« Quelle volupté, ma banlieue… ». Romans périurbains et utopie populaire chez René Fallet (1947-1975)
1L’œuvre de René Fallet n’est pas de celle qui s’est attirée les faveurs de la critique universitaire, à en juger par le nombre plutôt modeste d’articles académiques, de thèses, voire de colloques qui lui ont été consacrés (Sourdot, 2005). Romancier en marge des grands courants de renouvellement du récit, écrivain souvent qualifié de « populiste » (dans le sens neutre qu’il a dans les années cinquante comme dans le sens péjoratif d’aujourd’hui), et qui n’a pas hésité en effet à assumer la plupart des stéréotypes associés à l’image du « Français moyen1 », Fallet aurait cumulé les stigmates interdisant les approches critiques sérieuses de son œuvre. Pourtant, à considérer sa production littéraire – plus d’une vingtaine de romans entre 1947 et 1980, auxquels il faut ajouter quelques essais et des recueils poétiques –, et sans chercher à lui conférer une profondeur, une hauteur de vue ou une radicalité auxquelles elle ne prétend pas, force est d’admettre ses qualités intrinsèques – son inventivité narrative, son humour, sa sensibilité notamment –, et l’intérêt indéniable du tableau qu’elle brosse, de manière à la fois goguenarde et mélancolique, de la France des Trente Glorieuses. D’un texte à l’autre, on peut d’ailleurs y suivre les lignes qui esquissent une forme d’utopisme « populaire », certes gros d’ambiguïtés, on le verra, mais qui donne à cette œuvre une certaine épaisseur politique dont il convient de comprendre la logique. Surtout, les représentations de la banlieue sont au cœur de cette imaginaire du « peuple », objet d’un processus contradictoire, mais assurément fantasmatique, d’idéalisation et de déformation burlesque tout à la fois.
Un écrivain « populaire »
2René Fallet aurait pu sans doute revendiquer l’étiquette d’écrivain « populaire », terme que l’on peut comprendre ici dans ses différentes acceptions. Populaire, il l’est d’abord comme figure publique, dont l’image auctoriale s’est formée parallèlement à son succès éditorial. Le récit romancé de sa carrière, répété notamment dans ses entretiens avec Jean-Paul Liégeois (Liégeois, 1978), se fonde sur quelques coups d’éclat qui l’ont rendu visible et reconnaissable dans le monde médiatico-littéraire de l’après-guerre : le soutien de Blaise Cendrars au jeune auteur débutant, le succès immédiat de son premier roman – Banlieue Sud-Est – paru en 1947, sa rencontre et ses liens d’amitié avec quelques figures au rayonnement culturel important, comme Brassens, Prévert ou Doisneau, eux-mêmes souvent qualifiés d’artistes « populaires ». Enfin, plusieurs de ses récits ont été adaptés au cinéma, assurant à son œuvre une ample diffusion : entre autres, par René Clair, pour l’un de ses films tardifs (l’adaptation, en 1957, du roman La Grande Ceinture sous le titre Porte des Lilas), par un cinéaste « qualité française » (et anti-Nouvelle Vague) comme Pierre Granier-Deferre (Paris au mois d’août, 1965) ou encore par un réalisateur de comédies grand public comme Jean Girault (La Soupe aux choux, 1981).
3Populaire, Fallet l’est en outre du point de vue de ses origines sociales, comme il le rappelle souvent dans ses romans à tonalité autobiographique ainsi que dans l’épitexte de son œuvre (dans ses entretiens notamment). Ses parents, issus d’un milieu paysan, sont venus de leur Bourbonnais natal s’installer à Clermont-Ferrand, puis en banlieue parisienne – à Villeneuve-Saint-Georges, plus précisément, où Paul Fallet, le père, devient cheminot et s’affirme par son engagement communiste, qui lui vaut quelques ennuis durant l’Occupation (Lécureur, 2005, p. 11-23). Les récits de René Fallet oscillent ainsi entre ces deux pôles sociogéographiques, où ils puisent l’essentiel de leur personnel romanesque comme les marqueurs argotiques ou « terroir » de leur style : la ville de cette « banlieue Sud-Est » où il a passé sa jeunesse d’une part, et la région d’origine de ses parents de l’autre (le Bourbonnais, présenté comme l’archétype du monde rural français).
4Sur le plan thématique, Fallet reprend à son compte nombre de traits qui constituent, dans l’imaginaire collectif, une certaine vision du peuple – et qui recoupent d’ailleurs, pour une part, ceux que Pierre Sansot avait analysés dans son étude sur les « gens de peu » (Sansot, 2009) : la « gouaille » et le goût du franc-parler ; le refus de la bienséance, notamment pour tout ce qui concerne les réalités du corps en général et de la sexualité en particulier ; l’exaltation du vin et de l’univers du bistrot (c’est la « veine Beaujolais » de son œuvre, que Fallet oppose à une « veine whisky » plus mélancolique) ; la valorisation de sports et de loisirs spécifiques – le cyclisme, la pêche, la pétanque ; la mise en avant enfin de l’amitié virile comme lien social le plus structurant, et souvent exclusif, puisqu’il ne va pas sans une forme de misogynie (latente ou explicite). L’exaltation de ces mythes confine, on le voit, à la caricature ; elle peut être comprise comme une forme de provocation assumée contre l’« intellectualisme » (celui que Fallet associe alors à l’existentialisme, puis au Nouveau Roman, à Tel Quel, etc.), mais il faudrait aussi y reconnaître des intentions proprement burlesques et satiriques. Le modèle de Rabelais notamment – le mythe vulgarisé d’une langue « rabelaisienne » tout comme le Rabelais savant et carnavalesque de Bakhtine – est sans doute essentiel pour saisir l’ambivalence esthétique de la prose falletienne (Sourdot, 2005).
