Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Printemps 2005 (volume 6, numéro 1)
titre article
Charles-Olivier Stiker-Métral

En lisant, en récrivant

Marc Escola, Lupus in fabula. Six façons d’affabuler La Fontaine, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, coll. « L’Imaginaire du texte », 2003, 256 p., EAN 9782842921415.

1En proposant dans cet ouvrage six études de textes qui se présentent comme autant de « façons d’affabuler La Fontaine », Marc Escola entend initier un mode de lecture original, qui s’applique ici aux Fables de La Fontaine, mais qui fonctionne aussi bien sur d’autres genres fictionnels. Il ne prétend pas expliquer ces six fables, ni les interpréter, mais, laissant ces soucis à d’autres, affabuler. Ce terme, qui signifie, comme le rappelle l’avant-propos, « agencer les différents épisodes d’une fiction » (p. 7), désigne autant l’activité du fabuliste lui-même que celle de son lecteur. Ce dernier se mue alors, de critique ou d’interprète, en affabulateur. Il lui incombe en effet la tâche de produire à son tour les fables possibles contenues en germe dans la fable réelle. Lector in fabula : le présent ouvrage réalise, sur un corpus de fabulae, le programme imaginé naguère par Umberto Eco et lui rend hommage par son titre. Publié dans une collection intitulée L’imaginaire du texte, cet essai s’évertue par conséquent d’imaginer les textes tels qu’ils pourraient être, donnant ainsi leurs lettres de noblesses à des textes imaginaires. L’essai de Marc Escola entend donc valoriser un régime de lecture qui, se démarquant de toute ambition herméneutique, participe pleinement de la catégorie rhétorique de l’inventio.

Théorie des textes possibles : une poétique de l’inachèvement

2Marc Escola fonde sa lecture sur la théorie des textes possibles préconisée par Michel Charles dans son Introduction à l’étude des textes1, pour « envisager d’emblée telle ou telle fable bien réelle comme un texte simplement possible parmi d’autres » (p. 7) en lisant donc La Fontaine de l’œil dont celui-ci lisait Ésope. Si Lupus in fabula se veut une application de cette méthode de lecture, il est possible de dégager en retour de ces « affabulations » quelques propositions théoriques. On en trouvera des échos dans les pages de l’Atelier de théorie littéraire.

Dysfonctionnements

3L’affabulation commence par un relevé attentif et une description de ce que Marc Escola, à la suite de Michel Charles, nomme des « dysfonctionnements », c’est-à-dire :

 Des moments textuels où la logique du récit, dans sa dynamique même, passe d’une structure ou d’une cohérence locale à une autre, déséquilibres provisoires qui font signe vers d’autres textes possibles entre lesquels le texte réel a eu (peut-être) à arbitrer. (p. 32)

4Tout dysfonctionnement indique par conséquent la superposition de plusieurs logiques et de plusieurs modes de cohérence. Les questions ainsi posées peuvent sembler pointilleuses : pourquoi le loup du Petit chaperon rouge a-t-il trop d’avance sur la fillette ? Pourquoi y a-t-il deux chiens dans « Le loup et le chien maigre » ? L’arme du crime du « Loup et le chasseur » est-elle un arc ou une arbalète ? Questions plus coutumières au roman policier qu’aux ouvrages universitaires. Avec de semblables questions, pourtant, Marc Escola a déjà proposé quelques fructueuses enquêtes, dont l’une relevait, à la suite de P. Bayard, quelques « erreurs » d’Hercule Poirot en personne (voir « Pierre Bayard contre Hercule Poirot, derniers rebondissements dans l’affaire Ackroyd »). Il ne s’agit pas ici de farces de potaches pour khâgneux en mal d’émotions fortes, mais d’interrogations qui mettent en jeu la cohérence textuelle et la fonctionnalité fictionnelle des éléments incriminés. Pour prendre l’exemple du « Loup et le chasseur », l’hésitation entre l’arc et l’arbalète indique la superposition de deux logiques, l’une purement narrative, qui se satisfait de l’arc, l’autre qui ressortit au genre de l’énigme et nécessite la présence d’une arbalète2.

