Yohanne Lamoulère : donner corps à la banlieue
« La ville existe pour ceux qui l’habitent » (Hénaff, 2008, p. 202)
1La série photographique Manger tes yeux – Ici ment la ville, réalisée par Yohanne Lamoulère en 2019, inclut un poème signé par Mohamed (son patronyme ne figure pas au bas du poème), qui offre ces mots :
J’ai trop de sentiments, trop d’émotions,
Quand je vois ces immeubles-là, ça me touche,
Ces mobylettes pourries qui tournent dans le quartier,
ces lumières des gyrophares,
ces parkings de voitures cramées,
ça me touche, c’est des parpaings de sensibilité.
2Aveu de fusion avec la ville, ces lignes traduisent parfaitement l’entrelacement du quartier avec ses habitants qu’évoque le travail photographique de Yohanne Lamoulère. Dans trois séries, Manger tes yeux –Ici ment la ville, Gyptis & Protis, Faux bourgs, la banlieue semble effectivement faite de parpaings de sensibilité tant l’espace et les habitants ne font qu’un. La photographe nous invite à reconsidérer les critères de beauté qui expliquent que les banlieues soient trop souvent vues comme invivables. Elle offre non pas un regard mais des regards sur la ville suggérant que la banlieue est avant tout un cadre où s’écrivent des histoires.
3Établie à Marseille pendant plus de dix ans (2004), la photographe travaille au cœur des quartiers nord de la cité phocéenne, les XVe et XVIe arrondissements qu’elle a longtemps habités, revendiquant une certaine beauté des banlieues populaires et le droit de vivre aux marges de la ville dans un entre-deux que sont les faubourgs1. Elle écrit :
Depuis mon installation à Marseille – je suis nîmoise d’origine –, je n’ai pas bougé du XVe ou du XVIe arrondissement, situés dans le nord. C’est un peu comme vivre au seuil de la ville, on entre sans vraiment rentrer. Ce sont des hasards de vie, mais pas seulement : j’aime la périphérie des villes en règle générale, j’y ai toujours vécu, je m’y identifie. Et puis, c’est dans les quartiers nord que je vois la beauté. Je pense que dans les couches les plus populaires de la société, il y a une beauté qui n’est pas purement plastique. (Mignot, 2020)
4Cette beauté autre émane du contact des corps avec la matière de la ville, ses murs, ses rochers, ses tiers-paysages herbeux, sa lumière. Yohanne Lamoulère photographie la ville populaire qui s’efface peu à peu sans se résoudre à ployer devant les projets de requalification ni à disparaître tout à fait. La photographe livre bataille aux côtés des sujets de ses images ; son travail est en effet un acte de résistance face à l’éradication progressive de la ville populaire.
La banlieue au pluriel
5Représenter la banlieue, les banlieues ? Soulignons l’hésitation entre le singulier et le pluriel pour parler de territoires souvent définis en négatif comme ce qui n’est pas la ville, ce qui n’est ni le centre ni le péri-urbain ou la périphérie, ces faux bourgs comme le suggère le titre d’une des séries de Yohanne Lamoulère. Il est important de rendre son pluriel au terme « banlieue », d’affirmer sa pluralité, la diversité de ses habitants, de raconter l’histoire de chacun dans ce tout-monde. La banlieue populaire est également plurielle puisque les banlieues défavorisées des grandes villes, constituées autrefois de bidonvilles, aujourd’hui de grands ensembles et logements sociaux, se différencient des quartiers populaires des plus petites agglomérations. À Marseille, où ont été réalisées les trois séries photographiques étudiées ici, les banlieues populaires ont encore des spécificités puisqu’elles ont été greffées sur un paysage rural et agricole qui se devine encore. Pourtant, à cette grande diversité des banlieues populaires s’oppose l’homogénéité du regard porté sur elles : ce sont les banlieues – celles, populaires et périphériques, faites de tours et d’habitat social – qui sont désignées dans leur totalité quand un fait divers est rapporté dans les médias même si les faits ont eu lieu à un endroit précis. À ces représentations monolithiques de ce qui serait la banlieue, Yohanne Lamoulère oppose ce que nous appellerons, en empruntant à Jean-Luc Nancy, une figuration de sa banlieue singulière-plurielle où co-existent des histoires diverses constituant une forme de communauté au pluriel. Dans ses séries photographiques, les quartiers nord de Marseille sont incarnés : le territoire a des visages, la ville prend corps, elle se fait corps-à-corps.