5On comprend dans tous les cas que cet attachement aux mythes populaires retranche cette œuvre des grands courants littéraires d’après-guerre, où l’expérimentation formelle est aussi une façon de contrer de tels lieux communs, et qu’il confère à son auteur un capital symbolique relativement faible au sein du champ littéraire, sans qu’on puisse pour autant rattacher tout à fait ses romans à la littérature de grande diffusion (ceux-ci présentant trop d’indices de littérarité pour être réduits à ce secteur du marché du livre). Son œuvre serait, plus justement, un prolongement du populisme littéraire d’avant-guerre, celui que Léon Lemonnier théorise par exemple dans son Manifeste du roman populiste (1930), ou qu’ont illustré aussi, différemment, Marcel Aymé ou Pierre Mac Orlan (Kern, 2021). Mais contrairement aux romans d’une autre figure proche de ce mouvement, comme Raymond Queneau – avec lequel Fallet aurait par ailleurs certaines parentés –, l’auteur adhérerait à ces mythes sans toujours les mettre à distance, sans s’en jouer par l’usage du second degré et des allusions savantes. À les considérer sous le jour le moins généreux, ses récits renverraient à leurs lecteurs une confirmation rassurante des « mythologies » dénoncées dans les mêmes années par Barthes. Or, sur ce plan-là, l’œuvre de Fallet est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Parallèlement aux représentations parfois stéréotypées des classes populaires, il y développe aussi une utopie de l’existence périurbaine où s’affirment ses penchants libertaires – Fallet a été élevé dans un milieu avant tout communiste, mais c’est l’anarchisme qui le tente très vite – et une réelle volonté d’émancipation, mais en dehors de toute théorisation et dogmatisme idéologique2. L’outrance verbale est l’une des façons de signifier cette liberté, même si elle risque parfois de se retourner contre elle-même.
Une ville de banlieue, trois romans
6Les représentations de la banlieue jouent un rôle central dans la constitution de cet imaginaire à la fois littéraire et idéologique du peuple, et en révèlent sans doute une bonne part des ambivalences. Trois romans me paraissent particulièrement significatifs pour en comprendre l’évolution, et c’est sur eux que je vais m’arrêter dans les lignes qui suivent. Le premier, Banlieue Sud-Est, a été publié chez Domat en 1947 ; il s’agit, on l’a dit, du premier roman de Fallet, celui qui l’a fait connaître. À travers les histoires parallèles de deux frères, Bernard et Claude Lubin – qui ne sont pas sans ressemblance avec le duo formé par l’auteur lui-même et son frère –, et à travers le groupe de jeunes Villeneuvois auquel ils appartiennent, Fallet y décrit la jeunesse de son temps, celle des zazous qui ont connu l’adolescence durant l’Occupation et qui entrent dans le monde adulte à la Libération. Il s’agit alors, affirme Fallet dans sa préface, d’un « sujet neuf, encore inabordé » : « Échec ou réussite, j’aurais au moins levé le voile pudique jeté sur ma génération. » (Fallet, 2008, p. 23) Le roman est d’ailleurs perçu à l’époque comme un témoignage authentique sur les zazous, leurs aspirations, leur mode de vie, leur désenchantement aussi. Le deuxième roman qui m’intéressera est La Grande Ceinture, paru chez Denoël en 1956. Celui-ci se déroule dans un quartier misérable – appelé La Décharge – d’une ville de banlieue, où la terre est « truffée […] de plâtre, d’os et de ferrailles. » (Fallet, 1956, p. 9) Y sont relatées les mésaventures d’une sorte d’antihéros surnommé Juju, jeune désœuvré ayant un fort penchant pour l’alcool, et qui s’est pris d’admiration pour un criminel qui, après avoir abattu deux policiers, a trouvé refuge dans la Décharge. Les deux protagonistes nouent une forme d’amitié ambiguë, fondée sur leur haine commune des « flics », des prêtres et de la morale du travail ; elle finit toutefois par la mort du criminel et la déchéance définitive de Juju, son assassin malgré lui… On peut qualifier ce roman à partir de ce que le critique Paul Guimard disait du film qu’il a inspiré (Porte des Lilas de René Clair) – malgré les grandes différences entre le texte et son adaptation : par son style marqué par l’argot et son intrigue de roman noir, il « s’ébroue dans la Série Noire » tout en « bifurqu[ant] vers Marcel Aymé » (Lécureur, p. 108-109). Enfin, je terminerai par un roman plus tardif de Fallet, Le Beaujolais nouveau est arrivé, paru en 1975 chez Denoël. S’y donne libre cours, sous forme de fable satirique souvent outrancière, une vision tout à fait désenchantée de la banlieue moderne, pompidolienne et giscardienne, désormais livrée aux promoteurs immobiliers et à la politique des grands ensembles. Fallet oppose à cette modernité urbanistique envahissante une bande de quatre « irréductibles » aux noms évocateurs (l’onomastique rappelle ici aussi Marcel Aymé) : Camadule, Debedeux, Poulouc et Poirier (surnommé Captain Beaujol), qui se sont retirés dans un café à l’ancienne, hors du temps, où ils devisent sur l’avenir (forcément terrifiant) du monde moderne – le monde en l’an 2000. Ces quatre personnages sont aussi une synthèse de ce qui représente, aux yeux de Fallet, la « France populaire », face au progrès imposé par les élites politico-économiques.
