Donner un visage : la difficile rencontre avec le peuple banlieusard
1Pourquoi certains écrivains ont-ils jugé bon de déplacer leurs intrigues romanesques vers la banlieue, ce nouvel espace périphérique, indistinct et informe, qui surgit autour de Paris au cours du xixe siècle ? Cet article se propose de suivre une piste possible : explorer la banlieue permet de partir à la rencontre d’un nouveau prolétariat, détaché de l’artisanat, qui est en train d’émerger en même temps que cet espace marqué par l’indétermination géographique et urbaine, mais aussi par une grande misère sociale. Il s’agit de donner un visage à une frange de la population marginalisée et invisible.
2Alors que l’escapade en banlieue verte n’accordait presque aucune attention aux habitants locaux1, toute tendue vers le divertissement des Parisiens, l’incursion dans la banlieue industrielle s’attarde sur ceux et celles qui sont contraints d’y habiter, dans un exil non choisi. La banlieue dont il s’agit ici n’est pas celle des pavillons, objets de rêves et de désirs, mais celle des fumées noires des usines et de ceux et celles qui y travaillent. Populaire et ouvrière, elle n’est pourtant pas, au prisme des romans qui s’y aventurent, cette ceinture rouge où s’expérimentent de nouvelles formes d’urbanisme, d’architecture et de politique municipale ; elle est celle de la misère et du travail le plus pénible, celle que le peuple de Paris, sous le Second Empire, nomme Cayenne, comme le rappelle Alain Faure (1991, p. 88) : « La banlieue, c’est le bagne. » Le peuple qui y vit apparaît dans tout son dénuement — et dans toute son étrangeté. Ce que cet article souhaite examiner, c’est comment, par le seul fait d’ancrer leurs intrigues dans l’espace banlieusard, certains romanciers substituent à la masse indistincte des miséreux des visages singuliers, incarnations de destinées sur lesquelles pèse tout le poids de la relégation sociale – comment, en faisant des invisibles des objets de récits, ils donnent corps au peuple2.
« L’ordure humaine »
De l’autre côté de la ville, au nord, il y a aussi des coins de tristesse navrants. Les faubourgs populeux, Montmartre, la Chapelle, la Villette, viennent y mourir, dans un étalage de misère effroyable. Ce n’est pas la plaine nue, la laideur d’un sol ravagé ; c’est l’ordure humaine, le grouillement d’une population de meurt-de-faim. (Zola, [1883] 1976, p. 664)
3Cette description de la banlieue Nord de Paris à laquelle se livre Zola est saisissante, engloutissant pêle-mêle les destins indifférenciés des pauvres parmi les pauvres : « l’ordure humaine » vient recouvrir toute forme d’individualité, toute existence personnelle. La misère efface les traits des visages et les singularités, la bizarre indistinction du paysage se transposant à la masse de ceux qui y survivent. Maintenant ses distances, le regard surplombant anonymise les habitants qui se fondent dans le décor quasi apocalyptique pour y disparaître : ils et elles sont rendus invisibles au moment même où ils et elles sont évoqués. Zola frémit devant ce « seuil épouvantable de Paris, où toutes les boues s’amassent, et sur lequel un étranger s’arrêterait en tremblant » (ibid.) : seul celui qui n’appartient pas à ces marges, qui y est « étranger », acquiert une forme de singularité (« un »), échappant à cette masse inquiétante relevant à peine de l’humain. Les ombres de la périphérie n’accèdent pas au rang d’individus ; leurs silhouettes ne sont pas même esquissées, se confondant dans un agrégat sans contours.
