et la culture non-plus – mais le lien indissociable, synergique, qui les réunit. Il nous semble ainsi fécond d’inclure la conception du paysage comme atmosphère dans la tradition de la philosophie de la culture pour en faire le lieu réflexif des possibles manières de faire des mondes l’ayant engendré. Il serait ainsi possible d’insérer les paysages dans l’horizon multiforme où les tensions polaires manifestent leur coexistence déjà entrelacée, dans ce cas modulant le naturel à l’artificiel, le virtuel au réel.