5Il importe de souligner la portée du « peut-être » : il n’est pas question ici de décider s’il y a eu réellement hésitation entre différents textes. La théorie des textes possibles se distingue ainsi de la critique génétique : elle ne s’attache pas à l’histoire de la production du texte, avec son cortège d’incertitudes et de corrections, mais à des modèles textuels qui existeraient concurremment dans tout texte.  Peu importe donc que les textes fantômes aient ou non été projetés par la fabuliste : tout texte semble en effet structurellement porteur d’autres possibles, qu’une lecture rigoureuse peut s’efforcer d’exhumer.  

Inachèvement

6Si tout texte est susceptible de produire, par les dysfonctionnements sensibles dans sa structure, un autre texte, on est en droit dès lors de le considérer comme inachevé. En effet, tout texte peut être corrigé en un autre texte, tout texte peut être récrit, transformé, parfois malmené. Une théorie des textes possibles implique de ne pas considérer les œuvres comme achevées, mais au contraire comme profondément instables :

 Il est dans la nature de l’apologue de démentir ou dénoncer toute clôture du texte : si une fable peut toujours en cacher une autre, c’est sans doute qu’une même maxime peut recevoir plusieurs illustrations possibles, elles mêmes susceptibles de bien des variantes ; c’est aussi qu’une même anecdote peut venir exemplifier plusieurs maximes à la fois. (p. 205)

7Il est donc toujours possible d’imaginer le texte autrement. La lecture de l’affabulateur ne se fixe pas pour but d’achever le texte. En cela, ses objectifs se distinguent de ceux de la critique herméneutique. Interpréter un texte, c’est en effet le continuer, en prétendant aider à le lire mieux. Le critique se situe ainsi avec le texte qu’il commente dans un rapport de commentaire, et partant d’intertextualité. L’affabulation n’entend pas faire lire mieux, mais faire lire autrement. Elle rend ainsi pensable, en jouant délibérément de l’inachèvement constitutif des textes,  les différentes opérations qui affectent le texte : sa production, sa lecture et son interprétation (voir à ce sujet, dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, « Existe-t-il des œuvres que l’on puisse dire achevées ? » : [http://www.fabula.org/atelier.php?Existe%2Dt%2Dil_des_%26%23%31%35%36%3Buvres_que_l%27on_puisse_dire_achev%26eacute%3Bes%3F]

Refus de l’autorité du texte

8La description des dysfonctionnements, en mettant à distance l’achèvement des textes, contraint le lecteur à ne pas accorder au texte réel une autorité supérieure à celle des autres textes possibles :

 Pour admettre l’existence même d’un dysfonctionnement, il faut avoir déjà renoncé à la finalité même du commentaire ordinaire qui se voue à justifier à tout coup le texte réel dans sa lettre ; il faut donc avoir délibérément privé le même texte de toute autorité, pour le considérer comme le produit d’un arbitrage entre plusieurs textes possibles. (p. 33)

9La poétique, attentive à la description, s’opposerait alors à l’herméneutique, qui tente au contraire de réduire les dysfonctionnements, en les investissant d’un sens. Ainsi justifiés, les dysfonctionnements cessent d’apparaître comme tels. Du même coup, il s’agit donc pour l’affabulateur de renoncer à l’ingéniosité critique qui, mobilisant différents systèmes herméneutiques, entendrait rendre raison des incidents locaux.  

Rupture avec l’histoire littéraire

10 Marc Escola refuse que l’antériorité chronologique d’un texte par rapport à l’autre impose une hiérarchie de l’un sur l’autre. À la manière d’un Borges, qui propose une « technique de l’anachronisme délibéré » (« Pierre Mesnard, auteur du Quichotte », Fictions), il mobilise divers textes sans souci de hiérarchisation chronologique. L’ambition du mode de lecture initié par Marc Escola n’est donc pas de situer historiquement la poétique de La Fontaine, ni de reconstituer la culture du fabuliste. Elle manifeste avant tout un souci d’identifier des procédés structurels. En ce sens, le rapport d’intertextualité relève de la variante, que Marc Escola se propose d’étudier et de mettre en regard sans privilège d’antériorité, ni même d’existence : les textes possibles se trouveront ainsi mis sur le même plan que des textes réels.