7Dans ces trois romans, la banlieue évoquée se réduit, de manière quasi emblématique, à la ville natale de Fallet, Villeneuve-Saint-Georges. Il est d’ailleurs significatif que Banlieue Sud-Est – son premier roman, donc – soit dédié non à des proches ou à ses mentors, mais « À la municipalité de Villeneuve-Saint-Georges / À la place de la Gare / Au Café du Cygne », façon d’inscrire la naissance de sa vocation de romancier dans des lieux géographiques tout à fait concrets. Ainsi, les trois romans que j’ai cités, et qui s’échelonnent sur une trentaine d’années, peuvent être lus comme la chronique à la fois personnelle et socialement marquée de cette banlieue-là, de son évolution, de ses changements les plus symptomatiques : une banlieue avant tout ouvrière (une banlieue « rouge »), marquée par sa fonction de nœud ferroviaire – Villeneuve-Saint-Georges est l’une des principales gares de la Grande Ceinture (qui donne son titre au roman de 1956) ; beaucoup d’habitants y sont employés par la SNCF, notamment comme ajusteurs, tels les personnages de la petite bande de copains de Banlieue Sud-Est. Dans La Grande Ceinture, le récit revient très fréquemment sur la fascination de Juju pour le chemin de fer, qui incarne, aux yeux du banlieusard désargenté, une possibilité d’évasion hors de la misère endémique (fuir en Corse est un des leitmotivs du roman). Villeneuve connaît aussi progressivement l’aisance relative de la banlieue pavillonnaire et petite-bourgeoise (à côté de laquelle subsistent toutefois quelques quartiers miséreux), puis est confrontée, après la guerre, à l’arrivée des grands ensembles et à la disparition d’un certain mode de vie, présenté dans les derniers romans de Fallet sur un mode nostalgique. Mais malgré les décennies qui séparent chacun de ces textes et les changements notables entre les contextes qui les ont vus naître, ces représentations littéraires mobilisent des motifs récurrents, qui disent quelque chose d’une forme d’utopie personnelle dont j’aimerais montrer ici la logique.
Le banlieusard, un paysan qui s’ignore ?
8De manière générale, la banlieue représente, pour Fallet, un lieu de transition entre monde urbain et monde rural. Dans ses romans, les jeunes banlieusards ont un rapport de fascination-répulsion avec la campagne : elle incarne ces origines paysannes – parfois lointaines, mais toujours actives par les liens familiaux – de leurs propres parents (comme c’était le cas pour Fallet lui-même). La pratique du jardin ouvrier, évoqué plusieurs fois dans Banlieue Sud-Est comme une corvée pour les frères Lubin, semble faire perdurer ce rapport ambivalent. Les racines rurales peuvent aussi être rejetées comme un facteur de retard compromettant l’émancipation individuelle. Dans le roman de 1947, le narrateur relève ainsi, en discours indirect libre, les impressions des deux frères lorsqu’ils se rendent chez leur tante Françoise, dans le Bourbonnais, en traversant une France certes occupée, mais dont les campagnes profondes semblent indifférentes aux troubles de l’histoire ; celles-ci rappellent surtout un labeur immémorial – et peu enviable pour les deux jeunes gens :
La terre chaude, verte, emmitouflée de buissons, de fermes et de soleil, défilait, réconfortante. Les deux frères sentaient en eux refluer des siècles d’atavisme qu’avaient rompu leurs parents en venant se fixer voilà vingt-cinq, trente ans, près de Paris. Leurs aïeux l’avaient arrosée de tous les liquides possibles, cette terre : eau, pisse, larmes, sueur, ils s’étaient battus pour elle, pliés en deux, courbés jusqu’à entrer en elle pour l’éternité. Ils n’avaient pas fait de bruit, leur généalogie s’était enfouie avec eux, comme un nid de couleuvres mortes entremêlées ; ils s’étageaient, la pioche sur l’épaule ou des graines plein la blouse […]. Bernard en eut un frisson et s’enferra de plus belle dans sa résolution de ne pas se salir les mains en travaux dont nul n’aurait idée dans cinquante ans, pas même lui, s’il vivait encore. (Fallet, 2008, p. 205-206)
9Ce refus, par un jeune zazou, de l’anonymat et de la misère imposés par une vie de travail est encore renforcé par le discours idéologique ambiant, que le roman rappelle ironiquement à plusieurs reprises : la campagne, c’est aussi bien sûr le « retour à la terre » prôné par le régime de Vichy (selon l’appel fameux de Pétain : « La Terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. »). Bernard a d’ailleurs cette remarque significative, alors qu’il est de corvée dans le jardin collectif de Villeneuve : « Bien joli, leur retour à la terre, mais quand on a un peu de pèze, la nature est la dernière des distractions. » (Fallet, 2008, p. 116) Le détachement cynique du jeune héros falletien est ici une façon de contrecarrer, sans opposition frontale, les impératifs idéologiques de l’époque.