6Banlieues situées dans le périmètre de la ville, les quartiers nord de Marseille ont de longue date été stigmatisés, associés qu’ils sont à la misère, l’isolement, l’insécurité. Leur spécificité est d’être dans le territoire communal et attenantes aux anciens quartiers villageois faits de petits immeubles et maisons de ville (Burgel et Jullien). Cet étrange dialogue entre grands ensembles et petits pavillons est visible dans certaines images de la photographe. Le portrait de Ben, figurant dans la série Faux Bourgs (https://www.yohannelamoulere.fr/faux-bourgs), est cadré de sorte à accentuer la présence de l’espace naturel aux portes de la ville et le contraste entre un habitat presque rural et les tours d’habitation. La ville de Marseille est en effet riche en tiers-paysages ; elle est « partout hérissée d’interzones végétalisées » (Lanaspèze, 2020, p. 101). La série photographique de Geoffroy Mathieu, Marseille ville sauvage (2007-2010) documente la relation intime entre nature et bâti et l’entrelacement du rural et de l’urbain dans la cité phocéenne2. Le tiers-paysage, terme proposé par Gilles Clément (Clément, 2003), définit des zones délaissées ou en friche constituant des transitions non paysagées entre les espaces urbains. Dans les photographies de Yohanne Lamoulère, ces tiers-paysages sont occupés et apparaissent comme des lieux non surveillés, retranchés des logiques urbaines discriminantes, des lieux qui peuvent être occupés librement. C’est à la limite de la ville et d’une zone naturelle que se tient le jeune garçon photographié par Yohanne Lamoulère dans Le Guetteur, dans la série Faux Bourg (https://www.yohannelamoulere.fr/faux-bourgs). Le portrait a été réalisé dans le quartier de la Savine, où se trouvaient 35 immeubles pour la plupart aujourd’hui démolis, situé à l’est du Massif de l’Étoile et au sud-est du Vallon des Tuves et du Canal de Marseille. Les murets, visiblement construits à des époques différentes, et les grilles entourant le jeune garçon témoignent d’un effort pour circonscrire la ville bâtie et séparer l’espace humain de l’espace sauvage. La ville, associée à la culture, a longtemps été définie en opposition à la nature, sauvage, proliférante. Or la photographie montre que ces limites, autant réelles qu’imaginaires, sont poreuses : un trou dans un grillage suffit pour offrir une évasion et retisser une continuité entre des espaces souvent dissociés. Le jeune garçon, assis sur la frontière entre deux mondes se tourne vers l’espace refuge qu’est la garrigue. Il nous appartient d’imaginer une histoire autour de sa présence.
7Prise dans son ensemble, la série Faux Bourgs, où alternent portraits intégrés à l’espace public, espace domestique et paysages, montre la diversité des espaces urbains marseillais : bords de mer, rues de quartiers périphériques, tours d’habitations, lotissements récents et inter-zones délaissées. La sérialité permet, tout en guidant l’interprétation par le biais d’un titre unique, de proposer une vision kaléidoscopique qui rend compte de la pluralité des usages de la ville. Yohanne Lamoulère montre ici des habitants simplement assis dans la ville ou au bord de la mer, attendant quelqu’un ou se rendant quelque part, manifestant, travaillant ou bien encore se mettant en scène, chez eux, pour la photographe. La ville ne se définit pas ici comme un espace créé par l’urbanisme et la métropole mais comme un lieu de vie hétérogène permettant des usages différenciés.
8Les quartiers nord de Marseille ont pourtant été façonnés par des politiques visant à contrôler la répartition de la population sur le territoire urbain. Les grands ensembles de ces quartiers ont été conçus dans les années 1960 et 1970 en même temps que les infrastructures routières, notamment la rocade L2, qui relie deux autoroutes et permet de contourner la ville. La priorité a été donnée aux voies de circulation, au détriment de la cohésion urbaine si bien que ces quartiers au nord de la ville se sont trouvés coupés du reste de la cité phocéenne malgré les efforts initiaux pour y créer des centres urbains (notamment par des centres commerciaux et des infrastructures culturelles comme le Théâtre du Merlan ou la Friche de la Belle de Mai). L’enclavement des quartiers nord est la conséquence de ces choix. Certaines images de Yohanne Lamoulère font explicitement référence aux tensions engendrées par un urbanisme ségrégant. Dans un double portrait pris rue des Aygalades (devenue avenue Ibrahim Ali), dans le XVe arrondissement, on discerne une plaque commémorant la mort du jeune Ibrahim Ali, tué par un colleur d’affiches du Front National le 21 février 1995. Une autre photographie montre un jeune homme d’origine africaine vêtu d’un blouson portant l’inscription « Chicago » et attendant un bus à un arrêt appelé « Lyon usine à gaz ». Ces détails trahissent le regard critique de la photographe sur la ville. L’artiste montre la concentration d’habitants issus de minorités dans les quartiers nord sans recourir à des stéréotypes visuels. La série Faux bourgs montre aussi la dégradation de l’habitat périurbain, les graffitis et les tags, et les transformations de la ville.