La bibliothèque imaginaire de La Fontaine

11La théorie des textes possibles trouve son complément dans l’intertextualité, dont une terminologie précise et systématique a été proposée par Gérard Genette dans Palimpsestes3. Marc Escola s’efforce en effet de rapporter les dysfonctionnements à des phénomènes d’hypertextualité — entendons par là qu’ils résultent de la transformation de textes antérieurs. Affabuler consiste en effet à inscrire tout texte dans un complexe de textes, qu’ils soient réels ou possibles. Marc Escola procède donc ici à une forme de coup de force théorique tant à l’égard des thèses de G. Genette que de celles de M. Riffaterre : les phénomènes d’intertextualité ne se limitent pas à des rapprochements entre textes réels, mais s’étendent à toutes les variantes possibles du même sujet.  

12La fable s’avère être un genre fécond pour l’approche choisie par Marc Escola. En elle-même, en effet, la fable est déjà un genre double, un genre complexe composé d’un récit et d’une morale. Entre le récit et la morale apparaissent des écarts qui constituent autant de points de départ pour affabuler. D’autre part, dans un certain nombre de fables, La Fontaine lui-même envisage des fables possibles, comme variantes du scénario finalement actualisé. Les fables doubles s’apparentent ainsi à l’actualisation d’une variante possible – rien n’interdit alors à notre affabulateur d’inventer une troisième, voire une quatrième fable. Dans les scénarios ainsi construits, il est possible de reconnaître des textes effectivement écrits – le texte fantôme qui hante une fable pouvant être, par exemple, un conte de Perrault (chap. 1) ou un passage de Rabelais (chap. 6). Ces textes apparaissent dès lors, abstraction faite de toute chronologie, comme des variantes possibles de celui de La Fontaine (voir « La notion de variante à l’âge classique »).

13De plus, la fable est un genre hypertextuel. Les Fables de La Fontaine, on le sait, naissent pour la plupart d’autres fables, antiques ou orientales. Et La Fontaine lui-même envisage que ses fables soient à l’origine de nouvelles productions, comme le rappelle la préface de 1668 : « il arrivera possible que mon travail fera naître à d’autres personnes l’envie de porter la chose un peu plus loin ». Marc Escola ne fait ainsi que répondre au souhait même de l’auteur qu’il étudie.

14Dès lors, il semble que le livre des Fables s’apparente à une véritable bibliothèque :

 Les Fables de La Fontaine sont un livre qui fait lire d’autres livres — parmi lesquels, bien sûr, le livre des Fables lui-même. (p. 8)

15Non contentes de faire lire d’autres livres, elles en font écrire : Lupus in Fabula est de ceux-là. On y trouvera par conséquent les matériaux d’une bibliothèque imaginaire de notre poète, dans une intertextualité généralisée où l’on ne sait plus très bien quel texte fait lire l’autre. La fable est ainsi le genre de toutes les instabilités, qui se prête, par nature, à toutes les variations possibles.  

16Apparier un texte à un autre permet à Marc Escola de mettre au jour une lisibilité inédite de ce texte. Dans un précédant ouvrage consacré à La Bruyère, il avait montré comment l’évolution de l’ordre et de la place des remarques au sein des chapitres en modifiait la lisibilité, en produisant des effets de contexte4. Cet ouvrage s’en tenait à une histoire des lisibilités successives des énoncés des Caractères, qui recoupait l’histoire des transformations du texte. Dans l’essai consacré à La Fontaine, Marc Escola franchit un palier, en procédant à des appariements parfaitement indépendants de tout contexte effectif. Il sera ainsi possible de confronter une fable à une autre fable, présente ailleurs dans le recueil, produisant ainsi une fable double possible, mais, tout aussi bien, à un conte, un fabliau, tel passage de Rabelais, tel extrait d’Horace, voire à des textes imaginaires. En concurrence avec la lecture linéaire du recueil, un autre mode d’organisation se profile, qui rend le lecteur attentif aux échos que telle fable évoque à propos de telle autre. Une lecture transversale serait alors possible : elle substituerait à l’ordre linéaire des recueils l’identification de cycles.

17Tout appariement relève ainsi d’une procédure de contextualisation. Les rapprochements intertextuels ne prétendent pas rendre compte de sources, quand bien même certains textes antérieurs seraient explicitement convoqués par le fabuliste. Ils revêtent au contraire la fonction d’ « opérateurs herméneutiques susceptibles d’accorder à telle séquence textuelle un surcroît de lisibilité » (p. 118).   

