Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Béatrice Jongy-Guéna

Lagarce grand écrivain

Lydie Parisse, Lagarce. Un théâtre entre présence et absence, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2014, 225 p., EAN 9782812413957.

1On se réjouit tout d’abord de la parution de l’une des premières monographies sur Jean-Luc Lagarce, auteur et metteur en scène fondamental de l’époque contemporaine, à la fois reconnu par les milieux théâtraux et scolaires/universitaires, puisqu’il a été au programme du baccalauréat et de l’agrégation.

2Lydie Parisse, justement, se situe au carrefour de ces deux mondes. Auteure et metteure en scène dramatique, elle est également enseignante-chercheuse à l’université de Toulouse le Mirail. C’est cette double appartenance qui lui permet d’étudier toute la richesse de l’œuvre de Lagarce. Son ouvrage, comme le mentionne l’introduction, « ne vise pas seulement un public d’universitaires, mais aussi de professionnels du monde du spectacle », Lagarce étant « un de ces auteurs-metteurs en scène qui réconcilient la littérature et la scène ».

La figure auctoriale : généalogie de l’impuissance

3Tout au long de son parcours, L. Parisse s’attache à montrer, avec succès, que Lagarce est un grand écrivain. Elle cite une déclaration fondamentale de l’intéressé : « Je viens du livre. Je viens de l’analyse du texte. » (p. 39) Son théâtre est un théâtre de la parole, fondateur d’une poétique et se caractérise par l’inscription de la figure de l’écrivain au cœur du texte, dans la lignée du théâtre postsymboliste européen, dont L. Parisse retrace la filiation (p. 92).

4Derrière la voix des personnages se fait en effet entendre celle de l’auteur, élaborant, en particulier dans les dernières pièces, toute une « mythologie de la figure auctoriale », comme en témoigne le titre de la seconde partie. Nombreux sont les « personnages qui écrivent, qui ont écrit, ou renoncé à écrire, et qui sont regardés par les autres comme des objets de curiosité » (p. 13). Le rapport à l’échec de l’écriture est au cœur de la vie et de l’œuvre de Lagarce, puisqu’il « rêvait d’écrire un roman unique, un roman-somme, un roman autobiographique, qui, décliné sous la forme d’une fiction, aurait été porteur d’une vie secrète ou du secret d’une vie » (p. 71). Cette thématique de l’impuissance parcourt son théâtre au point de devenir « une exigence éthique » (p. 72) et s’inscrit dans la veine baudelairienne (p. 74) et mélancolique de l’écriture, développant toute une esthétique du remords qu’elle fait remonter au Regrets de Du Bellay (p. 80). L. Parisse découvre sans doute le cœur du rapport de Lagarce au théâtre lorsqu’elle écrit :

Le mélancolique cherche à créer une utopie de la présence, parce qu’il est obsédé par le sentiment d’une perte irrémédiable située au passé. (p. 79)

5L’analyse devient passionnante quand L. Parisse se penche sur ces personnages d’écrivain, qu’elle désigne comme hétéronymes ou quasi-hétéronymes. Il serait néanmoins préférable de leur appliquer le terme de doubles, ou, comme elle le fait ailleurs, de « figurations » de lui‑même (p. 83). En effet, l’hétéronyme pessoen auquel il est fait référence (« au sens où Pessoa entendait l’hétéronymie », p. 13) possède non seulement  sa propre biographie mais encore une œuvre réellement écrite (et pas simplement suggérée), en outre dans un style propre, ce qui n’est pas le cas chez Lagarce où nous ne disposons pas des écrits des figures auctoriales. Le rapprochement avec Pessoa est en tous cas légitime, dans la mesure où, comme le montre L. Parisse, ces figurations s’inscrivent dans la littérature de l’impuissance et de l’échec héritée du romantisme. L. Parisse étaie sa démonstration sur une analyse lexicale très précise, autour des postures du « renoncé » de l’homme « sans qualité », du « fou » de l’ « abandonné » (p. 13). Les personnages lagarciens font « le choix assumé de la perte de soi » (p. 129), pratiquant le renoncement sous sa forme morale, ascétique, celle qui mène au sacrifice et au martyre. Il s’avère particulièrement fécond d’analyser l’œuvre du dramaturge sous cet aspect de « laboratoire de l’écriture », celui d’un écrivain possédé par son œuvre et dépossédé par elle, androgyne et impersonnel dans son écriture, un fantôme (p. 107‑111). L’effacement de soi comme sujet est bien au cœur de la poétique lagarcienne, qui se démarque ici du romantisme pour rejoindre les grands écrivains de ce que Blanchot nomme « le neutre » — là encore le lien avec Pessoa est manifeste —, le double n’étant pas un héros tragique mais un homme sans qualités dont L. Parisse dresse la généalogie au théâtre (p. 136). Ce personnage, dans ses relations avec les autres, est à la fois un démiurge et une victime. Les doubles lagarciens sont des criminels (le personnage de Louis est potentiellement incestueux et parricide) coupables notamment du péché de l’artiste : l’hubris (p. 120‑121), mais ce sont aussi des martyrs. Cette thématique sacrificielle est développée en rapport avec l’histoire de la littérature, et même posée comme étant l’essence de la littérature (p. 87).

