
Les langues juives (yiddish, judéo-espagnol, judéo arabe, etc.) ont évolué pendant des siècles sous l’effet d’une adaptation des langues co-territoriales aux besoins et aux exigences des modes de vie juif. Elles portent toutes la marque de deux conditions essentielles : d’un côté, l’existence diasporique des Juifs loin de la Terre Sainte, dispersés parmi des nations de langue et de foi différentes, et de l’autre, un multilinguisme fondamental au sein duquel la langue juive vernaculaire, parfois associée aux langues des populations non-juives environnantes, est avant tout destinée aux communications orales et à l’expression des problèmes du quotidien tandis que l’hébreu, langue sacrée et du savoir, est avant tout écrit et occupe une position prestigieuse et privilégiée. En ceci, l’étude des langues juives est en elle-même quelque chose que les études comparatistes permettent d’approcher, nécessitant une appréhension des transferts culturels qui président à leurs élaborations – transferts culturels qui révèlent, inévitablement, dès lors qu’ils interviennent d’une culture minoritaire vers une culture dominante, de dimensions politiques.
Mais qu’en est-il lorsque ces langues juives se trouvent prises dans des dynamiques de traduction1 ? Comment les traductions du et vers les langues juives s’articulent-elles aux questions d’identité – et au multiculturalisme ? Comment les identités juives se co-construisent-elles par, avec et en dépit de ces traductions ? Sont-elles facteurs d’assimilation, de différenciation ? Quels imaginaires, quelles résistances, quels passages et fusions identitaires, sont-ils induits ? En effet, si les questions relatives à la traduction dans le monde juif ont déjà fait l’objet d’une large analyse (dont le lecteur pourra se saisir en bibliographie), il s’agit ici d’approcher ce terrain d’enquête autour d’une notion particulière : celle des « partages » de langues.
En effet, le concept-clé de « partage », que le comparatisme peut penser comme l’un des fondements de son approche critique, constitue un moyen heuristique pour appréhender les phénomènes complexes de passages d’une langue à une autre en contexte juif – chaque langue charriant avec elle des positions discursives et identitaires qu’il s’agit d’interroger les unes par rapport aux autres. Les partages sont aussi les enrichissement mutuels que chaque langue, dans des contextes translinguistiques, peut offrir, opérant des formes de défamiliarisation — on pense à cet égard aux travaux de Venuti sur l’étrangéisation (foreignazing practices) dans les cas de traductions « minorisantes » (minoritizing translation)
En cela, l’étude des traductions dans et en langues juives peuvent constituer une forme de laboratoire pour l’approfondissement d’enjeux comparatistes, ceux-là même qu’un récent séminaire de la Société française de littérature générale et comparée (SFLGC), « Littératures en partage », interroge, et avec lesquels ce présent dossier s’attache à entrer en dialogue.
Sous la direction de Arnaud Bikard, Valentina Fedchenko, Guido Furci et Cécile Rousselet
Sommaire
Arnaud Bikard, Valentina Fedchenko, Guido Furci et Cécile Rousselet
Introduction « Les Langues juives en partage »
Cynthia Gabbay
La traduction juive comme postmémoire : la poésie de la Shoah d’Itzhak Katzenelson en judéo-espagnol et en français
Dr Javier Leibiusky
La traduction du Martín Fierro vers le judéo-espagnol
Alan Astro et Susana Skura
Deux versions de Martín Fierro : Enjeux et pratique de la traduction yiddish en Argentine
Line Amselem
« Pour qui, pourquoi traduire la littérature en ḥaketía? »
Ken Frieden
Early Modern Hebrew Literature in Translation from Yiddish and German
Michèle Tauber
Quand une langue traduit sa sœur : Sholem Aleykhem en hébreu
Arnaud Bikard, Valentina Fedchenko et Assaf Urieli
Corpus parallèle de littérature yiddish et de traductions en français et en russe : un outil pour l’analyse des défis du transfert culturel. Entre les dictionnaires bilingues et les traducteurs automatiques
Claire Placial
Langues juives et traduction dans la production des presses hébraïques de Metz (1764-1870)
Sarah Giménez
Es por una magajika ke somos djudyos : identité et altérité dans un proverbier judéo-espagnol de l’entre-deux guerres.
François Ardeven
L’impossible commandement de traduire
Cécile Rousselet
Feuillets d’un journal intime – Une jeune fille à New York. Traduction française de « Fun a meydl’s togbikhl » de Pesi Bakh.