4L’existence même de cette banlieue proche que tout distingue de la capitale interroge pourtant : en inscrivant dans l’espace l’apparition d’une marginalité populaire, elle rend visible un phénomène politique propre au régime républicain. Alors que la République entend fonder sa légitimité sur la volonté du peuple, elle n’en sécrète pas moins des exclus, maintenant « aux bords du politique », pour reprendre l’expression de Jacques Rancière ([1990] 2004), certains citoyens qui ne le sont pleinement. N’apparaissant que comme une masse indifférenciée, les habitants de ces périphéries sont comme soustraits à la collectivité nationale, formant une sorte d’infra-populaire maintenu à la marge — masse, et non peuple. Ils et elles ne sont pas représentés. Leur présence, qui s’impose pourtant au regard dès lors qu’on sort de la capitale, rappelle à elle seule que certains sont exclus du pacte social par lequel la République voudrait se définir. « Sur la petite place [d’Ivry], je revois la statue de la République — elle tend les bras à qui ? », s’interroge Dabit dans Ville Lumière ([1935] 1987, p. 68) : manifestement pas à ceux et à celles qui la voient tous les jours. Si la banlieue renvoie à « l’inscription territoriale d’une question sociale », comme l’écrit Annie Fourcaut (2006, p. 76), son existence soulève une question plus profondément politique.
5D’autant que « l’ordure humaine » qui s’offre au regard de Zola ne présente pas les traits folkloriques de la canaille de la « zone » : elle ne relève pas de la mythologie pittoresque par laquelle le centre représente (et s’approprie) ses marges. La banlieue proche diffère en effet des bas-fonds dont Dominique Kalifa (2013, p. 27) rappelle qu’ils étaient inséparables de « la ville ancienne, vieillie, étroite, saturée, que les tensions sociales agitent et que les pulsions de son imaginaire enflamment ». Au cœur de la culture de masse, cet espace stéréotypé offre des caractères et des situations typiques, similaires d’un récit à l’autre, où l’on repère « des décors mille fois connus, des personnages mille fois vus, des intrigues mille fois entendues » (ibid., p. 138). La banlieue, elle, reste pure marge : elle n’est pas réintégrée par le biais de récits folkloriques. Dénuée de tout charme pittoresque, elle est ce lieu de la misère sans imaginaire. Elle constitue moins un monde du dessous qu’un monde de l’à-côté, celui où sont relégués les travailleurs modernes et les plus pauvres, et non les voyous ou les artistes « bohême ». Loin de faire contre-société, elle participe de l’ordre social en maintenant à l’extérieur les plus démunis et les plus exploités, en dissimulant aux regards la réalité impliquée par le régime moderne capitaliste. Ce n’est pas l’espace des frissons, mais celui d’éventuelles indignations.
Surgissement des ombres
6Si Nelly Wolf (1990, p. 73) estime que « les exclus de l’intégration républicaine font pression sur la fiction », ils s’imposent de façon particulièrement vive dès lors la fiction romanesque s’ancre dans l’espace banlieusard. Or dès lors qu’il s’agit d’intrigues et non plus de tableaux d’ensemble, « l’ordure humaine » se dissout pour faire surgir des personnages et des destins singuliers. Les ombres prennent corps et visages. Amalgamées dans un agrégat indistinct, elles n’étaient que l’image effrayante de la misère ; dotées d’une individualité, elles incarnent une condition non moins effrayante, mais incarnée : elles travaillent (beaucoup), aiment (un peu), rêvent, pensent et changent ; elles existent. Deux livres accomplissent ce renversement : Aubervilliers de Léon Bonneff (1922) et La Rue sans nom (1930) de Marcel Aymé.
7Dans le roman éponyme de Léon Bonneff, la ville d’Aubervilliers ne prend corps et sens que par ses habitants et ses habitantes. Dénué de toute indication topographique ou de notation géographique, le récit n’en livre aucune description. Ce qui importe, ce sont les drames et les quelques joies de ceux et celles qui y vivent. Dépourvu d’anecdotes et de drames, le récit progresse par contiguïté et par capillarité : un personnage mène à un autre, le lecteur bifurquant d’une industrie vers une autre au gré des licenciements et des rencontres. En leur donnant un nom, un corps, une histoire, la narration donne une consistance aux silhouettes croisées : elle les arrache à la masse indistincte et indifférenciée du travail mécanique. Le contremaître Michel et sa fille, le Roussi, l’Ancêtre, les Cléach venus de Bretagne, Mme Marie — tous sont accablés par des journées de travail interminables et par l’absence totale d’horizon, mais tous sont dotés d’une épaisseur qui les fait exister.