9Territoires fragmentés et divers, ces quartiers ont fait l’objet de plusieurs plans de rénovation urbaine. Au début des années 2000, de grands projets de requalification voient le jour et le désenclavement des quartiers nord est à l’étude. En 2010, lorsque la photographe commence à documenter les transformations du nord de la ville, lesdits quartiers nord représentaient environ 20 600 logements pour une population de 56 000 habitants, population pour moitié inactive et particulièrement jeune (Serre). Marseille comptait alors 35 quartiers prioritaires représentant un quart de la population de la ville. Parmi les moteurs de transformation, l’Opération d’Intérêt National Euroméditérranée, qui progresse depuis le littoral vers les quartiers nord, est perçue comme pouvant faciliter la redynamisation des « zones sensibles3 ». Les différents projets de rénovation des quartiers nord sont également soumis aux décisions de la Métropole d’Aix-Marseille-Provence qui pilote les opérations de cohésion sociale et territoriale. Priorités nationales et régionales se superposent donc ; logiques économiques et nécessités sociales s’affrontent. En 2003, Claude Valette, adjoint à l’urbanisme, expliquait : « On a besoin de gens qui créent de la richesse. Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le cœur de la ville mérite autre chose. » (Dell’Umbria, 2006, p. 13) Ainsi, comme dans tant d’autres villes, au fil de la requalification des quartiers négligés, les populations les plus vulnérables, qui habitaient près du centre-ville, ont été en partie reléguées à la périphérie. Le principe qui sous-tend ces projets est que les immeubles nouveaux, offrant logements sociaux et appartement privés, vont permettre de diversifier la population, déconcentrer la pauvreté, octroyer un accès plus large à la propriété et faciliter la mobilité sociale. Le droit des habitants expulsés à rester dans leur quartier d’origine fait souvent l’objet de négociations mais n’est que rarement respecté. Les banlieues sont rarement considérées de l’intérieur, c’est-à-dire comme des quartiers, des lieux de vie où s’élaborent l’histoire et l’identité des habitants. L’échelle à laquelle les projets de requalification sont pensés est celle de la métropole : on entend gérer de manière autoritaire la répartition de la population sur un vaste territoire urbain. Une échelle plus petite, celle des quartiers, doit être prise en compte. C’est cette dimension humaine du quartier comme modèle de vie citadine que photographie Yohanne Lamoulère. Pour ce faire, elle opte souvent pour un cadrage et une distance permettant un équilibre entre les lieux et les habitants photographiés. Le travail de Yohanne Lamoulère évoque les contours de la ville conviviale telle que la définissent les sociologues associés à La revue du M.A.U.S.S. :
La ville, pour être conviviale – poétique ? –, doit être immanquablement produite par les individus ordinaires et pas seulement par les décideurs, les penseurs, les techniciens et les bâtisseurs. De ce point de vue, il existe sûrement une complémentarité entre deux registres créatifs opérant au cœur de la ville : c’est que la création de la ville par le haut et par le bas semble, en effet, être un invariant de la condition urbaine et, partant, humaine. (Caillé, 2019, p. 5)
10Dans les différentes séries photographiques parcourues, au premier regard, la banlieue est une scène sur laquelle les sujets évoluent et posent pour être immortalisés. Les expressions des visages, les poses et les vêtements absorbent l’attention toute entière. Pourtant, on s’aperçoit vite que, dans beaucoup d’images, des détails relient le sujet et la ville, si bien que la banlieue n’est pas simplement un arrière-plan. Comme le note Pierre Mayol (1994, p. 23), « le quartier s’inscrit dans l’histoire du sujet comme la marque d’une appartenance indélébile dans la mesure où il est la configuration première, l’archétype de tout processus d’appropriation de l’espace comme lieu de la vie quotidienne publique. »
11Dans Manger tes yeux, ici ment la ville, les portraits alternent avec les images de la banlieue comme pour suggérer l’interdépendance du lieu et des habitants. La série laisse voir des murs décrépits, des espaces négligés. Elle inclut aussi une image des gravats de la rue d’Aubagne, secrètement stockés sur un terrain vague, fosse commune symbolique. Néanmoins, la banlieue apparaît non pas comme un territoire confronté à des enjeux urbanistiques et politiques définis et débattus par des responsables politiques et des promoteurs mais comme un quartier habité où s’écrivent des histoires : histoires de familles, histoires d’amour, récits de vie, fictions. La banlieue se raconte, entremêlant vérité et mensonge, réalisme et fiction. Elle est un espace de vie et de rencontre.