10Dans le récit de ces contacts avec le monde rural, le roman de Fallet met en scène un banlieusard qui reste essentiellement citadin aux yeux des campagnards, tout en gardant les stigmates de ses origines paysannes face aux citadins de vieille souche (le Parisien). Pourtant, la banlieue serait une sorte de juste milieu géographique, un lieu d’équilibre entre ville et monde rural – c’est du moins ainsi que le conçoit le narrateur de Banlieue Sud-Est, qui pour parler de sa ville emploie significativement un « nous » à la fois générationnel et géographique :
Nous ne pourrions pas vivre à Paris. Paris n’a pas de clochers, il n’a que des églises. Notre banlieue a le sang de la ville, un aspect province, un versant campagne. Pile : gare, marché, sortie des trains. Face : le parc, les bords de la Seine, le bois. Elle n’a rien de drôle, elle est moche. Deux cinémas seulement, deux boîtes à bon Dieu, cinq ou six billards, un ping-pong. Assez pour rire la semaine, mais le dimanche, que voulez-vous qu’on fasse ? Nous montons à Paris. Les films n’y sont pas vieux de six mois ; il y a les music-halls, les passages cloutés, les milk-bars, Paris Swing, les grands boulevards, les bouis-bouis de la Bastille ; il y a l’atmosphère un peu lourde, un peu vide de cette ville de guerre où pendent, par-ci, par-là, les svastikas… Nous ne pourrions vivre à Paris. S’y amuser, soit, mais pour le reste… (Fallet, 2008, p. 75)
11On pourrait voir ici une version du vieux topos horatien de l’aurea mediocritas transposé en banlieue. Cette « médiocrité » deviendrait appréciable quand elle permet d’échapper à l’atmosphère oppressive de l’Occupation, laquelle aurait en fait, à en croire le narrateur, assez peu touché Villeneuve. Contrairement à Paris, peu d’Allemands y sont visibles, et par une tragique ironie, ce sont les bombardements alliés qui y causeront les principaux dégâts. La banlieue vaudrait ainsi comme réservoir d’une France restée plus ou moins intacte face à l’occupant. Ce qui n’empêche pas certaines pratiques de gangrener les rapports sociaux : les trafics – auxquels s’adonnent certains zazous comme Bernard –, les dénonciations et les règlements de compte deviennent légion ; le narrateur n’oublie pas non plus de souligner la veulerie et l’attentisme de la plupart des habitants de la ville. Et pourtant, en 1947, deux ans après la Libération et malgré le portrait souvent peu glorieux qu’il a tracé de sa banlieue sous l’Occupation, Fallet semble résumer dans ses carnets personnels le sentiment général – plutôt euphorique, malgré sa fin dramatique – de cette première œuvre, où est restaurée en quelque sorte la dignité du banlieusard, dignité ostensiblement anhistorique : « Deux pastis en plein air à notre bistrot de Montgeron. Quelle volupté, ma banlieue… Je ne pourrai jamais me passer de tout ça. » (Fallet, 1990, p. 114).
12Dans Le Beaujolais nouveau est arrivé, on trouve aussi une mise en scène des rapports entre banlieue et campagne, où cette dernière est à nouveau déconsidérée, mais dans un contexte tout différent : cette fois, il semble bien que ce soit le retour à la terre prôné par les « hippies » et par l’esprit post-68 qui est tourné en dérision. Debedeux, qui fait partie de ces « irréductibles » réunis au Café du Pauvre, se fait le porte-parole paradoxal de ce retour, dans une tirade où il évoque par ailleurs – non sans provocation – le maréchal Pétain :
C’est l’avenir, prêchait-il au Café du Pauvre, le retour à la terre ! Pétain avait raison ! C’est pas pour Douaumont qu’on devrait l’embarquer, ce qu’il mérite, c’est une cour de ferme, avec des oies et des pintades au garde-à-vous ! Faut qu’on les abandonne à leur mort lente, les gazés des cités Folâtre, des tours Espiègle, des résidences Guili-Guili ! À nous les bols de lait crémeux ! (Fallet, 2020, p. 194)
13Mais les aspirations campagnardes de Debedeux vont ensuite se concrétiser dans une piteuse expédition en Lozère, où les quatre réfractaires dépaysés ne trouvent que paysans butés et cupides, dans une nature inhospitalière… En contraste, la banlieue est dépeinte, là encore, comme le vrai « chez-nous », même si celui-ci est menacé par les grands ensembles et les immeubles de bureaux aseptisés. D’un roman à l’autre, on assiste ainsi à un chiasme révélateur : si la méfiance instinctive des banlieusards envers la campagne était signe, dans Banlieue Sud-Est, d’un refus des valeurs rétrogrades de Vichy, elle se teinte, dans le texte de 1975, d’une couleur plus « réactive » et désabusée.
Un « Ne travaillez jamais » de banlieue ?
14Un autre motif récurrent permet de caractériser cette banlieue des romans falletiens : la description des loisirs et d’un certain rapport au travail. La banlieue serait en effet le lieu où s’exercent de manière privilégiée ces loisirs spécifiques associés aux classes populaires – et dont Fallet s’est fait par ailleurs le chantre : le vélo (la course cycliste), la pêche, la baignade (dans la Seine ou l’Oise). La baignade et les bals semblent s’inscrire dans une perspective d’emblée nostalgique, celle de la jeunesse qui passe, mais aussi du passé même de ces activités, qui mobilisent les souvenirs de différentes « belles époques », de différents avant-guerres – que Fallet, par ailleurs, aime aussi moquer gentiment par l’intermédiaire de ses personnages.
