Atelier



Genèse scénaristique et films possibles

par Alain Boillat
(Université de Lausanne)


Le présent essai est librement issu de En cas de malheur, de Simenon à Autant-Lara (1956-1958). Essai de génétique scénaristique, Genève, Droz, dans la collection «Ciné courant», 2020.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Cinéma, Textes possibles, Adaptation.





Genèse scénaristique et films possibles


Dans l'ouvrage En cas de malheur, de Simenon à Autant-Lara (1956-1958). Essai de génétique scénaristique paru chez Droz en 2020 dans la collection «Ciné courant» inaugurée avec ce volume, nous proposons une étude de cas et une réflexion méthodologique à partir de l'examen comparé des nombreuses pièces que compte le fonds Claude Autant-Lara de la Cinémathèque suisse relatifs à l'écriture du scénario du film En cas de malheur adapté du roman homonyme de Georges Simenon. Roman et film y sont principalement envisagés dans une perspective d'étude sur le genre qui oriente la lecture des sources et définit un axe de pertinence utile à la sélection des aspects discutés parmi la masse de documents (plans de travail, notes de frais, contrats, correspondance, etc.). L'étude vise en particulier à explorer les modalités du travail collaboratif entre Autant-Lara, Aurenche et Bost en prenant en compte les contraintes de production pesant sur l'écriture, notamment celles résultant de la présence des deux plus grandes stars du cinéma français à la distribution (Jean Gabin et Brigitte Bardot). L'approche génétique axée sur les versions du scénario permet d'envisager le processus de l'adaptation non pas seulement comme un transfert sémiotique d'un texte écrit à un discours audiovisuel, mais également comme l'étude d'étapes intermédiaires situées elles aussi au stade du langage verbal, mais dont les témoignages à reconstituer sur la base d'hypothèses se présentent sous des formes distinctes de la production romanesque originale (continuité dialoguée, découpage technique, etc.). «Le» scénario est ainsi discuté à travers plusieurs états, le film réalisé se lisant in fine comme une strate supplémentaire d'un palimpseste des possibles narratifs. Nous reproduisons ici un extrait d'une section intitulée «Des films possibles», p.158-163 [les ajouts entre crochets visent à contextualiser certaines références à d'autres parties de l'ouvrage].


Variantes et univers de fiction alternatifs


 […] Almuth Grésillon envisage la critique génétique comme «un nouveau regard [qui] implique, sinon un choix, du moins des préférences: celles […] du multiple sur l'unique, du possible sur le fini, du virtuel sur le ne variatur»[1]. […] Elle souligne par ailleurs l'inévitable inscription dans l'histoire de l'acte d'écriture, fût-il individuel: «On écrit pour son temps, contre son temps, jamais sans lui.»[2]


Par conséquent, on peut dire que le déploiement des possibles qui jalonnent la genèse des productions permet, pour autant que nous ne posions pas un discours évaluatif valorisant la phase la plus tardive au détriment d'autres virtualités[3], d'envisager à nouveaux frais les stéréotypes [en l'occurrence ici de genre] qui circulent en un temps donné en les concevant de manière moins figée, en fonction d'une dynamique de création […] collective. Plutôt que de partir d'un cadre théorique plaqué sur un objet (et dans le meilleur des cas ajusté à ce dernier), l'étude génétique favorise une méthode inductive qui consiste, en premier lieu, en la transcription, la description et l'examen de pièces d'archives. Aussi le rôle central conféré à certaines caractéristiques de la structure narrative par l'analyse du positionnement idéologique du film –selon que telle action ou tel comportement du héros (dont le parcours individuel constitue la colonne vertébrale du récit, du moins dans les films hollywoodiens sur lesquels se sont majoritairement penchées les gender studies) se voit rétroactivement sanctionnée ou valorisée par l'enchaînement causal du récit, et ce notamment dans la séquence conclusive […] – demande à être nuancé lorsque, comme l'explique Raymonde Debray Genette, on «mesur[e] la fragilité de ce que l'on appelle la clôture du texte, qui est démantelée non seulement par l'histoire des lectures successives, mais encore par celle des variations génétiques, […] la dimension génétique empêch[ant] toute application schématique»[4].