8De même, ce qui importe dans le microcosme de La Rue sans nom de Marcel Aymé, ce sont ses habitants et les relations qui se nouent entre eux (et elles). Le principal ressort narratif de ce roman, situé dans une rue anonyme d’une commune banlieusarde, repose sur l’arrivée de deux inconnus dans cette « rue sans nom » : Finocle, d’abord désigné comme « un homme qui n’était pas de la rue » — ce sont les premiers mots du roman — et sa fille Noa, « la fille aux mains pures de travail » (Aymé, [1930] 1986, p. 7 et p. 88). Ces personnages fonctionnent comme des éléments perturbateurs, rompant l’équilibre précaire de cet univers clos sur lui-même, espace atemporel de la pauvreté et de l’exploitation quotidienne où l’on ne croise habituellement que ceux qui y habitent – aucun étranger ne venant s’y aventurer sans raison, aucun flâneur ne s’y promenant par plaisir… L’intrigue, vaguement colorée de noir (d’anciens bagnards doivent se cacher de la police) et de rose (la belle Noa inspire quelques amours), consiste à suivre les réactions de la rue face à la survenue de ces deux corps étrangers, qui ne travaillent pas et viennent d’ailleurs. Le trouble qu’ils instaurent est l’occasion de présenter une galerie de personnages secondaires qui peuplent le roman comme ils peuplent la rue. Ce roman est en effet avant tout habité : ce sont les relations nouées au sein de ce microcosme qui en forment l’ossature. Ces relations, qui reposent d’ailleurs sur des sentiments humains « universels » (amour, désir, haine, jalousie, xénophobie, mesquinerie, révolte), dessinent une géométrie variable : la rue est profondément divisée (entre Français et Italiens, entre le Coin des Gueux et le bout de la Fontaine, entre hommes et femmes), mais elle se soude contre les attaques venues de l’extérieur.
9Car dès que s’ouvre l’intrigue, la rue est menacée de destruction, la municipalité ayant décidé de démolir les taudis qui la bordent :
Un bourdonnement d’humanité blessée emplissait la rue à l’heure du soir habituellement silencieuse. […] Ils avaient appris la nouvelle au retour de l’usine : les travaux de démolition allaient commencer dans un mois. Toutes les maisons de la rue seraient rasées pour faire place à d’orgueilleuses constructions en ciment armé où l’on aménagerait une cité de bureaux. […] Les travaux seraient conduits rapidement. Dans six mois plus rien ne resterait de ces logements de pauvres dont une commission d’hygiène avait dénoncé l’insalubrité. (Ibid., p. 119)
10Des bureaux en lieu et place d’habitations, des employés se substituant aux habitants : cet ordre porte en lui la négation de la misère, mais aussi de ce qui fait de cette rue un organisme vivant. Plus encore que par la déploration assumée par une voix narrative surplombante, c’est en donnant corps et vie à ceux et celles qui l’habitent que le roman donne à sentir la violence de cet anéantissement programmé. C’est précisément ce que l’administration ignore que le roman donne à voir, une communauté, traversée de tensions mais plus simplement tissée de relations. Le regard du lecteur épouse en effet celui de Noa, la nouvelle arrivée dans cette rue : d’abord désespérée de cet exil contraint, elle finit par s’attacher à ceux qui peuplent ce milieu hostile :
Le plus souvent, enfermée dans sa chambre, elle lisait des journaux illustrés, regardait, le visage plaqué aux carreaux de la croisée, les enfants des familles nombreuses jouer à cache-cache dans les couloirs des maisons sales, pleines d’une vie triste et disputée, où l’amour avait les mains dures. […] La vie amère, dense, qu’elle devinait dans la profondeur obscure des maisons, derrière les épaules de ces hommes voûtés par la fatigue, l’attirait. Il lui semblait qu’elle fût appelée à un rendez-vous avec l’amour, un amour innombrable et fort, dans une communion de misère.