15Le loisir populaire est le plus souvent pratiqué par les jeunes gens – comme on le voit, bien sûr, dans Banlieue Sud-Est, qui est le roman d’une génération. Mais leurs loisirs ne sont pas seulement une manière de passer le temps : ils sont présentés par Fallet comme un art de vivre, presque une morale, une façon dans tous les cas de contourner l’Histoire, ses impératifs politiques et économiques. Ils incarnent ainsi une vision particulière du travail, qui est précisément son envers, même s’ils ne peuvent s’exercer pleinement que les dimanches, dans ces journées étendues au maximum et où l’on appréhende déjà l’astreinte au labeur hebdomadaire, les perspectives du lundi et le retour à l’usine dans les trains de banlieue. C’est ce qu’on voit dans la description, qui prend tout un chapitre, d’un dimanche typique entre jeunes zazous, qui se rendent à Paris par ces mêmes trains :
Couples réguliers, couples de fortune, couples de copains, couples d’une après-midi ou, peut-être, qui le savait ? couples à vie, tous se mêlaient, chantaient, riaient, emplis de joie, refusant des deux mains la semaine passée, la semaine à venir, l’usine, le bureau, la cave, l’atelier, tous les endroits où l’on regarde l’heure. Le train soufflait et ruisselait mieux qu’un type à l’arrivée d’un marathon. (Fallet, 2008, p. 76)
16Le loisir, c’est en fait l’horizon moral et sociétal – la fin de l’histoire, en quelque sorte – pour le jeune banlieusard selon Fallet : un monde débarrassé du travail, un dimanche perpétuel. Seule une oisiveté militante – qui n’est pas sans faire écho aux thèses de Paul Lafargue – peut rendre cet éden possible, notamment en libérant les corps. C’est ce que cherchent à démontrer certains protagonistes du roman, lesquels pratiquent, à l’occasion de leurs virées parisiennes, la loufoquerie et les pitreries physiques, sur le modèle de Buster Keaton, « le meilleur des stimulants anti-respect humain » : « C’était idiot, mais courageux. Le meilleur acte possible pour se moquer du monde était cette loufoquerie irraisonnée qui clouait de stupeur les uns pour tordre en deux de joie les autres. » (Fallet, 2008, p. 80) Il s’agit, pour les bandes de jeunes de Villeneuve, de prendre à revers l’esprit de sérieux qui anime alors leurs aînés – ces « croque-morts bleus d’un éclairage de défense passive et de temps durs » (Fallet, 2008, p. 49) qui les côtoient dans les trains de banlieue, et qui sont en fait des adultes en perte de crédibilité morale comme historique depuis la défaite de 1940.
17Le travail est d’ailleurs d’autant plus détesté qu’il est bientôt associé au STO – auquel Claude Lubin tente d’échapper en rejoignant la Résistance ; certains de ses amis ont moins de scrupule, même si l’hédonisme préside toujours aux choix décisifs :
Une chose qui tracassait les jeunes, c’était bien le travail en Allemagne. Ce n’était pas toujours facile de se planquer, les maquis étaient rares en Seine-et-Oise, et puis, comme solution, passez-la sur un plat ! Tilou savait cela. Lorsqu’ils l’avaient embarqué en novembre dernier, il ne chercha pas à se défiler, curieux d’ailleurs de voyager sans frais dans un pays inconnu. Sans tarder à déchanter, ensuite… (Fallet, 2008, p. 174)
18Enfin, l’oisiveté revendiquée et les loisirs sont l’occasion d’une franchise des corps amoureux assez inédite dans la littérature de l’immédiat après-guerre : les couples se forment librement, acceptent leur labilité, et la sexualité y est évoquée sans hypocrisie ni détour. On peut y voir l’affirmation avant l’heure d’une sorte de libération sexuelle, même si les différences de genres sont encore très fortes, et même surlignées par le narrateur qui ne cache pas toujours sa misogynie. Mais il y a malgré tout, dans le ton des dialogues, l’évocation d’un sentiment de libération des carcans moraux.
19Dans cet inventaire des loisirs populaires en temps d’Occupation, on peut encore évoquer l’importance de la chanson et du cinéma. Charles Trenet est souvent évoqué, à la manière d’un nom fédérateur, par les frères Lubin. Quant à Fernandel, il « est roi en banlieue », comme le constate le narrateur en signalant la foule devant les portes du Palace, un cinéma de Villeneuve où est présenté Barnabé (Fallet, 2008, p. 40). Tout le roman est émaillé de ces références aux idoles de l’époque – Charles Trenet, Pierre Brasseur, les acteurs américains –, qui sont autant de modèles de vie, d’antidotes à la morosité ambiante, mais aussi les signes, dans le même temps, d’une passivité peut-être coupable : « On rêvait volontiers à Gary Copère, à Johan Craveford, et Bustère Kai-aton, mais on pensait aussi que, ma foi, on s’était habitué à cette existence et que ce n’était pas la peine d’en changer. » (Fallet, 2008, p. 190-191)
20Si Banlieue Sud-Est peut être lu comme le roman d’une jeunesse qui cherche à s’émanciper du mode de vie de ses parents – en anticipant en cela la révolution générationnelle des années 1960 –, c’est sans doute la figure de Bernard Lubin (double transparent de Fallet lui-même) qui en donne la profession de foi la plus explicite, tout en en détaillant les difficultés d’application :