Lagarce en contexte : littérature & philosophie

6On reste impressionné par l’érudition à la fois littéraire, philosophique et théâtrale de L. Parisse, mais la circulation des références peut étourdir le lecteur et l’éloigner de Lagarce lui-même. On passe par exemple au sein d’un même paragraphe de Renaud Camus, Meschonnic, Claude Régy, Flaubert et Pascal Quignard, sans revenir à Lagarce (p. 19-20). Du coup certaines pistes sont trop vite abandonnées, comme celle de l’influence sur ce dernier de la pensée et de la littérature germaniques. L. Parisse évoque l’influence de Mauthner, théoricien de la crise du langage, sur Hoffmannsthal et Beckett (p. 31), puis analyse le rapport à la langue chez les personnages lagarciens, sans établir de filiation (à moins que Beckett ne soit le chaînon implicite ?). Plus loin elle convoque à juste titre les dramaturges Thomas Bernhard et Peter Handke, et note ailleurs que « la relation qu’entretient Lagarce au langage lui vient peut-être de Kafka » (p. 49). Or il était possible de rassembler ces remarques et d’établir une filiation directe de Mauthner à Lagarce, via Wedekind et Kafka puis Thomas Bernhard et Peter Handke, comme en témoignent les lectures citées dans le journal intime de l’écrivain1. On regrettera que le propos ne soit pas davantage centré sur l’œuvre de Lagarce dans un ouvrage ­— mais telles sont les contraintes éditoriales— qu’on aimerait deux fois plus long…

7Il faut dire que L. Parisse relève le défi de concentrer en deux cents pages une matière qui mériterait plusieurs volumes. Comme l’annonce la quatrième de couverture, c’est sous l’angle de la philosophie et de la littérature qu’est menée cette étude, et les références, aussi pertinentes que nombreuses, ont le mérite d’inscrire Lagarce dans une histoire de la pensée, de la littérature et des pratiques théâtrales. Il faut bien admettre que cela a été fort peu le cas jusqu’à présent, comme si cet auteur avait surgi, tel un météore esseulé. L. Parisse replace cet écrivain dans la littérature européenne depuis le xviiie siècle, passant de Diderot au nouveau roman et au théâtre contemporain. Rappelant que Lagarce a fait des études de philosophie, elle montre l’influence de la phénoménologie sur son œuvre, textes de Heidegger et de Merleau-Ponty à l‘appui. La dimension spirituelle de ces pièces où les figures d’auteur entretiennent avec les autres personnages des liens tissés de violence et de passivité, est également mise en lumière grâce aux textes de Jeanne Guyon, de Heidegger et de Levinas (p. 122-124 et 145-150).

Pour une réconciliation du théâtre & de la littérature

8C’est lorsqu’elle analyse les aspects dramaturgiques que L. Parisse dévoile l’étendue de sa culture littéraire et théâtrale. Elle montre notamment que le théâtre de Lagarce prolonge celui de Beckett — sur lequel elle a déjà publié un ouvrage en 2008 (La parole trouée. Beckett, Tardieu, Novarina) — tendant à « investir la scène d’une signification abstraite, liée à la thématique de l’attente et à l’envahissement du récit à l’imparfait, qui dénaturalisent la scénographie » et désincarnent les espaces-temps distincts et intervallaires, « entre nuit et jour, réalité et rêve, vérité et fiction, présent et passé, vie et mort » (p. 14-15). Son intimité avec l’œuvre de Novarina la rend sensible à un aspect souvent négligé de l’œuvre lagarcienne : son comique, qui relève d’une « esthétique de la foirade » (p. 65) Surtout, toute la troisième partie sur le hors-scène permet de situer clairement Lagarce dans le champ du théâtre contemporain, rappelant qu’à une époque où le texte tend à être déconsidéré, cet auteur a substitué la parole à l’action. Il a dès lors bouleversé la hiérarchie présence/absence au théâtre, privilégiant des personnages absents ou effacés, et des espaces-temps intermédiaires, dans une filiation qui passe par Maeterlinck et Beckett. Le théâtre lagarcien est un théâtre du monde au sens large, dans la mesure où tous les temps et tout l’espace, y compris l’au-delà, peuvent être convoqués avec le même degré de réalité, la maison, et en particulier la chambre, devenant la métonymie de personnages en carence d’être, qui résistent au pouvoir, comme chez Beckett et Kafka. Cette dialectique de la scène et du hors-scène renouvelle la fonction politique, sociale et métaphysique du théâtre. De L. Parisse, on pourrait dire ce qu’elle-même dit de Lagarce : elle « réconcilie théâtre et littérature, deux domaines qu’on s’emploie souvent aujourd’hui à séparer ». Elle rend, en conclusion, un hommage vibrant à cet auteur pour qui l’écrivain est celui qui prend le plus de risques (ainsi le voulait Blanchot). Elle formule le vœu que les metteurs en scène continuent de célébrer la fabrique du théâtre présente chez Lagarce sans oublier la beauté de la langue. Et nous laisse espérer un opus sur le sujet…


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9On a été sensible à la dimension éminemment comparatiste du propos, qui malgré la profusion des références, reste d’une grande clarté, avec une dimension pédagogique appréciable. Les rapprochements détaillés avec Valère Novarina et Beckett mériteraient à eux seuls deux volumes d’étude comparative. C’est dire la richesse d’un tel ouvrage qui n’a pas fini d’ouvrir des pistes fécondes et nombreuses aux études lagarciennes.