La notion de «possible» n'est pas entendue ici dans le sens où nous l'avons théorisée ailleurs, à partir d'une réflexion sur la fiction, à propos de l'essor des films à mondes multiples à l'ère des effets spéciaux numériques[5], même si, mutatis mutandis, un rapprochement avec ce cadre théorique peut être envisagé: on peut convenir en effet avec Daniel Ferrer que l'«idée [leibnizienne] d'une pluralité des possibles représentés par des univers juxtaposés sembl[e] particulièrement adaptée aux études génétiques»[6], dans la mesure où les versions d'un récit pourraient également être pensées dans leur coprésence, c'est-à-dire indépendamment de l'ordonnancement conféré par l'établissement d'une chronologie des variantes. Pour un scénario comme celui d'En cas de malheur, conçu dans un temps relativement court – il s'est agi de quelques mois de l'année 1957, avec une finalisation du film l'année suivante, alors que, pour convoquer un autre projet de film d'Autant-Lara, l'une des premières versions du synopsis du Rouge et le Noir sorti en 1954 est datée du 15 août 1945[7]–, cette vision synchronique donne accès à des univers qui se jouxtent et ne sont que partiellement superposables.


Comme nous le verrons dans l'étude des variantes, les adaptateurs ont en plusieurs occasions exploité des virtualités suggérées par Simenon, soit parce que le narrateur Lucien Gobillot, [dans ce roman écrit à la première personne, se contente de formuler des hypothèses (mensonges de sa cliente puis amante Yvette, ou sentiments que son épouse Viviane lui dissimulerait) que les adaptateurs doivent actualiser ou non dans un film qui ne s'en tient pas à une stricte focalisation interne sur le personnage de l'avocat Gobillot (prénommé André), soit –et c'est là un aspect aux implications théoriques d'importance pour envisager les processus et techniques d'adaptation d'un texte littéraire –] parce que des alternatives concurrentes qui se présentent aux personnages romanesques sont réorganisées différemment dans certains états du texte scénaristique. Ainsi Gobillot fait-il miroiter à son épouse dans le roman un séjour à Cannes alors qu'il a prévu un séjour de sports d'hiver à la montagne avec Yvette. [Chez Simenon, sa décision est prise de manière ferme, tandis que l'hésitation persiste chez les adaptateurs qui, déplaçant celle-ci sur le protagoniste, optent dans une version[8] dans laquelle ils entendent mettre en exergue les soucis de santé de l'avocat (facteur de dramatisation et mise en exergue de la déchéance vécue par le personnage) pour le calme d'un séjour revigorant avec l'épouse plutôt que pour les étreintes passionnées avec son amante (un choix qui écarte Bardot-Yvette et s'avère dès lors commercialement impensable à cette période marquée par le succès international de l'actrice devenue icône d'une génération après Et Dieu créa… la femme sorti en 1957)]. On observe dans cette variante scénaristique non conservée par les auteurs une actualisation d'un contenu narratif resté en quelque sorte «virtuel» dans le récit romanesque. Il y est présent sur le mode d'une absence qui atteste néanmoins de l'inscription de l'alternative dans l'un des mondes possibles susceptibles d'être extrapolés sur la base du texte[9]. Dans de tels cas, l'ancrage dans le matériau narratif original occasionne une amplification susceptible de se déployer dans des directions aux implications idéologiques divergentes […].