Elle aurait souhaité d’être mêlée à la vie de ces gens, à leurs affections bousculées. Tous les rêves de son enfance repliée dans la solitude des pensions de famille […] renaissaient à la chaleur de ces vies obstinées contre la misère. Parfois, elle interrogeait la Méhoule sur le travail des ouvriers, demandait le nom d’une femme, d’un enfant. Elle apprit à les connaître, plaignit leurs fatigues, les aima. (Ibid., p. 76)
11Des journaux illustrés et de leurs vedettes de papier aux noms et aux dures vies des habitants de la rue, tel est le parcours accompli par Noa au fil des pages. Les larmes qu’elle verse à son arrivée laissent place à un intense sentiment de compassion. Cette curiosité est celle que suscite le roman, qui donne lui aussi les noms des femmes, des enfants et des hommes qui y travaillent, qui décrit lui aussi le dur labeur des uns et des autres. De même, le fil de la lecture modifie le regard porté sur ce lieu du sordide par excellence : il ne se résume pas à sa seule misère. Si le décor n’évolue aucunement, si la boue est toujours là, si les maisons sont toujours aussi laides, la perception de ceux qui les habitent s’approfondit, les donnant à voir comme des êtres pris dans des passions et des rêves – et non uniquement comme des figurants subissant leur sort. Les habitants de la rue ne sont plus seulement des silhouettes déterminées par le milieu dans lequel elles évoluent.
12Les Johannieu, en particulier, gagnent en épaisseur et en humanité au fil des pages. Le père de famille, « homme paisible, amoureux de ses habitudes », se transforme en « héros de légende » (ibid., p. 83), fou amoureux de la belle Noa. La folie qui s’empare de lui le fait plonger dans une sorte de monde romanesque parallèle, et lui fait découvrir une « vie secrète empruntée aux plus médiocres réalités » procurant « d’incomparables délices » (ibid., p. 105). Dans son délire amoureux, Johannieu échappe à la soumission et aux adversités qui constituaient son quotidien ; il s’invente un monde qui ne prend vie que dans le cadre de sa fenêtre, devenant pour la première fois l’auteur de sa propre vie ; absorbé tout entier par son idylle imaginaire, il ne va plus travailler, ne s’occupe plus de ses enfants : « J’ai tout trouvé, tu comprends, alors il faut me laisser où on a besoin de moi » (ibid., p. 106), explique-t-il à sa femme. Aucune trace d’ironie ne vient dénigrer cette transformation, ni de la part du narrateur, ni de celle des autres personnages. Johannieu n’est plus seulement un ouvrier peinant à nourrir ses cinq enfants, il est aux yeux de ses voisins « un être prestigieux, de légende » (ibid., p. 88), et à ceux du lecteur un personnage frappé par l’amour.
13Du fait même de la logique narrative qu’il implique, le roman dote d’une épaisseur ceux qui n’étaient que des ombres, d’une individualité, de rêves et de visages ceux qui étaient perdus dans une effroyable masse. C’est cette incarnation qui confère aux récits de Marcel Aymé et de Léon Bonneff leur portée critique. Au prisme du roman, la banlieue la plus noire apparaît aussi comme un réservoir de drames où se nouent de petites intrigues, souvent insignifiantes, simplement humaines. Il n’y a là en effet aucun grandissement épique ou lyrique : le peuple n’est pas sujet d’exaltation ou de valorisation particulière. Il n’est pas représenté comme le garant d’une authenticité supposée : il survient comme un réseau de relations, parfois animé de combats communs ou divisé par des dissensions internes. Il est significatif à cet égard que les dialogues ne sont pas traversés par des effets linguistiques signalant le « populaire » : il ne s’agit pas de « faire peuple », mais de dévoiler une réalité sociale à la fois révoltante par la misère qui y règne et quotidienne par les rapports qui s’y nouent et les ressorts qui la meuvent.