Droit de regards et droit de cité
12Parmi les principes énoncés dans le Manifeste du convivialisme, se trouve le principe de légitime individuation garantissant à chacun d’être reconnu dans sa singularité. En faisant le portait des habitants, rarement photographiés en groupe, et en soulignant, à l’intérieur de chaque série, les singularités, Yohanne Lamoulère redonne aux habitants un droit à l’individuation. Jacques Derrida (1985) utilise l’expression « droit de regards » au sujet d’une série photographique de Marie-Françoise Plissart pour évoquer, d’une part, la liberté du sujet photographié à se jouer de la captation photographique et, d’autre part, la liberté du spectateur à inventer diverses histoires autour des images notamment quand elles sont sérielles. Le travail photographique de Yohanne Lamoulère s’éloigne des représentations stéréotypées des banlieues parce que la photographe respecte un « droit de regards » et revendique ainsi, au nom des habitants, un droit de cité.
13Dès 2009, Yohanne Lamoulère photographie le quartier qu’elle habite, sentant que la vie telle qu’elle la connait risque de disparaître. Comme un observateur-participant sur le terrain, elle associe à la connaissance empirique des lieux qui sont devenus les siens une imprégnation émotionnelle qui lui donne un droit de regard sur son quartier. Armée de son Rolleiflex tenu en bandoulière, objectif à hauteur du ventre pour voir la réalité viscéralement, elle capte, collecte, collectionne les moments de vie dans son quartier. Elle associe sa démarche photographique à l’idée d’une confrontation et d’une résistance : aux logiques d’exclusion géographique et sociale qu’impose l’Agence de Rénovation Urbaine, la photographe et ses sujets, co-auteurs de l’image, opposent une présence forte. Les habitants photographiés sont beaux, leurs gestes chorégraphiques, leur corps poétique dans cet environnement souvent déprécié. Yohanne Lamoulère explique : « Si le photographe ne mouille pas le maillot et ne se met pas en jeu, une inégalité s’instaure. Peut-être est-ce pour cela que j’ai voulu expliquer d’où je venais. » (Mignot) Elle compare l’acte photographique aussi bien à un acte d’amour qu’à un combat de boxe. Photographier ces lieux demande beaucoup d’énergie, il s’agit de livrer bataille pour faire voir les lieux communs autrement, pour leur donner corps.
14Dans la démarche de la photographe, se mêlent deux composantes différentes de l’acte photographique. Il y a, d’une part, la volonté impérieuse de documenter, enregistrer, immortaliser la vie sociale qui tend à disparaître dans les quartiers populaires pour constituer une mémoire partagée des lieux habités. La photographie a dès son origine permis de conserver, voire d’archiver, un réel en voie de disparition. Mais il y a aussi, d’autre part, le désir de proposer un jeu de rôle aux habitants, de jouer avec le pacte de représentation photographique, de subvertir les règles de la photographie documentaire pour redonner de l’auctorialité à ceux qui, trop souvent, font l’objet d’une surveillance autoritaire. Les photographies de Yohanne Lamoulère, réalisées avec un appareil nécessitant de longues prises de vue, le Rolleiflex que Robert Doisneau associait à une position d’humilité face au sujet, sont composées avec les personnes photographiées. Ce sont des portraits consentis, presque systématiquement pris en extérieur, et mis en scène de manière collaborative. Ils résultent toujours d’histoires différentes et singulières qui se trament dans le quartier, véritable « collectivité indécise » (Mayol, 1994, p. 25) formée au gré des circulations. La capture photographique n’est pas préméditée, elle intègre la nature aléatoire de la vie, le hasard des rencontres entre la photographe, le sujet et la ville. Il est important de considérer le moment de la prise de vue car il constitue un acte de reconnaissance. Dans les entretiens que j’ai eus avec elle, la photographe évoque d’ailleurs avec émotion le temps que les sujets photographiques lui donnent, ce que les habitants lui offrent en s’exposant à l’appareil.
15Dans un contexte différent, celui de la Palestine, Ariella Azoulay s’est intéressée à ce qui se passe au moment de la capture photographique, la rencontre qui façonne l’image :
Toute photographie d’une personne autre que soi porte la trace de la rencontre entre les sujets photographiés et le photographe, sans qu’aucun d’eux ne puisse, en son nom, déterminer comment la rencontre s’inscrit à la surface de l’image. (Azoulay, 2008, p. 11)4
16Pour Azoulay, la photographie est le produit d’une rencontre entre le photographe, le sujet photographié et l’appareil. L’image porte la marque, les stigmates, de la rencontre. Dès lors, la personne photographiée n’est pas l’objet du regard compatissant du photographe ; il n’y a pas de visualisation réifiante de la condition de l’observé : la photographie crée, selon Azoulay (ibid., p. 14), un espace civique du regard (« the civic space of the gaze »).
