Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Julien Zanetta

Anatomie du « monstre délicat »

L’Ennui. Histoire d’un état d'âme (XIXe-XXe siècles), sous la direction de Pascale Goetschel, Christophe Granger, Nadine Richard & Sylvain Venayre, Paris : Publications de la Sorbonne, coll. « Homme et société », 2012, 288 p., EAN 9782859447182.

1Qu’on le nomme spleen, mal du siècle, tædium vitae, névrose, lypémanie ou sarcellite, l’ennui présente à qui veut s’en saisir autant de visages que Protée. Cependant, que l’on se tourne les pouces au front, que l’on soit incommodé par la pesanteur de son époque, barbé par les vacances ou simplement englué dans un dimanche qui paraît éternel, un constat s’impose : on ne s’ennuie pas de la même manière à travers le temps, ou plutôt, il existe des formes d’ennui différentes en fonction de l’époque qui les voit naître. Les causes sont nombreuses, les remèdes plus nombreux encore et les guérisons improbables ; cependant, l’ennui lui‑même ne change pas de nom pour autant. C’est une histoire de la « forme ennui » que dessine l’ouvrage publié sous la direction de Pascale Goetschel, Christophe Granger, Nathalie Richard et Sylvain Venayre. Mais, ainsi que nous prévient l’introduction de Chr. Granger, on doit se méfier d’un objet en constante métamorphose : l’ennui a tant de fois changé d’apparence que l’on peut craindre qu’en faire l’histoire soit un pari difficile à tenir — si ce n’est impossible. Or, fort heureusement, l’ouvrage nous donne à lire le contraire. Il fallait une équipe d’une trentaine de chercheurs, de disciplines diverses, pour prendre la mesure d’un tel « monstre ». Le volume qui en résulte est impressionnant, riche et érudit. Le contrepied est réussi : rien de moins ennuyeux que l’histoire de l’ennui.

2 À en croire les contributeurs, il y a lieu de s’étonner que le monde n’ait pas été avalé d’un bâillement une bonne fois pour toutes : comment notre société a‑t‑elle subi sans broncher, et avec une passivité exemplaire, les incessants coups de l’ennui ? La réponse est peut‑être à chercher dans le sous-titre : l’ennui serait, selon eux, un état d’âme — « plus ténu qu’une émotion [...] et moins tranché qu’un sentiment » (p. 10). L’état d’âme a l’avantage et la particularité de s’agripper au présent de toutes ses griffes ; Chr. Granger le résume ainsi :

L’ennui, coincé toujours entre le trait d’humeur et la caractéristique d’époque, a compté au nombre des motifs à partir desquels les professionnels de l’air du temps se sont avisés de déchiffrer le présent, de dire ce qu’il est et ce qu’il devrait être. (p. 8)

3Il est vrai que l’ennui intéresse aussi (surtout) notre modernité : il relève du cauchemar absolu que l’homo festivus de Philippe Murray, dans sa quête du divertissement à tout prix, cherche à fuir. Il nous suit comme notre ombre : il récupère les rebuts de l’expérience, neutralise les parades, résorbe les essais d’activité en une morosité multiforme, essentiellement complexe.

4L’étude contemporaine des émotions s’est intéressée particulièrement à l’aspect temporel du développement d’épisodes émotionnels. En essayant de modéliser le phénomène affectif, les différentes théories (on pense, par exemple, à l’appraisal theory de Klaus Scherer), en sont venues à distinguer des bornes entre lesquelles l’émotion atteint un pic d’intensité, puis redescend. Or, l’ennui pose, relativement à ces schémas, une question importante : comment apprécier la durée d’un épisode émotionnel — si tant est qu’on puisse le qualifier ainsi — si diffus, si insistant tel que l’ennui ? En effet, l’ennui est un mixte, un précipité où l’on retrouve aussi bien des bouffées de colère que des endormissements, des pleurs de désespoir que de la froide indifférence.