Dénonciations
14La dimension explicitement politique est remarquablement absente des romans envisagés : leurs personnages ne sont pas des militants, ou alors de façon très anecdotique. L’engagement politique lui-même n’est guère représenté. La banlieue de nos récits est bien plus noire que rouge. Mais ce silence politique est contrebalancé par la seule délocalisation des intrigues dans ce décor désolant de la banlieue proche : choisir pour objet narratif ce cadre et ceux qui l’habitent, c’est les rendre visibles, les imposer à l’attention du lecteur. En témoigne une très courte scène du premier tome des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Grand industriel impliqué dans le pétrole, M. de Champcenais se fait conduire par son chauffeur en banlieue pour rencontrer un constructeur automobile pour affaires. Or dès qu’il « acheva de franchir le pont de Puteaux », c’est-à-dire dès qu’il sort des limites de la ville pour se retrouver en banlieue, « il vit beaucoup d’hommes, en casquettes et vêtements de travail » :
Plus loin, sur l’autre rive de la Seine, des hommes, d’aspect semblable, formaient une foule. Ils étaient debout, à peu près immobiles. Ils occupaient la chaussée et les trottoirs, laissant à peine le passage aux voitures. Cette foule, dans la lumière assez limpide du jour déclinant, avait quelque chose de terreux. Elle ressemblait à un labour fraichement remué.
Champcenais éprouva une brusque inquiétude. Il dit à son chauffeur :
– N’allez pas trop vite. […]
Déjà la voiture était engagée dans la foule. Le chauffeur cornait, non sans impatience. Au son de la trompe, les visages se tournaient vers l’auto. Champcenais les avait tout près de lui. Il lui sembla qu’il n’avait jamais vu tant de visages du peuple. Visages silencieux et tendus.
[…] Il avait l’impression de découvrir la réalité absurde et solide, au sortir d’un rêve habité par des chimères spéciales. […] Pourtant, il n’avait pas l’habitude de s’émouvoir à propos de rien. Il savait fermer les yeux pour supprimer les apparences qui l’auraient gêné dans sa représentation du monde. Cette fois, ses yeux s’obstinaient à rester ouverts, et lui montraient des faces, des yeux, des casquettes, les mailles d’une foule élastique où l’auto se prenait, et où chaque tour de roue semblait devoir être le dernier. (Romains, [1932] 2000, p. 94-95. Je souligne)
15La banlieue, y compris la plus proche, est le lieu du surgissement des invisibles : s’y rendre, c’est être contraint de voir une partie de la population qu’on préférait ignorer ou réduire à une abstraction. Dès que le grand industriel franchit les limites de Paris, le voici confronté aux « visages du peuple », dans un face-à-face aussi soudain qu’inattendu. La voiture étant obligée de ralentir, ces visages sont à la fois individuels et pris dans une foule : ils représentent une force dont Champcenais sent brusquement toute la menace. Ce qui surgit alors en banlieue, ce n’est rien moins que le peuple réel, non pas réduit à une abstraction politique ou économique, mais apparaissant comme une collectivité composée d’individus que réunissent une cause commune et une lutte à mener. Le terme de visages est répété, sans que ces derniers ne soient décrits : il importe moins, dans cette scène, de décomposer en différents traits les visages aperçus que de marquer leur seule présence. Ce passage nous paraît très représentatif de la fonction que joue la banlieue industrielle dans certains romans qui s’y aventurent : elle rend inévitable la confrontation les différents visages du peuple.