17Les représentations des banlieues populaires et de la pauvreté ou de la violence qui leur sont associées ont parfois été teintées d’une forme d’autorité morale ou bien se sont conformées à une imagerie médiatique. Les habitants sont alors des objets d’étude, des sujets de commisération ou d’indignation. L’approche de l’acte photographique comme praxis, comme acte éthique et politique, fait de l’image un espace où prend forme une citoyenneté intersubjective. L’image est la trace d’une rencontre et d’une reconnaissance. Dans les portraits de Yohanne Lamoulère, les sujets photographiés regardent la photographe et nous regardent avec une fierté qui naît de leur auctorialité et de la maîtrise de leur propre image. C’est le cas de nombreux portraits de la série Manger tes yeux – Ici ment la ville (https://www.yohannelamoulere.fr/manger-tes-yeux-ici-ment-la-ville). La jeune Cindy se tient devant le mur délabré du quartier de la butte Bellevue. Si ses longues tresses argentées et son tee-shirt à volant gris s’accordent avec les teintes du mur décrépi, son regard plein de défiance exprime son refus d’être tout à fait identifiée à son environnement. Les sujets se voient octroyés un droit de regard au même titre que la photographe ou le spectateur. L’image est un espace de circulation de regards.
18Le port d’un costume, plus encore que celui d’un vêtement, permet à certains sujets photographiés de contrôler leur image et de brouiller les pistes de lecture. Le portrait d’Anna en jeune toréador (Manger tes yeux, ici ment la ville, 2019, https://www.yohannelamoulere.fr/manger-tes-yeux-ici-ment-la-ville), un clin d’œil au Matador Saluant d’Édouard Manet (1866-1867), offre un contraste entre la beauté du costume bleu immaculé, la posture droite de la jeune femme et le mur gris délavé qui évoque les zones défavorisées. La photographe écrit au sujet de cette image :
Il y a les gueules trouées, les vieux à Clopes, la télé allumée, les dessins animés. Ça sent la pisse de chat et le bouillon KUB. Les façades obstruées, les poubelles éclatées, les rideaux crasseux des premiers étages. On s’interpelle. Ici aussi on rénove. […] Rue des Bons Enfants, rue Richelieu, rue Watt. Elles coupent, ségrèguent. Pour nous c’était le paradis. Une vielle folle hurle dans ma rue et semble me dire, que fais-tu là toi, bien portante, étrangère. Jamais tu ne dis que tu viens d’ici. Les croyants espèrent qu’on reconstruira neuf et mieux. Mais ces quartiers sont damnés. Soit tu y es né, soit c’est le départ, sinon tu ploies avec la ville.5
19Le portrait fictif d’Anna est alors un acte de résistance, un moment où la banlieue populaire cesse d’imposer sa déliquescence au corps des habitants, où le sujet se détache, au sens propre et figuré, du fond de l’image.
20Yohanne Lamoulère insiste sur l’inscription du corps et des gestes dans l’espace. Donner corps à la ville passe par la reconnaissance de l’occupation physique et corporelle de l’espace. Dans Habiter, Pierre Mayol (1994, p. 20) souligne l’importance des procédés dynamiques d’appropriation du quartier par les résidents et l’engagement du corps des habitants. Le corps est le premier vecteur de message sociaux interpersonnels, il est « un tableau noir où s’écrivent – et donc se rendent lisibles – le respect des codes ou l’écart, par rapport au système de comportement » (ibid., p. 17). Le corps se donne à voir dans son rapport aux normes de genre et d’âge. Dans les portraits de Yohanne Lamoulère, postures et vêtements traduisent tantôt l’adhésion à des codes genrés et générationnels, tantôt un jeu subversif avec les normes par le biais du costume. Occuper, avec son corps, la banlieue et des pans de la ville, est un geste d’appropriation et de revendication.
21Courage, image de la série Manger tes yeux, ici ment la ville (https://www.yohannelamoulere.fr/manger-tes-yeux-ici-ment-la-ville), laisse voir, derrière le jeune homme fier, un terrain de sport négligé du quartier Bellevue. Le jeune homme figure dans le film Péril sur la ville tourné par Philippe Pujol à cette période et dans ces mêmes lieux. Le cadrage, reléguant les habitations à l’arrière-plan derrière des murs, accentue l’idée d’un espace en friche, en marge de la ville. Ce qui sert de terrain de football est une dent creuse mal entretenue. Au fond, un immeuble d’habitation jouxte des maisonnettes tandis qu’une grue évoque les métamorphoses à venir d’un quartier déstructuré. Cette utilisation de l’image comme source d’information sur l’état de la banlieue est troublée par la silhouette du premier plan. De manière subtile, Yohanne Lamoulère déjoue les pièges de l’image documentaire et complexifie la lecture des compositions. Elle rend caduque la notion d’authenticité que la photographie humaniste a souvent associée à la représentation des classes populaires. La tenue du jeune homme introduit une énigme dans l’image, renvoie le spectateur à un hors-champ, l’incite à inventer une histoire. Cette disjonction délibérée entre le premier plan et l’arrière-plan, entre le lieu et l’occupant, s’observe dans d’autres compositions.