5L’ennui se laisse cependant surprendre par l’histoire. Il est entendu que son invention ne date pas d’hier — on pense à l’otium, à l’acedia, aux longs et prégnants développements de la mélancolie et de ses traitements —, cependant le parti pris du livre ne s’y restreint pas : en décidant de considérer « les lieux, les temps et les mots de l’ennui », en prenant en compte aussi bien les journaux intimes que les très sérieux traités dissertant sur les Arts de ne pas s’ennuyer, de l’ennui éprouvé à l’ennui raconté, de l’expérience intime à l’expérience collective, cette histoire rassemble un « foisonnement » de sources et de témoignages propre à apprécier ce qui semble une véritable obsession de notre société depuis deux siècles. Cela suppose, comme P. Goetschel le résume, de « travailler sur la perception du temps qui passe, celle-ci dépendant étroitement des moments et des lieux » (p. 198).

Métaphysique & nosologie

6Si le livre se limite plus particulièrement aux xixe et xixesiècles, certaines contributions, au croisement de la médecine, de la philosophie ou de la physiologie s’autorisent à remonter dans le passé. Liah Greenfeld, par exemple, montre ce que l’histoire de l’ennui doit à celle de la dépression. Situé au xvie siècle au croisement de la folie et de la mélancolie, l’ennui s’est peu à peu dégagé des qualifications de la médecine humorale pour acquérir les traits d’une pathologie bien particulière. Mais c’est plus particulièrement à la terre d’élection de l’ennui, la bileuse Albion, que cet article s’attache à définir ce que l’on nommé la « maladie anglaise » — le spleen, progressivement devenu synonyme de l’ennui, est alors soumis aux caprices météorologiques que la théorie des climats a eu soin d’interpréter (le vent d’Est comme cause de suicide, par exemple). Laurent Clauzade retrace, quant à lui, ce que la conception de l’ennui chez Auguste Comte doit aux Lumières et à Charles-Georges Leroy. L’ennui n’est plus l’apanage de l’exception humaine : « les animaux aussi s’ennuient ». Hypothèse qui donne lieu à une étonnante conception positive et progressiste de l’ennui comme « facteur d’évolution sociale », laïcisé, hors de l’orbe de l’église.

7Une place de choix est réservée aux rapports intimes qu’entretiennent l’ennui et la guerre. Bruno Cabanes, repassant par les peines de l’Ulysse de Kazantzakis, évoque la qualification et les implications de la lassitude (rebaptisée anhédonie, insensibilité émotionnelle ou alexithymie) chez les soldats ou les vétérans, tandis que Delphine Debons relate les « souffrances morales » des prisonniers de guerre français en 39‑45, dans les camps allemands. Thomas Dodman rappelle, quant à lui, que l’idée même de nostalgie a partie liée au combat loin de la patrie : on se rappelle que le « mal du pays », le Heimweh, dont souffraient les mercenaires suisses loin des sommets alpestres, se traduisait par une asthénie complète. C’est lors de la colonisation de l’Algérie en 1830 que l’on voit naître une nouvelle forme de l’ennui ; non pas l’ennui de l’oisif, mais « l’ennui de l’épuisé ». Il n’est plus question de la fatigue purifiante, saine, la bonne fatigue d’après l’effort, mais bien de la fatigue exaspérée. Qu’elle soit le fruit des longues marches sous le soleil brûlant, ou due au « travail manuel monotone » du quotidien des garnisons, l’extrême lassitude dans laquelle est plongée le soldat en faction voisine avec des régions proches de la folie.