L'empan des possibles


[L'empan des possibles est souvent régulé par l'insertion d'une idée de scénariste correspondant à une forme d'«équivalence», pour reprendre le terme caractérisant la pratique fustigée par François Truffaut dans son célèbre pamphlet contre la «Qualité française»[10]]. Aussi, le trio d'adaptateurs d'En cas de malheur ayant initialement souhaité terminer le film sur Gobillot claquant une porte face aux autorités de son ordre (au vu de l'intérêt porté à cette action en des termes audiovisuels en cet ultime seuil du film), deux fils distincts y conduisent: dans un cas, Gobillot se rend devant le Conseil de l'Ordre après avoir observé le corps sans vie d'Yvette, et ferme la porte derrière lui pour affronter, plus désabusé que jamais, les griefs de ses confrères, sans baisser les bras, ce qui correspond au constat cynique sur lequel s'achève le roman («Moi, je continuerai à défendre des crapules»)[11]. Dans une variante de la conclusion, caractérisée par le fait que c'est à travers par la bonne Jeanine (et non Gobillot) que le corps est découvert par le spectateur, l'avocat apprend la nouvelle par un mot qui lui est remis lorsqu'il est en train de se défendre face au bâtonnier; il quitte alors la salle en claquant la porte, consacrant ainsi sa propre mise à ban. Le film ne retiendra ni l'une ni l'autre de ces deux fins alternatives, puisqu'il s'achève sur la solitude de Gobillot dans le décor nocturne du Quai de Javel. Le point commun entre ces deux variantes qui se sont imposées comme une invention nécessaire par rapport au roman à deux stades de la genèse du scénario, c'est-à-dire le motif de la porte, a par ailleurs été décliné ailleurs dans certaines versions du scénario, de sorte que l'on peut dire qu'à l'échelle du parcours génétique, il fit office de leitmotiv, concrétisant dans l'espace filmique le dépassement d'un seuil par Gobillot —le titre alternatif choisi pour le film, La Cote d'alerte, connotait cette idée d'un point-limite. Dans certaines versions, en effet, la porte amorce un flash-back focalisé sur Gobillot […]; dans d'autres, Gobillot met fin à l'interpellation virulente du jeune amant d'Yvette, Mazetti, qui a lieu devant chez lui […] en fermant brutalement la porte d'entrée de sa résidence, solution qu'il s'est agi d'abandonner avec le «monde possible» retenu pour le film où l'altercation a lieu sur le trottoir faisant face à la boutique d'un fleuriste, là où une porte eût été totalement incongrue (à moins de poser un contrat de lecture semblable à celui stipulé par un film au comique «réflexif» comme ceux de Mel Brooks)[12].


On comprend que les possibles, [virtuellement contenus dans le texte original et révélés par l'adaptation ou élaborés au cours de la genèse du scénario], n'induisent pas seulement une prolifération difficile à circonscrire, mais qu'ils postulent aussi des points de jonction dont la récurrence d'une variante à l'autre présente une certaine pertinence pour l'étude du film. […] [lorsque le scénario résulte comme ici d'une adaptation d'un roman par un auteur différent du romancier lui-même, la version publiée du texte] contribue à resserrer considérablement l'éventail des possibles –du moins en ce qui concerne les grandes articulations de la structure narrative–, tout en renforçant l'intérêt de chacun d'eux. On ne peut manquer de penser ici aux conditions de la clause de droit de réécriture dont bénéficia à la Columbia le réalisateur Fritz Lang pour la conception notamment du film Règlement de comptes (1953), qui stipulait que tout changement souhaité par Lang dans le scénario d'origine de Sydney Boehm devait être motivé soit par le retour à l'œuvre adaptée, soit par des éléments présents ailleurs dans le texte scénaristique[13]. En se focalisant tour à tour sur des passages précis du roman (souvent très courts) pour développer tout un pan du récit filmique, les adaptateurs d'En cas de malheur ne procèdent souvent guère différemment, même si pour eux, à priori, toute «équivalence» est permise, y compris lorsqu'elle relève de la pure invention. […] les informations concernant la diégèse de la fiction romanesque constitue leur principale source d'inspiration, fût-ce pour aboutir, à partir d'un invariant précis, à un récit fort différent. Cette liberté de transposition connaît certaines limites: une version du scénario dans laquelle Yvette inviterait l'épouse de Gobillot à participer à une coucherie à trois [similaire à celle qui réunit Gobillot, Yvette et Jeanne, présente dans le roman] ou dans laquelle Viviane assassinerait à la fin du récit l'amante de son mari offrirait certes un univers alternatif à celui proposé par le roman mais, dans de tels cas, la caractérisation des personnages s'en verrait profondément modifiée, et le récit ne serait plus conforme à ce qui est attendu du travail des adaptateurs dans les années 1950, c'est-à-dire à une époque où le cinéma, qui fait l'objet après-guerre d'une (nouvelle) quête de légitimité, ne puise qu'avec admiration dans le patrimoine de sa grande sœur, la Littérature.