Eh oui, ma belle, ma blonde Annie, je trafique à Bercy, et même à toute berzingue. Et tu sais pourquoi ? Pour mettre la voile, pour être libre un jour de toutes ces tutelles. La religion, je l’ai expédiée se laver les fesses dans ses bénitiers. Le travail, je suis encore son tributaire. La patrie, je m’en contrefous et m’en archifous : je ne suis pas français, je suis villeneuvois ! La famille me tient bon par l’estomac, les draps de lit, les fringues et le pourboire du dimanche. Ah ! Comme je m’étire pour rompre ces carcans, ces servitudes, et comme le corset est solide, mieux qu’une ceinture de chasteté !... (Fallet, 2008, p. 156)
21La dérision des mots d’ordre pétainistes (« travail, famille, patrie ») est ici on ne peut plus claire ; on peut d’ailleurs remarquer qu’à la patrie s’est substitué un sentiment d’appartenance « municipale » ou « suburbaine » tout à fait révélateur (« je ne suis pas français, je suis villeneuvois ! »). Mais ces slogans ne sont pas seulement ceux du régime de Vichy : ce sont, à en croire le narrateur, les principes défendus par les générations d’avant-guerre, celles des parents, des grands-parents, qui ne cachaient pas leur haine des jeunes :
Cette haine des jeunes, écœurante rancœur, ne venait pas uniquement du fait que leur jeunesse à eux remontait au french cancan et encore plus loin. Elle leur montait au larynx surtout par jalousie secrète, par envie inavouable ; ces jeunes se libéraient tout seuls du fardeau qu’ils avaient porté, qu’ils portaient, qu’ils portent encore : le respect du travail, le respect tout court, la probité mendigotière, l’économie, le livret de Caisse d’épargne, la flexion de l’échine dorsale au passage du patron, la rétention catholique ou de bonne éducation des instincts, le « rôle sacré » de la famille, le « devoir » envers la Patrie, le « tombé au champ d’honneur », le sou par sou, le cheveu en quatre, les vieux jours, l’an prochain, les vingt ans de maison, etc. / Ils en crevaient, en bavaient de voir que ce qu’ils avaient raté, leurs enfants marchaient droit dessus, révoltés sans le savoir, voyous paraît-il, bien calés dans leur cynisme, leurs spéculations, leurs modes à eux, leurs chansons à eux, leurs dieux à eux, dans leur vie de chiens chassés mordant à toutes les jambes, agressifs, dégénérés superbes d’une civilisation caduque, sans système social, fruits bizarres (la pêche a poussé sur le poirier), électrodes jaillies du choc de la pile guerre et de la pile passé. (Fallet, 2008, p. 189-190)
22L’oisiveté militante et antisystème, on la retrouve encore en 1975, dans Le Beaujolais nouveau est arrivé, et toujours liée à un mode de vie typiquement banlieusard (même si cette banlieue-là est désormais menacée). « Ne rien foutre » – pour reprendre l’expression de Fallet –, ce serait miner la société aliénante du travail de bureau comme de l’usine. Convaincu par cette philosophie, Debedeux a quitté son poste de cadre supérieur dans une société aéronautique (la Bang Bang Aéronautique) pour retourner dans son quartier d’enfance, et vivre à crédit au Café du pauvre, où il tourne en dérision, avec son camarade Camadule, la fameuse triade métro-boulot-dodo. Il a pour contradicteur un certain Chanfrenier, présenté comme le type même du petit-bourgeois de banlieue pavillonnaire, adepte des valeurs de travail et d’épargne :
Je rigole pas avec le travail ! C’est grâce à lui que je nourris ma famille, que j’ai fait construire mon pavillon, que j’ai ma petite auto ! Si j’ai voté de Gaulle-Pompidou-Giscard, c’est pour qu’on me prenne pas tout ce que j’ai ! Pour pas que des Bonnot, des Ravachol, des anarchistes comme vous deux me le piquent ! / – Mais on n’en veut pas, éclata Camadule, de ta sainte famille à prix fixe, de ta télé par traites, de ta baraque à crédit, de ta bagnole à tempérament ! On veut rien ! Rien du tout ! Et on pique rien ! Pas un clou ! On n’attend pas que l’Etat nous donne le biberon, on se le boit tout seuls comme des hommes. Ça t’emmerde, hein, qu’on marche pas au sifflet, qu’on dise pas bonjour, s’il vous plaît, qu’on soulève pas la casquette. Pourquoi que ça t’emmerde ? T’as qu’à faire comme nous. (Fallet, 2020, p. 55)
23Ce refus du travail – qui est refus à la fois des valeurs petites-bourgeoises et, dans une perspective curieusement « libertarienne », de l’État-providence – rapproche d’une certaine façon les héros falletiens de la marge, conçue comme idéal d’autosuffisance, mais appréhendée aussi comme menace de déclassement définitif. Il y a là à la fois une fascination et une répulsion qu’on retrouve dans le roman La Grande Ceinture, et dans la peinture ambivalente qui y est faite du quartier misérable de la Décharge. Certes, c’est un quartier où règne la misère, où vivote une population s’adonnant à des tâches parfois dégradantes permettant tout juste la survie (domestiques, travailleurs de force, chiffonniers, prostituées, etc.). C’est le « fantastique social » des marginaux qui succède au réalisme poétique à la Carné-Prévert de la banlieue des autres romans de Fallet. Mais cette société de la marge peut se révéler aussi solidaire face à l’oppression des lois et de la police ; il s’agirait alors d’une sorte d’anarchie en acte :
Il existait entre eux une solidarité. Les familles qui habitaient le même pavillon mangeaient volontiers la soupe en commun les jours de mistoufle. […] On se tenait les coudes. Il n’y avait pas, ici, la méfiance propre aux quartiers résidentiels où vit le chien méchant. (Fallet, 1956, p. 24-25).