[Ill. 1] Yohanne Lamoulère, Cheyreen au pays d’Alice, 2020. Copyright Yohanne Lamoulère.
22Le portrait de Cheyreen, (ill. 1), assise devant une table élégamment garnie, dressée non loin des grands ensembles de la cité des Aygalades, témoigne de la capacité de la photographe et du sujet à mêler réalité et fiction, documentaire et mise en scène. La fiction, proposition alternative au portrait réaliste ou sociologique, offre une contre-visualité. En effet, plusieurs photographes ont contribué à créer une imagerie des loisirs des classes populaires : pique-nique en extérieur, sociabilité spontanée, jeux enfantins dans les rues laissées à l’abandon, etc. Le corps y figure dans des poses détendues qui traduisent un déclassement social en même temps qu’une vision utopique des banlieues où l’on pourrait se libérer de la discipline normalement imposée aux corps. Ce que propose Yohanne Lamoulère est tout autre. Sur cette photographie, Cheyreen est voilée et vêtue d’une longue robe d’un bleu opalin. Elle est installée devant une table garnie d’un élégant service à thé et de pâtisseries orientales. À l’image de la marquise de Pompadour qui, dans le célèbre portrait de Quentin de la Tour, feuillette un livre posé sur ses genoux, Cheyreen s’apprête à lire un épais volume. Si l’on s’arrête sur les détails, on remarque un certain désordre dans l’agencement de la précieuse vaisselle qui trouble le calme apparent de la composition. Alors que la scène évoque les grands portraits classiques, le paysage à l’arrière-plan rappelle une autre réalité : une voiture cassée a été abandonnée non loin sur la butte, les immeubles des Aygalades se dressent, isolés sur leur promontoire rocheux et une parcelle de nature délaissée témoigne d’un urbanisme décousu. La banlieue est un lieu de vie où s’exerce le droit d’individuation, le droit de regards, le droit à la beauté et à l’imagination.
23Dans la série Gyptis et Protis, le portrait de Bouli (https://www.yohannelamoulere.fr/gyptis-protis), dans lequel le jeune homme a revêtu une coiffe d’indien, est particulièrement représentatif de la capacité de la photographe et de son sujet à jouer avec la réalité et ses représentations : costumé en sauvage dans la ville, le jeune homme, dont la beauté est renforcée par la lumière dorée soulignant sa silhouette, semble regarder la ville qui se déploie en contre-bas. L’image, prise dans le quartier de la Gavotte-Peyret à Septèmes-les-Vallons, marqué par la pauvreté et le chômage, illustre aussi la capacité à s’échapper de la réalité de la vie en banlieue par l’imagination et la fiction.
24En soulignant la beauté des habitants malgré la banalité voire la laideur de leur environnement, en composant avec soin des photographies de grande qualité où le traitement de la lumière et des ombres est remarquable, Yohanne Lamoulère lutte contre l’invisibilisation des habitants dans les représentations de la banlieue. Elle évite toute esthétisation des banlieues nord. Le recours à la fiction et à la mise en scène empêche que le sujet devienne un simple objet offert au regard du spectateur. Contrairement à beaucoup de portraits ethnographiques ou aux clichés médiatiques qui construisent des typologies et ne laissent que rarement émerger les individualités, ces portraits singuliers intriguent. La photographe est très vigilante par rapport à l’exposition des photographies, cherchant à éviter tout voyeurisme. Ces dernières ont été exposées à l’Alcazar, à la Friche de la Belle de Mai (du 26 octobre au 8 décembre 2019) et dans le fanzine collectif Virage, vendu à prix libre.
Lieux du commun
25Ce n’est nullement un hasard si Yohanne Lamoulère fait le portrait de son quartier avant tout à travers l’espace social et ouvert de la rue. Élevée par une mère algérienne arrivée en France à l’âge de 21 ans, la photographe a été incitée à chasser l’intime qui, pour sa mère, relevait du narcissisme.
26Phillipe Pujol, dans un documentaire réalisé en 2019 dans les quartiers nord, Péril sur la ville, filme les rues de la butte du quartier Saint Mauron, proche de la Belle de Mai, au moment où des projets de réaménagements sont envisagés pour remplacer les petits immeubles délabrés, parfois condamnés, par de grandes tours. La rue y apparaît comme le lieu où se vit la mixité sociale, ethnique et générationnelle de ce quartier en pleine transformation. Elle est l’espace du vivre en commun auquel les habitants sont attachés. Dans la rue du Jet d’eau les habitants s’assoient et discutent sur les trottoirs, les enfants jouent sur la chaussée. Le quartier est avant tout un espace occupé corporellement pas les habitants, un corps-à-corps.