8De fait, pour l’aliéniste Brierre de Boismont, l’ennui entretient des liens intimes avec le suicide et la folie, ainsi que l’explique Jean-Christophe Coffin. Maladie de civilisation, l’ennui est pour Brierre une véritable « pathologie mentale » favorisée par le développement de la société moderne. Nouvelle évolution, la « neurasthénie », selon le terme forgé en 1869 par George Miller Beard, participe d’une logique bien plus économique. Nicolaos Pitsos montre qu’autour de 1900, l’ennui est promu au rang de maladie à part entière et les prescriptions des médecins contre le surmenage fleurissent. Cette médicalisation est un premier pas vers une société où le bien-être constitue une valeur qu’il faut à tout prix obtenir. Face à l’intensification du rythme de la grande ville et l’augmentation des charges de travail, les nerfs lâchent et l’effondrement guette. Le surmenage, comme Thierry Pillon et Georges Vigarello l’écrivent, a partie liée avec l’évaluation de la productivité : entrant de plain-pied dans le monde du travail, la « fatigue professionnelle » est une tare à soigner et éliminer.

Voyage & intimité

9On sait à quel point le romantisme a souffert des poncifs qui lui sont attachés : les ombres de Werther et de René ont tôt fait de réduire l’expérience de l’ennui à une pose ou une afféterie. Cependant, S. Venayre le rappelle, « à partir des tournants des xviiie et xixe siècles, d’innombrables auteurs ont, sans aucun doute, beaucoup parlé d’ennui. Mais ils ne l’ont pas tous fait exactement selon les mêmes codes, ni dans le même but » (p. 111). En effet, bien que l’on puisse rassembler sous une bannière une génération née ennuyée et approfondissant son ennui au fil des ans (François Guillet), on se doit de nuancer — « Tout est dans la qualité de l’ennui » dira plus tard Max Jacob. La littérature s’en fait bien sûr l’écho. Mais d’Obermann1 à Frédéric Moreau, l’ennui ne peut se dire de la même manière. Alain Vaillant remarque ce changement :

l’ennui a pu devenir, d’obstacle au travail artistique qu’il paraissait être jusque-là, le catalyseur, voire l’ingrédient principal, de l’alchimie littéraire : non plus le « mal du siècle » déploré par le premier xixe siècle, mais au contraire le moteur de la révolution moderniste. (p. 157)

10On se rappelle que Constantin Guys, dans le Peintre de la vie moderne de Baudelaire, s’exclame : « Tout homme [...] qui s’ennuie au sein de la multitude, est un sot ! un sot ! et je le méprise ! » Depuis Louis-Sébastien Mercier et Balzac, on sait que la foule de la ville fournit ample matière à se divertir, pour peu que l’on sache l’observer. Il y a toutefois l’autre face de la médaille : il est aussi vrai qu’un Baudelaire se voit tenaillé par le spleen et indolemment coudoyé au lieu même de ce divertissement, à Paris ou à Bruxelles. Lassé, agacé, abattu, il note dans la dernière des Fusées : « Je dois dater ma colère ». Le poète se corrige aussitôt et l’on peut lire, noté au dessus de colère, « ma tristesse » — l’ennui n’est plus un état unique, mais un mixte de plusieurs émotions. C’est surtout la perception d’un temps qui ne passe pas.

11Hors de la ville, d’autres écrivains voyagent, ainsi Flaubert ou Chamisso. L’ennui, bien sûr, les taraudent encore, ainsi qu’Anne-Gaëlle Weber le montre — certains revendiquent même l’ennui comme un « droit » à part entière. Plus encore, ce sont de nouveaux cadres de l’ennui qui apparaissent dans les marges des récits de voyages ou de celles des journaux intimes. Que l’on s’épanche chez soi sur « cette vieillesse prématurée » ou « ce morose désenchantement », telle l’artiste Marie-Edmée Pau (qu’analyse Nicole Cadène), ou qu’on le traîne sous d’autres latitudes dans d’interminables traversées en bateau (Mathilde Leduc-Grimaldi), c’est une nouvelle image de la monotonie des jours qui apparaît. L’ennui de la ville, l’ennui de la province, l’ennui des pays lointains : le monstre est partout et les refuges sont rares — Anywhere out of the world ! s’exclamera Baudelaire exaspéré.