24C’est aussi le lieu où la morale commune – la morale conjugale, sexuelle, religieuse – n’a plus cours :
Si Panzano le maçon entrait un soir chez la Georgette Rousse et n’en ressortait que pour y ramener ses affaires ; si Michelle Papot avait un gosse de père inconnu au bataillon ; si Bébert Mombe semblait aussi intime avec la mère qu’avec la fille Goutal, on ne pensait pas plus au curé qu’au maire. C’était déjà âpre de vivre, il n’y avait pas besoin de complication. La morale, c’est bon pour ceux qui ont le temps, seul le cafard n’est pas une affaire de bonne ou de mauvaise conscience. (Fallet, 1956, p. 25)
25On ne peut manquer de rapprocher ces lignes des paroles de la ballade brechtienne « Wovon lebt der Mensch ? » (dans L’Opéra de Quat’sous) : « Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral. » Chez Fallet, la misère semble toutefois disqualifier définitivement la morale, et offrir par là un semblant de vie réellement libertaire. C’est d’ailleurs la raison qui a poussé « l’Artisse » – personnage central du roman, ami de Juju, et figure d’anarchiste militant – à s’installer à La Décharge :
L’Artisse n’avait jamais été artiste au sens propre du terme. Mutilé et pensionné de guerre, employé trente-cinq ans au rayon ganterie de la Samaritaine, il avait pris sa retraite à La Décharge voilà cinq ans, ce lieu farouche convenant à des principes anarchistes refoulés péniblement durant toute son existence, la Samaritaine n’étant pas un foyer révolutionnaire des plus fameux. / L’Artisse commençait seulement à envisager la fabrication de bombes… (Fallet, 1956, p. 32)
26La banlieue des marges décrite dans La Grande Ceinture échappe aux lois parce qu’elle est un lieu où la police n’est jamais la bienvenue. Son apparition provoque même des émeutes, comme lorsqu’elle tente de fouiller le quartier pour arrêter le criminel en fuite – lequel est bien accueilli parce que « tueur de flics »… Elle peut aussi se passer de religion, selon un anticléricalisme qui est une constante des romans de Fallet, qui n’hésite pas d’ailleurs à surenchérir dans la provocation blasphématoire :
Dieu n’osait pas se rendre à La Décharge. Une fois, un curé de choc était venu. Comme Bébert Mombe l’avait sommé d’aller porter malheur ailleurs, notre curé le boxa, convaincu que tout se déroulerait selon les feuilletons du Pèlerin, « prêtre ayant raison des brutes athées par sa foi et au besoin sa force ». Juju, l’Artisse, Halimid, tous les hommes présents le ramenèrent à une notion plus juste des choses de la terre. Ils lui cassèrent trois dents et un nez pour lui apprendre à mieux tendre l’autre joue. Il n’y avait pas besoin de Dieu à La Décharge, voilà tout ! La résignation, merci ! On était au monde pour se bagarrer et non pour louer le ciel de nous faire aussi parfaitement crever la faim. Dieu, on l’aurait vu qu’on l’aurait pendu à un arbre, la bourrique. C’est ce qu’on en pensait, hommes et femmes, tous, à La Décharge. (Fallet, 1956, p. 26-27)
27Mais ce monde libertaire de la marge semble toutefois une utopie bien paradoxale – et compromise, quand on considère la médiocrité foncière, la méchanceté et la mesquinerie intermittentes des personnages, ainsi que la conclusion dramatique du roman3. Davantage qu’une réalisation utopique, cette banlieue déclassée représenterait plutôt sa tragique impossibilité : la liberté y semble indissociable de la misère, comme pour le loup décharné de la fable.
Mystique du bistrot, ou la « Cène banlieusarde »
28Il y a enfin un dernier motif récurrent que j’aimerais évoquer ici : le centre névralgique de la banlieue populaire pour Fallet, c’est le bistrot. C’est aussi, dans les trois romans analysés, un lieu à valeur utopique, qui mobilise tous les autres aspects que je viens d’énumérer, mais en une utopie davantage à portée de main (ou de bouche). Le bistrot fait en soi société, il crée une sociabilité fondée sur l’échange verbal, voire sur la joute oratoire. On peut penser au personnage de Captain Beaujol dans Le Beaujolais nouveau est arrivé, digne héritier des « capitans » du théâtre classique ; ou encore à la mise en spectacle de soi-même à laquelle Juju se livre dans le café Réveille-un-mort, à travers ses pitreries d’ivrogne. Il faut enfin une connivence entre habitués pour permettre l’efficacité performative de ces échanges. Le bistrot réunit une communauté solidaire, mais aussi exclusive : ne font pas partie de l’univers bistrotier ceux qui refusent ses règles tacites, son éthos collectif – tel Chanfrenier dans le Café du Pauvre, ou les bandes de jeunes rivales qui ont chacune leur café dans Banlieue Sud-Est.
29Dans Le Beaujolais nouveau est arrivé, ce « dernier chouette petit bistrot de banlieue » qu’est précisément le Café du Pauvre (qui, en argot, désigne aussi l’acte charnel) est un lieu de résistance au sein du vieux Villeneuve (lui-même appelé la Réserve – la réserve d’Indiens), face aux grands ensembles qui se construisent alentour. Le bistrot à l’ancienne est le dernier refuge des réfractaires à la modernité :
Le Café du Pauvre était le plus anachronique débit de boissons de Villeneuve-sur-Marne. Même dans le vieux quartier – que les fiers habitants des « résidences » appelaient ironiquement la « Réserve » – les « Indiens » le trouvaient démodé. On n’y jouait pas au tiercé, on n’y regardait pas la télévision, on n’y écoutait même pas la radio. Le monde entier restait à la porte. Les guerres mondiales seules y soulevaient un faible écho vite assourdi par le bruit des cartes des beloteurs. / Le plateau des tables était de marbre, le carrelage chaque matin saupoudré de sciure, c’était le bistrot parisien modèle 1930, celui que les films américains délivrent à intervalles réguliers aux spectateurs ébaubis de l’Arizona. (Fallet, 2020, p. 29)
30Il est significatif que le bistrot modèle soit celui des années 1930 – et qu’il est en même temps devenu une sorte de symbole exportable de la « francité ». Il correspond à l’imagerie véhiculée par le réalisme poétique, par la photographie humaniste : lieu tout à fait stéréotypé, mais qui serait, paradoxalement, un lieu de résistance contre la perte d’authenticité…
31Ce bistrot réunit, de manière symbolique, quatre personnages qui représentent plusieurs générations et plusieurs types de Français, en une forme de synthèse œcuménique. Il y a Captain Beaujol, le vétéran de la guerre d’Algérie, Camadule le brocanteur, Poulouc le jeune en rupture générationnelle, Debedeux le cadre moyen qui retrouve ses racines populaires, et un seul personnage féminin, Turlutte, ancienne concierge qui a des vues sur Camadule… Le bistrot est présenté comme un lieu de parole sans censure, où l’outrance verbale et gestuelle est même de mise. Ainsi des discours chauvins, militaristes et racistes de Captain Beaujol, qui se déversent tout au long du roman – non sans susciter le malaise chez le lecteur, il faut bien le dire – ; certes, il s’avérera in fine que ce vétéran ne l’est pas, ce qui disqualifie en partie ses propos, car comme tout miles gloriosus, ce personnage exagère ; il se rachète en outre à la fin du roman, en tombant amoureux d’une Algérienne rencontrée au « foyer des immigrés ». Le dispositif reste toutefois équivoque : le personnage peut exprimer, dans l’espace du bistrot, ce qui est devenu clairement inacceptable dans la société de 1975, sans pourtant se heurter à la censure ou à la contradiction des autres protagonistes.
