Essai
Nouvelle parution
P.-M. Menger, Le Travail créateur: s'accomplir dans l'incertain

P.-M. Menger, Le Travail créateur: s'accomplir dans l'incertain

Publié le par Marie de Gandt

Pierre-Michel Menger

Le Travail créateur: s'accomplir dans l'incertain

Paris : Gallimard-Seuil-Éditions de l'EHESS, coll. "Hautes Études", 2009.

667 p.

  • EAN 9782020986823
  • 29 €

Présentation de l'éditeur:

La création est un acte de travail. Depuis l'élaboration de l'oeuvrejusqu'à l'organisation des activités en marchés, en professions, enrelations d'emploi et en dispositifs d'évaluation, un même principerégulateur agit: l'activité créatrice est de part en part fécondée parl'incertitude. Le travail n'est gratifiant pour l'artiste que si sondéroulement demeure surprenant. Les professionnels, les critiques etles publics procèdent à d'incessantes comparaisons pour identifier lesqualités des artistes et des oeuvres, faute de savoir commentdéterminer leur valeur absolue. Les marchés gèrent par la surproductionla recherche de l'originalité profitable.

Cet ouvrage met en place un cadre théorique d'analyse de l'action enhorizon incertain, puis l'applique aux arts. Des différencesconsidérables de succès peuvent-elles résulter de différences minimesde talent? La catégorie du génie est-elle soluble dans la critiquesociologique ? Pourquoi les inégalités présentent-elles le même profildans les arts et dans les sciences ? Si l'offre augmente toujours plusvite que la demande, faut-il conclure que les artistes sont lesfunambules du déséquilibre, et que les mondes artistiques gagent leurdéveloppement sur les paris de ces "fous rationnels" ? Avec quellescontreparties ? Que gagnent les professionnels à s'agglomérer dans lesgrandes métropoles? Comment le principe d'incertitude gouverne-t-ill'action culturelle publique ? Comment une oeuvre peut-elle êtreadmirée pour son inachèvement ?

Au sommaire:

  • Agir en horizon incertain L'analyse causale et temporelle de l'action
  • Est-il rationnel de travailler pour s'épanouir ?
  • Travail, structure sociale et consommation culturelle Vers un échange de signification entre travail et loisir ?
  • Les pouvoirs de l'imagination et l'économie des désirs Durkheim et l'art
  • Rationalité et incertitude de la vie d'artiste
  • Talent et réputation Les inégalités de réussite et leurs explications dans les sciences sociales
  • Comment analyser la grandeur artistique ? Beethoven et son génie
  • La précocité créatrice et les conditions sociales de l'exception
  • Les profils de l'inachèvement
  • L'oeuvre de Rodin et la pluralité de ses incomplétudes
  • L'artiste, l'employeur et l'assureur. La croissance déséquilibrée du travail par projet dans les arts du spectacle
  • Les relations d'emploi et l'organisation de l'activité des comédiens
  • Economie et politique de la gravitation culturelle. Paris et la concentration de l'offre artistique dans les années 1980
  • Art, politisation et action publique

*  *  *

Dans le Monde du 2/5/9, on pouvait lire un article sur cet ouvrage:

Entretien Pierre-Michel Menger : "Je veux craquer des secrets" LE MONDE DES LIVRES | 30.04.09 |


Pierre-MichelMenger serait-il un musicien dans l'âme qui se serait égaré en devenantsociologue de l'art ? L'idée ne peut que traverser l'esprit au momentde rencontrer celui que le site Internet du CNRS portraiture, certes ensociologue, mais aussi en "artiste". Mélomane distingué etdistancié, pourrait-on être tenté de conclure en lisant dans ceportrait que, pour les faire marcher en montagne, le chercheurracontait à ses enfants la Tétralogie de Wagner "comme un western".

 

35326534393030383437353938663730?&_RM_EMPTY_ On peut raisonnablement douter que le sociologue considère la biographie, selon le mot de Bourdieu, comme une "illusion".La sienne présente en tout état de cause, pour ce qui est de lamusique, d'étranges signes de précocité, susceptibles d'alimenter ceportrait : "Quand j'avais une dizaine d'années, raconte-t-il, j'ai reçu des disquesd'un ami de la famille. Je n'en avais jamais entendu avant et ça a étéune sorte de révélation foudroyante. A 12 ans, je pédalais sous laneige de Forbach à Sarrebruck pour acheter des disques. Je me souvienstrès bien qu'en 1966 j'avais 13 ans, j'ai acheté Les Noces de Figaro, les cinq concertos de Beethoven, L'Or du Rhin, sans trop savoir ce que j'achetais. Je suis revenu à vélo en passant par un petit chemin pour éviter les douanes."