27Dans La Ville qui vient, Marcel Hénaff (2008, p. 197) propose la notion de sphère ou d’espace commun qui, selon lui, se distingue de celle d’espace public en ce qu’elle concerne l’expérience sociale au quotidien : « Il n’est ni du privé élargi, ni du public diminué. Il relève sans aucun doute de la spécificité du lieu urbain en tant que lieu où la diversité humaine trouve plus que partout ailleurs la chance d’être reconnue et valorisée. » La rue est l’exemple même de cet espace commun, un ordre vernaculaire de relations citadines aléatoires qui s’exprime dans les quartiers (ibid., p. 201-212). La rue est le lieu même de la diversité, elle est une « expression de la démocratie (ibid.). Dans Habiter, Pierre Mayol (1994, p. 17) écrit :
Le quartier apparaît ainsi comme le lieu où manifester un « engagement » social, autrement dit : un art de coexister avec des partenaires (voisins, commerçants) qui vous sont liés par le fait concret, mais essentiel, de la proximité et de la répétition.
28Le quartier est à la fois un espace public dans l’espace urbain et un « espace privé particularisé » (ibid., p. 18) dans la mesure où les lieux sont familiers, on y est reconnu, on partage une identité sociale commune :
Du fait de son usage habituel, le quartier peut être considéré comme la privatisation progressive de l’espace public. C’est un dispositif pratique dont la fonction est d’assurer une solution de continuité entre ce qui est le plus intime (l’espace privé du logement) et ce qui est le plus inconnu (l’ensemble de la ville ou même, par extension, le reste du monde). […] Le quartier est le moyen terme d’une dialectique existentielle (au niveau personnel) et sociale (au niveau du groupe des usagers) entre le dedans et le dehors. (Ibid., p. 20-21)
29Le quartier est « l’espace d’un rapport à l’autre comme être social, exigeant un traitement spécial. Sortir de chez soi, marcher dans la rue, c’est d’emblée poser un acte culturel, non arbitraire : il inscrit l’habitant dans un réseau de signes sociaux qui lui préexistent » (ibid. p. 22).
30La série Gyptis & Protis (https://www.yohannelamoulere.fr/gyptis-protis), dont le titre fait référence au mythe du mariage entre la princesse autochtone et le colon grec à l’origine de la fondation de Marseille, dépeint l’espace public comme lieu commun et lieu de rencontres. Même si la photographe ne se dit pas préoccupée par l’affirmation de la diversité ethnique qui caractérise la ville, le titre de la série rappelle que la cité phocéenne est une terre d’accueil et de mélanges. La diversité des corps montrée dans les portraits de cette série témoigne des mouvements de population. Néanmoins cet aspect n’est pas traité de manière documentaire : les personnages ne sont pas des types sociaux ou ethniques. Ils sont là, se tenant de manière affirmée dans l’espace de la ville ou dans leurs lieux de vie, singuliers dans leurs postures, leurs expressions, leur carnation. Par leurs postures et leurs regards, les sujets affirment un droit à être là, un droit à s’assoir, s’allonger, fumer, s’embrasser dans l’espace commun. La série peut être vue comme un équivalent visuel à l’énumération proposée par Marcel Hénaff lorsqu’il définit le monde commun. En réunissant des portraits individuels au sein d’un ensemble, elle configure des singularités.