32Le bistrot n’est pas seulement, dans ce roman de Fallet, une enclave hors du temps : il a aussi un caractère quasi religieux, selon une veine là encore blasphématoire, mais en partie seulement. Il s’agit bien d’un lieu de « communion » (sociale comme idéologique), où la prise du repas devient « Cène banlieusarde » :
Debedeux retira son Burberry’s et son chapeau, se mit à table avec les autres. Le fumet de la soupe aux choux nappa cette Cène banlieusarde. / Côte à côte, chauds, serrés, ils étaient dans une île tranquille, une île quasiment sous le vent, sous la menace grandissante, aussi, au-dehors, de la tragique Tour-Prend-Garde. / Debedeux s’éclairait à la façon dont un paysage, au matin, reçoit les blondeurs du soleil. Il desserra sa cravate, passa en revue les visages de ses commensaux d’un soir. Ce n’étaient pas là les longues figures pâles, mornes, desséchées de soucis qu’il avait aperçues aujourd’hui dans les couloirs et les voitures du R.E.R. Tous, ici, semblaient vivre à l’écart, en francs-tireurs d’un monde réfrigéré, d’une civilisation déliquescente. (Fallet, 2020, p. 81)
33Le bistrot comme utopie se présente sous la forme d’un monde inversé, carnavalesque : l’eucharistie a lieu autour d’une soupe aux choux. Mais il n’est pas sûr, là non plus, que l’adhésion de Fallet à ses personnages et au monde qu’ils représentent soit complète, sans reste : c’est leur médiocrité qui ressort malgré tout, à travers une veine satirique toujours présente – ses héros sont au fond vantards, velléitaires et pleins de préjugés.
34Ce qui frappe en fin de compte dans les représentations falletiennes de la banlieue, de son premier roman au Beaujolais nouveau est arrivé, c’est l’inversion des termes : la banlieue n’y est plus ce lieu périphérique et connoté péjorativement ; les romans évoqués l’ont fait passer de la périphérie à une sorte de « centre » secret, celui d’une authenticité populaire sans doute fantasmée, mais qui fournirait l’idéal d’un équilibre à atteindre : entre ville et campagne, entre monde ouvrier et monde petit-bourgeois, voire entre générations. Pour Fallet, il y a sans doute, malgré la morosité intermittente, l’ennui, les pesanteurs, une « volupté » de la banlieue, d’autant qu’elle peut être le lieu d’une projection utopique : une utopie libertaire, à tendance municipale (« je suis Villeneuvois », comme le rappelle Bernard dans Banlieue Sud-Est). Mais dans ce système de représentations, la banlieue semble, dans le même temps, exposée à une double menace : d’une part, celle de la marge et de la misère comme dans La Grande Ceinture (où la Décharge évoque l’exemple encore bien réel alors de la Zone) ; de l’autre, celle de la modernité galopante, de l’hygiénisme, des cités prétendument heureuses de l’ère giscardo-pompidolienne. Face à ces périls, l’anarchisme falletien montre ses limites comme ses ambiguïtés. Il y aurait d’ailleurs peut-être encore une troisième menace, jamais évoquée directement, mais qui pourrait amorcer un tournant vers les représentations actuelles de la banlieue – celles, le plus souvent négatives, véhiculées dans la sphère médiatique : cette banlieue ne serait plus vraiment « française ». Cette peur est exprimée indirectement, de façon refoulée, à travers le personnage grotesque et inacceptable de Captain Beaujol ; son discours raciste exposé et disqualifié tout à la fois montre en tout cas une ambiguïté certaine de Fallet sur ce point, même si son éducation, ses amitiés communistes et anarchistes – l’amitié et les mises en garde de Prévert notamment (Lécureur, 2005, p. 156-157) – l’auront sans doute prémuni contre certaines dérives. La banlieue de Fallet se veut donc authentique, « centrale », solidaire, mais elle se pense comme menacée par ce qu’elle n’est pas. Le populisme littéraire est ici face à une de ses principales contradictions : comment valoriser le populaire, le chez-soi, la connivence (langagière et morale), l’entre-soi de classe, sans exclure ce qui n’est pas soi ? La dialectique même du roman est peut-être une forme de réponse, quoique sans doute imparfaite, ou inaboutie : un roman qui refuse l’adhésion complète, qui permet le jeu avec ses propres représentations, par le recours au carnavalesque, à la caricature, à l’« hénaurme ».