Ennui & modernité

12À chaque époque, son ennui. Toutefois, les conditions sociales changent et les professions évoluent. Donnant de nouveaux « cadres pratiques de l’expérience », la troisième partie de cet ouvrage s’intéresse à une gamme de lassitude en situation. Loin de penser à une simple reproduction identique d’un même sentiment, il y a bien selon P. Goetschel une « singularité des manières de vivre cet état d’âme » (p. 192). Le poids du quotidien, conduit par ses habitudes et ses rituels, devient un problème social privilégié. En s’écartant des lieux « classiques » de l’ennui — « les villes d’eau et les villes de garnison » notamment —, on se voit donc admis à l’Assemblée pour ausculter l’ennui parlementaire (Pierre Triomphe) ou au commissariat pour éprouver le passage de « Dame routine » (Anrnaud-Dominique Houte). Bien que les moyens de transports participent à l’accélération du rythme de la vie moderne, ils génèrent également un ennui corolaire : de la salle d’attente — rebaptisée « salle d’Ennui » —, au suicide (on pense à Anna Karénine), le train cristallise exemplairement les tensions du passage du temps. Entre la « mélancolie des trains manqués » chère à Jules Laforgue et les interminables heures de patience à arpenter les halls vides, Stéphanie Sauget montre comment la gare devient le théâtre privilégié du temps suspendu, où se célèbrent les noces du passage et de l’inactivité. L’article de Robert Beck relate comment le dimanche, allégorie des jours d’ennui et « véritable produit historique », fut une création de la fin de l’Ancien Régime. Passant en moins d’un siècle de l’aristocratie aux milieux populaires, il se transforme peu à peu du jour du Seigneur au jour de fête au jour d’ennui par excellence, « pour prendre le caractère monotone du dimanche bourgeois ».

13Pour qui en douterait, le xxe siècle n’est pas avare dans l’invention de lieux d’ennui :  on pense, en lisant l’analyse d’Annie Fourcaut et de Thibault Tellier, aux grands ensembles urbains en marge des villes construits à la fin des années 50 ; de là date la « sarcellite », pathologie nommée d’après les barres d’immeubles de Sarcelles et dont les principales victimes seraient les femmes — on en vient vite à retrouver, ainsi que le titrait Libération en 1963, « Madame Bovary dans les HLM » (p. 278). L’ennui n’est plus guère un signe d’élection illustre et peut se vivre désormais à l’usine (Françoise Blum et Rossana Vaccaro), dévêtu de sa pose romantique. Exprimé par la plume d’ouvriers écrivains prolétaires, tels Louis-Gabriel Gauny ou Georges Navel, l’ennui éprouvé dans la répétition mécanique ou le travail à la chaîne, est vecteur de la plus grande aliénation : on compte les heures interminables, on attends les fins de journée à bout de nerfs. Ajoutons encore que la culture d’entreprise de la fin du xxe siècle nous gratifia d’un fascinant personnage pour palier à dépressions : le « coach », espèce de bouffon du roi contemporain dont la tâche vise à extraire de leur torpeur les employés en manque de dynamisme (Scarlett Salman).

14S. Venayre propose, en guise d’ouverture, de revenir sur le paradoxe qui unit une permanence de l’ennui à un incessant changement dans la valeur qui lui est accordé. L’expérience semblable et constante occulte la diversité des réactions et la finesse des changements au sein du même mot. Il faut donc enrichir le mot des discours qui le véhiculent : accorder, en somme, à l’objet ambigu son statut « a-historique » tout en circonscrivant, autant que possible, les conditions de sa naissance. Conclusion qui nous laisse imaginer que l’essence du temps réside dans les moments où l’on ne sait plus comment le tuer — équation résumée admirablement par l’image de couverture (la Jeune fille regardant par une lucarne du peintre danois L. A. Ring) : l’émotion vive de la joue rouge est neutralisée par la tête penchée et le regard fuyant vers les vagues de toit de la grande ville, dans un contraste vif avec la grisaille — un gris atténuant, pénétrant et diffus, qui semble bien être la couleur même du manteau de l’ennui.