16Le passage commenté évoque les mots de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? :
Parler, c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. Ainsi, en parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer ; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer. Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d’action secondaire qu’on pourrait nommer l’action par dévoilement. (Sartre, [1948] 2008, p. 27)
17Faire entrer la banlieue industrielle et ses travailleurs sur la scène romanesque, c’est bien « nomme[r] ce qui n’a pas encore été nommé ou ce qui n’ose dire son nom » (ibid., p. 29), et l’évocation a ici valeur de dénonciation. La précision des descriptions, en particulier celles de ces « métiers qui tuent », pour reprendre le titre du premier ouvrage des frères Bonneff, parvient à elle seule à « rendre la réalité inacceptable » (Boltanski, 2008). La révélation d’une réalité sociale et humaine habituellement passée sous silence ne se double pas d’une accusation précise ni de revendications clairement formulées : elle se contente de rester au plus près de ceux qui vivent dans ces conditions. Dès lors, la dimension politique de ces récits réside essentiellement dans la mise en lumière des destinées de banlieue et dans leur singularisation : infra-politique dans l’évocation de l’infra-ordinaire.
18Elle passe ainsi par une politique des corps et des visages, car ce sont eux qui portent la marque de l’intolérable. Les corps, en effet, sont déformés par le travail et l’insalubrité des logements. Éprouvés et attaqués de toutes parts, ils s’abîment dès le plus jeune âge, épuisés par les émanations toxiques, la nourriture médiocre, l’absence de lumière mais surtout par le labeur auquel ils ne peuvent se soustraire. Les silhouettes douloureuses des plus âgés témoignent des accidents passés ou tout simplement de l’usure prématurée et de la souffrance physique. Ainsi de « la mère François que les enfants du voisinage appelaient sans méchanceté la mère Neneuil à cause son œil crevé » (Bonneff, [1922] 2015, p. 158), et qui, après avoir été renvoyée par les nouveaux patrons de la fabrique de feux d’artifice, va « piquer des crottes de chien à la porte de Flandre et aux abattoirs » :
Il ne faut pas rire ni trop grimacer de dégoût à l’énoncé d’une occupation aussi singulière. Une femme de soixante-quatre ans, borgne, d’un aspect rude et déplaisant – le travail assidu et trop précoce marque les traits peu gracieusement : on ne peut pas être « un beau vieillard » quand on a trop trimé – n’a pas le choix des métiers. (Ibid., p. 191)
19Les corps des travailleurs et de leur famille portent les traces et les stigmates de la condition qui leur est réservée, « exprim[ant] la vérité des choses à la manière dont les fossiles portent leur histoire écrite » : ils sont ces « pierres muettes » dont Jacques Rancière a souligné le pouvoir évocateur :
[…] les pierres aussi parlent. Elles n’ont pas de voix comme les princes, les généraux ou les orateurs. Mais elles n’en parlent que mieux. Elles portent sur leur corps le témoignage de leur histoire. Et ce témoignage est plus fiable que tout discours proféré par une bouche humaine. Il est la vérité des choses opposée au bavardage et au mensonge des orateurs. (Rancière, 2007, p. 23)
20Les corps des Albertivillariens décrits par Léon Bonneff expriment par leurs blessures, leurs difformités et leurs infirmités l’injustice réservée à ces travailleurs de l’ombre. Leur seule évocation fait parler ces « pierres muettes », témoins, victimes et reflets d’une violence sociale constante. Le discours dénonciateur s’incarne, ainsi, presque littéralement, dans « une écriture conçue comme machine à faire parler la vie, une écriture à la fois plus muette et plus parlante que la parole démocratique » (ibid.). Il n’y a rien de métaphorique dans ce récit : la condition des Albertivillariens n’est pas une image de la condition humaine ; elle leur appartient. Aux symboles, Bonneff préfère la brutalité du fait.