 

Pourtant, à l'issue d'une thèse qui portait incidemment sur ce qu'il appela le "paradoxe du musicien"- cette propension des compositeurs contemporains à briser les codes deleur art pour devenir des chercheurs plus que des interprètes -, lechoix fut très clair. L'une des personnes qu'il avait interrogées poursa recherche lui proposa-t-elle d'apprendre l'art de la composition ? "Le gain analytique aurait été trop faible", constate imperturbablement cet amoureux de la logique, plus passionné sans doute par les "énigmes"propres aux mondes de l'art que par la création elle-même. Le paradoxedu sociologue, pourrait-on dire, ou la distance à soi qu'exige lapassion de la découverte scientifique. "Je suis obsédé par ça ; je veux craquer des secrets",dit celui qui ne fréquente guère les artistes eux-mêmes, et qui dit nepas se reconnaître dans la position de l'ethnographe, toujours à lafois dans et hors des mondes qu'il observe.

Comme pour beaucoupde ses contemporains, c'est la philosophie qui mena Pierre-MichelMenger des harmonies musicales à celles de la société. Etrange détourd'ailleurs, puisque c'est au jury d'agrégation de philosophie, et à sonchoix de faire plancher les candidats sur le thème de "la société",que Menger doit d'être devenu sociologue. Comme ses collèguesJean-Louis Fabiani, François Héran ou Michel Bozon, qui eurent àdisserter sur le même sujet au milieu des années 1970, Menger apersévéré depuis dans l'exploration de cette société qu'étaient venusleur expliquer, à l'Ecole normale supérieure, leurs aînés entransgression philosophique, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredonet Jean-Claude Passeron.

A la différence de ceux-ci, engagés dansla redéfinition des méthodes de la sociologie, Pierre-Michel Menger amultiplié les sources d'inspiration et de concepts. Sa thèse futdirigée par Raymonde Moulin, une historienne des marchés de l'art, etc'est à sa demande qu'il se plongea, à la fin des années 1980, dans lathéorie économique, le seul langage qui semble encore éveiller chez luila même passion que le langage musical. "Ça a été un moment assez heureux, raconte-t-il. Pendant six mois, je me suis immergé là-dedans, dans une sorte de vrai bonheur à me reformer."

Un moyen d'échapper à ce qu'il appelle le "ping-pong entre Bourdieu et Adorno",dans lequel a pu sembler s'enfermer un temps la sociologie de l'art. Asavoir l'alternative entre, d'un côté, une sociologie déterministe dugoût artistique, et, de l'autre, une critique pessimiste de ladécadence d'un art massifié dans la société marchande.

Un moyen aussi de réintroduire des "degrés de liberté"ou d'incomplétude dans les mondes artistiques, pour parler à nouveaucomme les économistes. Ces mondes sont en effet gouvernés, plus que lesautres, par la compétition et l'inégalité. Non pas celle des originessociales mais celle des destinées. Ceux qui s'y engagent, souvent àpartir des mêmes points de départ, divergent en effet lentement, lesuns vers le succès, les autres vers l'échec. "Le grand artiste, reconnaît Menger, estcelui qui a un degré de liberté élevé par rapport à la configurationdans laquelle il se trouve. Il peut imposer quelque chose."

Pierre-MichelMenger ne s'en cache pas : dans des mondes fondés sur la recherche del'excellence et la production de biens publics, par exemple celui del'art mais aussi celui de la connaissance, sa réflexion admet lacompétition comme une nécessité. Elle l'admet même comme une vertu,quand celle-ci conduit les individus à se découvrir eux-mêmes dansl'effort créatif. L'inégalité, lorsqu'elle est fondée sur ce processusde différenciation "horizontale", est nécessaire. Comme le devient la hiérarchie des objets culturels eux-mêmes : "On ne peut pas éternellement dire que tout se vaut, plaide-t-il.C'est la meilleure manière de perpétuer les inégalités. Les loisirssophistiqués sont des loisirs plus variés, qui obligent les individus àse former et à se confronter à des lectures, à des cultures plus élaborées."

Ainsile sociologue se rapproche-t-il d'une théorie générale de l'inégalitéface aux productions culturelles. A ses yeux, depuis que Baudelaire afait l'éloge de l'inaccompli, du "non finito", l'oeuvre aéclaté en une multitude d'objets qui brouillent les frontières desmondes artistiques. Ces mutations obligent désormais à poser laquestion de la place du lecteur ou du consommateur dans la fabrique dela culture contemporaine. "Une oeuvre est aujourd'hui située dans un océan de relations, conclut Menger. Parexemple, le jour où le livre électronique aura conquis son public, vousaurez un objet qui sera le centre d'une multiplicité de liens. De même,chacun peut voir la version longue d'un film et le "final cut" duréalisateur, ou comprendre pourquoi Flaubert a ajouté une ligne à telendroit, etc. L'oeuvre éclate en plusieurs possibilités et chacund'entre nous peut rejouer sa création comme il l'entend.Quel sera levisage de ce nouvel "archi-lecteur", ça, c'est une vraie énigme ! Uneoeuvre est comme une étoile ; elle vit non pas de sa force intrinsèquemais parce qu'elle est bombardée de questions."


Gilles BastinArticle paru dans l'édition du 02.05.09