Ce monde commun est fait tout d’abord de pratiques interrelationnelles tels le lien de voisinage et tout ce par quoi s’exprime un mode de vie partagé et familier, marqué par les rencontres soit aléatoires […], soit plus organisés […] ; plus essentiellement encore – entre privé et public et débordant l’un sur l’autre – ce monde commun est celui des mœurs, des civilités, et plus généralement des traditions de toutes sortes : des choix alimentaires, des gestes liés à la manifestation des émotions, des usages de la langue, des attitudes religieuses ou issues d’elles, des manières de s’aborder entre hommes et femmes, entre jeunes et adultes, entre membres des mêmes professions, d’exprimer des relations de travail, ou de réagir à des différences de statut ; finalement il s’agit d’un ordre vernaculaire, celui des manières de faire et de dire qui est la signature du local, qui configure des singularités, qui constitue des styles. (Hénaff, 2008, p. 199-200)
31L’occupation de l’espace par les corps n’est pas directement politique mais est un combat quotidien pour affirmer une présence. Dans un échange avec Jean-Bernard Marlin, le réalisateur du film Shéhérazade, Yohanne Lamoulère explique :
Même quand je photographie un immeuble tagué, je vois des corps, celui qui a peint, celui qui a effacé, celui qui vit dedans. Et quand je photographie des gravats, je vois des corps aussi. En l’occurrence ils y sont, ensevelis. Mais plus généralement, j’ai du mal à voir la ville de manière froide et distanciée, c’est une matière vivante et je m’inclus dans ce rapport sensuel. Et ça m’intéresse d’avoir ce rapport sensuel avec des filles, des garçons, des trans, des jeunes, des vieux. Ça m’intéresse de traverser l’intégralité de la société en posant cette question comme fondement. (Gester, 2019)
32La ville, appréhendée comme lieu de circulations et d’échanges, met en contact les corps. Par le biais de la lumière caressant les peaux, par le choix des poses, par le vêtement, par les regards, la photographe rappelle que la communauté est aussi charnelle et sensuelle. Cette approche ne s’oppose pas à l’approche politique proposée par Judith Butler qui, suivant Hannah Arendt, rappelle la dimension performative, physique et corporelle de l’action politique (Butler, 2015, p. 72-74) ainsi que la nécessité de penser une communauté incarnée (embodied).
33Les images composant cette symphonie de la ville-banlieue sont un équivalent visuel à ce que Jean-Luc Nancy appelle l’être-avec. Dans son essai Être singulier pluriel, le philosophe souligne la centralité de la co-existence de l’être-avec avec l’être-en-commun. Nancy refuse de séparer l’être individuel, l’ego et l’être social, préférant penser une co-présence. Exister est donc un corps à corps avec le reste des étants (humains ou non-humains) au sein d’une société à envisager comme un nous et non pas comme un agrégat de singularités :
[…] « nous » n’est pas un sujet et il n’est pas non plus « composé » de sujets… « nous » se dit, chaque fois, de quelque configuration, groupe, réseau, grand ou petit, et d’autre part, nous disons « nous » pour « tout le monde », c’est-à-dire aussi, en vérité, pour la co-existence muette et sans « nous » de l’univers entier, choses, bêtes et gens. « Nous » ne dit, ni l’Un, ni l’addition des « uns » et des « autres », mais « nous » dit « un » d’une manière singulière plurielle, un par un et avec un. L’entre-nous, l’être-ensemble est un espace et un temps « de partage et de passage » dans lequel tout circule. C’est « le croisement, l’intersection et l’écartement, l’étoilement à la di-mension du monde ». (Nancy, 1996, p. 99)
34C’est ce même nous qu’a choisi la réalisatrice Alice Diop comme titre pour son documentaire sur les usagers de la ligne B du RER. Inspirée par l’ouvrage de François Masperro, Les Passagers du Roissy Express (1990), Alice Diop appuie son propos sur son expérience intime de la banlieue et lui donne des visages. Comme le fait Yohanne Lamoulère, Alice Diop représente la banlieue comme un lieu singulier-pluriel. La série photographique, par son format même, incarne un nous résultant de l’être-avec, l’être-avec du quartier. Par ailleurs, l’image photographique telle que la conçoit Yohanne Lamoulère, c’est à dire co-produite, hybride, sérielle, permet la circulation du symbolique qui, selon Nancy, participe de la constitution d’un nous.
35La volonté de re-figurer la banlieue, d’en-visager les lieux de vie, c’est-à-dire de donner des visages aux espaces dépréciés, permet à Yohanne Lamoulère de dessiner un commun possible qui ne se situe pas en-deçà du politique mais lui répond. La photographe parvient à mêler des images évoquant la ghettoïsation des quartiers nord, des scènes montrant, au contraire, la porosité des espaces urbains et périurbains avec d’autres images témoignant de la circulation au sein de la ville et réaffirmant une pluralité singulière. La forme sérielle est elle-même un moyen de mettre en œuvre la coexistence d’individus au sein d’une communauté plurielle agrégeant des singularités. Le dialogue entre les images de chaque série fait écho au dialogue entre la photographe et les sujets qui précède toujours la prise de vue. La dimension collaborative du travail de Yohanne Lamoulère est essentielle. Dans sa praxis et dans sa visualité, ce travail confirme les propos de Marcel Hénaff sur lesquels se conclut cette étude :
L’utopie n’est pas le fait d’une architecture qui répartirait avec netteté les espaces et où toutes les fonctions utiles seraient assurées sans accroc ; l’utopie serait plutôt ce qui, en Occident et ailleurs, fut longtemps notre réel quotidien : un lieu où l’on se parle, où l’on se regarde, où l’on se respecte, où l’on se querelle, où l’on se rencontre sans montre ni calendrier. (Hénaff, 2008, 116)