21Ainsi, la volonté de rappeler l’existence de vies minuscules, piétinées par un ordre social — et spatial en l’occurrence — manifestement injuste participe à la reconfiguration du « partage du sensible » par laquelle Jacques Rancière définit « la politique de la littérature », c’est-à-dire la forme d’intervention dans le monde qui lui est propre : c’est en restituant une visibilité et une parole à ceux qui en sont socialement et politiquement privés que la littérature agit sur la perception et sur la réalité de l’ordre établi. Faisant surgir à la lumière des figures de l’ombre, elle « dénonce l’accaparement de la scène sociale par quelques-uns, au détriment des plus démunis, invisibles et privés de parole, qu’elle rend visibles et audibles au sein de l’espace romanesque » (Rancière, 2007, p. 15). Les laissés-pour-compte y acquièrent droit de représentation, qui est, d’une certaine façon, droit de cité.
22Ce que nous pourrions nommer une politique de l’attention fait des figurants (de l’ordre social) des personnages (de roman) à part entière. Le surgissement des « figurants » sur la scène romanesque est bien politique, non seulement parce qu’il inverse les hiérarchies de l’attention, mais aussi parce qu’il brouille la distinction entre protagonistes et personnages secondaires. Les récits évoqués ici renoncent en effet à cette hiérarchie en adoptant le modèle de la galerie de personnages. Certains caractères sont davantage développés quand d’autres ne font que passer. Défilent au cours des pages différents personnages, tous liés par le fait qu’ils habitent le même lieu, l’Aubervilliers des usines ou « la rue sans nom » du roman de Marcel Aymé. Dans le texte de Léon Bonneff en particulier, aucun protagoniste ne se dégage véritablement, ce qui implique que chacune des silhouettes aperçues est susceptible d’occuper le premier plan. Tous les personnages sont ainsi à peu près « égaux » dans l’économie narrative. Délaissant le modèle biographique, ces romans se définissent comme un espace d’accueil virtuellement infini, ouvert à tous et à toutes, susceptible de multiplier sans cesse les fils narratifs et les personnages. Ils donnent à lire l’interchangeabilité des destins, leur croisement au sein d’une communauté de mises en relation en perpétuelle redéfinition.
23Or n’est-ce pas là une façon de définir ce terme difficilement saisissable qu’est celui de « peuple » ? Le peuple, ne pourrait-ce être l’ensemble des « figurants » pris dans des relations réciproques et multiples — affectives, sociales, hiérarchiques… ? Le choix de la galerie de personnages, celui d’ériger chacun en objet digne d’attention, reflètent la volonté de
rendre aux figurants, qui sont au cinéma ce que le peuple est à l’histoire, leurs visages, leurs gestes, leurs paroles et leur capacité d’agir. De les filmer [ou de les écrire] moins comme une masse que comme une communauté, cette actrice principale – active et non passive – de l’histoire réelle. (Didi-Huberman, 2012, p. 15)
24Les « peuples exposés, peuples figurants » évoqués par Georges Didi-Huberman ne sont pas condamnés à se fondre dans le décor : ils l’habitent et le modifient sans cesse.
25C’est précisément la reconnaissance de ce pouvoir agissant que revendiquent les habitants de La Rue sans nom face au mépris aveugle de l’administration. L’espace de cette rue anonyme n’est pas dissociable de ceux qui l’habitent : peu importe le motif de sa démolition, cette dernière ne prend pas en compte les vies qui s’y déroulent, les corps qui s’y meuvent, les destinées qui y prennent forme.