À la fois en-deçà et au-delà du film tel qu'il a in fine été réalisé, le chantier scénaristique nous renseigne quant à ce qui a constitué, aux yeux de différentes instances (scénariste, producteur, réalisateur, décorateur, distributeur, vedette, agent de stars, etc.), un horizon des possibles, c'est-à-dire également un horizon de ce qui a relevé du pensable. En effet, les états scénaristiques non retenus –mais aussi, dans le détail du texte, certains termes biffés ou remplacés, ou des annotations dans les marges – n'en sont pas moins des traces de ce qui, à une époque donnée, participe, au sein d'un espace de production spécifique, de ce que les acteurs de la création sont à même de concevoir en termes de représentations: même si les pistes envisagées sont ensuite adaptées aux attentes supposées du public ou abandonnées pour diverses raisons (qui sont autant de manifestations de pratiques normatives dont l'examen s'avère éclairant), le fait qu'elles aient pu advenir légitime une prise en considération dans le cadre d'une entreprise de reconstitution du cadre d'intelligibilité «du monde» (mais ce dernier, lui non plus, n'est pas unique, puisqu'il se construit à la convergence des points de vue) prévalant chez les membres de l'équipe du film [comme celle que nous avons tenté de mener dans l'ouvrage].



Alain Boillat (Université de Lausanne) 2020


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en octobre 2020.





[1] Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, CNRS, 2016 [1994], p.15.

[2] Ibid., p.37.

[3] Cf. ibid., p.165-166.

[4] Raymonde Debray Genette, «Génétique et théories littéraires», en ligne sur le site de l'ITEM: http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/genetique-et-theories-litteraires/ (consulté le 7 juin 2019). On voit qu'une conception téléologique est à nuancer au niveau tant diégétique (enchaînement «chrono-logique» des actions) que génétique (chronologie des états du texte).

[5] Alain Boillat, Cinéma, machine à mondes. Essai sur les films à univers multiples, Genève, Georg, 2014.

[6] Daniel Ferrer, Logique du brouillon. Modèles pour une critique générique, Paris, Seuil, 2011, p.143.

[7] CSL 005 182/6 A4.1. Les références se rapportent aux cotes d'inventaire du fonds Claude Autant-Lara déposé à la Cinémathèque suisse, site de Penthaz.

[8] Continuité dialoguée du 6 juillet 1957, CSL 005 100/3 A4.1.

[9] À certains égards, ce constat dont les implications théoriques ne manquent pas d'intérêt rejoint la notion de «disnarrated» problématisée par Gerald Prince («The Disnarrated», Style, n°22, 1988, p.1-8). Nous reviendrons sur cette question dans un prolongement à paraître dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.

[10] François, Truffaut, «Une certaine tendance du cinéma français», Cahiers du cinéma, n°31, janvier 1954, p.15-29.

[11] Georges Simenon, En cas de malheur, Paris, Librairie Générale Française/Presses de la Cité, «Le Livre de Poche», 2010 [1956]p.189.

[12] Les fictions à mondes multiples actualisent parfois ce type d'interpénétrations mondaines; pour ne citer que des exemples discutés dans Cinéma, machine à mondes (op.cit., p.149-157 et p.217-220), on peut mentionner la porte dans Le Magicien d'Oz (1939) ou Kafka (1991). Quant aux bancs d'église qui apparaissent en pleine forêt dans eXistenz (1999), ils pourraient être considérés également comme l'actualisation conjointe de deux alternatives narratives. Pour une illustration humoristique du principe de non-contradiction, voir l'épisode de la série télévisée Kaamelott «La Poétique II, 2e partie» (saison 4, 2006), dans lequel le piètre conteur qu'est Perceval n'arrive pas à oblitérer complètement une première version de son récit tout en tenant compte des modifications suggérées par Arthur lors de la préparation de son exposé, et en vient à se corriger lorsqu'il dit s'asseoir à une table alors que, dans cette version de son «scénario», le lieu a été déplacé de la taverne à un sentier forestier où la table n'a plus de raison d'être.

[13] Voir Gérard Leblanc et Brigitte Devismes, Le Double scénario chez Fritz Lang, Paris, Armand Colin, 1990.




Alain Boillat

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Octobre 2020 à 8h50.