Du bout de la fontaine au coin des gueux, les voix s’insurgeaient contre l’iniquité d’une décision aussi arbitraire. Car pourquoi démolir cette rue plutôt qu’une autre rue ? Avait-on demandé l’avis des intéressés ? […]
On n’avait pas le droit de les expulser, la rue était à eux. […] La rue n’était pas seulement une double rangée de maisons entre lesquelles circulait un courant d’air ; elle était leurs personnes mêmes intégrées à la pierre, aux charpentes, au sol. Eux seuls en pouvaient disposer, il n’appartenait pas à quelques bourgeois avides de jeter bas ces maisons où la vie difficile, les plaisirs disputés et la souffrance des habitants avaient inscrit un droit de propriété informel. (Aymé, [1930] 1986, p. 119-121)
26La lutte des classes est ici lutte pour l’espace, mais aussi pour la représentation qu’on en a : pour les uns, il s’agit d’un terrain vide dont on peut disposer pour y ériger des bureaux ; pour les autres, c’est un territoire habité, d’autant plus intensément qu’on est condamné à y vivre par la pauvreté. Le combat n’est pas égal, et la rue sera détruite, mais le roman a donné à voir une communauté en train d’advenir et d’agir.
27La dimension politique d’Aubervilliers et de La Rue sans nom s’exprime ainsi à travers l’espace. Les (rares) luttes que les intrigues mettent explicitement en scène relèvent de la revendication d’un espace public sur lequel les habitants voudraient faire valoir leurs droits, quand bien même ils et elles n’en sont aucunement propriétaires. Les « intéressés » se font entendre en occupant l’espace dont ils proclament le caractère public. Ils refont de la rue un enjeu politique : s’affrontent sur ses trottoirs deux forces antagonistes revendiquant toutes deux son appropriation.
Les Italiens étaient déjà devant leurs maisons. Le jour d’avant, sous la conduite de Cruseo, ils avaient refoulé une équipe importante de démolisseurs en leur jetant de molles immondices par les fenêtres des étages.
Ce matin, ils attendaient la police. De ses compagnons, Cruseo composa deux files parallèles adossées aux demeures menacées. Il s’agissait d’une simple démonstration, une résistance toute pacifique. […]
Une morne colère était sur tous les visages. (Aymé, [1930] 1986, p. 189)
28C’est là l’acte politique tel que le définit Rancière :
Le travail essentiel de la politique est la configuration de son propre espace. L’essence de la politique est la manifestation du dissensus, comme présence de deux mondes en un seul. La politique consiste à transformer ce que la police considère être un simple espace de circulation en espace de manifestation d’un sujet : le peuple, les travailleurs, les citoyens. Elle consiste à refigurer l’espace, ce qu’il y a à y faire, à y voir, à y nommer. Elle est le litige institué sur le partage du sensible. (Rancière, [1990] 2004, p. 241)
29Entravant la circulation, l’occupation de l’espace par les habitants les fait advenir en tant que sujets — acteurs et actrices de leur histoire, conscients de ce qui les unit entre eux et de ce qui les oppose aux autres. Ce faisant, ils et elles reconfigurent la perception de la rue : celle-ci n’est pas seulement un alignement de masures précaires, misérables et insalubres qu’il faut détruire, effacer au plus vite ; elle est cet espace habité où se nouent des destinées. Mais c’est aussi la perception qu’ont les habitants d’eux-mêmes qui change : ils et elles ne sont pas seulement des travailleurs de l’ombre, subissant leur destin ; ils et elles imposent leur présence, leur voix, et se définissent comme une partie essentielle de « ce qu’il y a voir, à nommer » dans cette rue. Ils constituent dès lors un nous qui dépasse les antagonismes préexistants (xénophobes en particulier).
30La dimension politique est ainsi rendue indissociable de l’espace, de son occupation et de sa perception : qui y voit-on ? Qu’y fait-on ? À qui appartient-il ? En plaçant leurs intrigues dans la banlieue noire des travailleurs les plus déconsidérés et les plus évidemment exploités, leurs auteurs font de ces romans des équivalents de ces rues soudainement occupées par les invisibles qui les habitent et les traversent, de cet espace public brusquement disputé. La banlieue noire ne serait-elle pas en passe de devenir rouge ?