18Les six affabulations montrent ainsi, chacune à leur manière, le surcroît de possibles apporté par des appariements successifs. Le chapitre intitulé « Les noces du héron » en offre par exemple un aperçu quelque peu vertigineux. Les deux éléments d’une fable double, où une anecdote exemplaire redouble la fable animalière, sont tour à tour appariés à divers textes : « La fille » est ainsi rapprochée de « La jeune veuve », puis le diptyque est apparié au Songe de Polyphile, puis au « Mal marié », puis encore au Conte « Le calendrier des vieillards » ; enfin « La fille » est mise en regard d’un épisode de Psyché.

19Le livre des Fables s’apparenterait ainsi à une véritable bibliothèque de Babel, riche de la mémoire lettrée de La Fontaine, mais aussi de celle de son critique, de tous les livres possibles, de tous les livres à venir.  

20La bibliothèque proposée ici est donc proprement imaginaire. Elle n’entend pas en effet se résumer à la Quellenforschung, qui reconstituerait les sources, même indirectes, de La Fontaine. Cette bibliothèque ne relève donc ici que de la seule responsabilité du lecteur. Celle de Marc Escola, dans ces pages, s’affirme in fine comme une invitation à l’affabulation : « on laissera maintenant le lecteur déambuler librement entre les rayonnages des textes possibles pour affabuler à son tour » (p. 240).

Marc Escola est-il l’auteur des Fables ?

21Malgré les apparences, pareille question n’est pas plus provocatrice que certaines de celles posées dans ce livre : en demandant si La Fontaine est l’auteur du Petit Chaperon Rouge, Marc Escola entend faire table rase de la « fonction auteur », au profit de l’autonomie de la fable, structurellement susceptible de variantes (voir « L’intertexte et la fonction-auteur »). La démarche critique qui est la sienne s’attache en effet, on l’a vu, destituer le texte de son autorité. Il vise aussi à se débarrasser de l’autorité de l’auteur (voir « Dix variations sur l’autorité de l’auteur »).  

22Dès lors, à qui incombe la responsabilité de la fable ainsi produite ? L’ambition de Marc Escola est d’atténuer, autant que possible, la frontière entre le commentaire et la récriture. Si toute récriture est un commentaire, il faut à ses yeux également que tout commentaire permette une ou plusieurs récritures. Il entend de la sorte renouer avec un régime classique de la critique littéraire, dont Michel Charles a rappelé la portée théorique5. Au xviie siècle, en effet, il n’est d’autre critique que celle qui se propose de corriger les œuvres — la querelle qui entoure La Princesse de Clèves suffit à en témoigner. L’attention prêtée par Marc Escola à des détails en apparence aussi minimes que la nature exacte de l’arme du crime dans « Le loup et le chasseur » relève de ce mode de critique, qui se voit, dans ces pages, attribuer une double fonction : identifier dans le textes les dysfonctionnements locaux, ce qui relève encore de l’explication de texte, et autoriser la proposition d’une variante, ce qui relève de la récriture.

23Reste un trouble sur le statut exact du geste critique de Marc Escola. Car ce dernier n’écrit pas les fables qu’il affabule, alors même qu’il revendique une « critique authentiquement créatrice » (p. 40). Les études de textes n’aboutissent en effet pas à une authentique récriture, ludique et irrévérencieuse, à la manière d’un Tristan Corbière ou d’un Queneau, cités dans l’introduction de l’ouvrage (p. 5). Il s’en tient, résolument, à une écriture critique, qui, pour inventive, enlevée et élégante qu’elle soit, ne donne pas lieu à cette récriture qui constitue pourtant son horizon. Les fables affabulées resteront donc dans l’imagination du critique : si elles trouvent en lui un authentique « auteur », elles demeurent à jamais privées de lecteur.

Texte réel, textes virtuels

24Marc Escola renverse l’ordre habituel de l’explication de textes. Le texte réel n’est pas considéré comme un aboutissement, mais au contraire comme un point de départ vers d’autres textes. Le texte réel s’efface par conséquent derrière des textes fantômes :

Toute fable n’existe que de congédier une ou plusieurs fables qui persistent à hanter ses structures et qu’il s’agira pour nous de surprendre. (p. 9)

25Dans la démarche affabulatrice, il conviendra en retour de congédier le texte réel pour inventer d’autres textes. Ce faisant, elle dénie à la fable réelle son autorité, pour la considérer uniquement comme un possible parmi d’autres.

26Une question demeure toutefois : peut-on réellement mettre sur le même plan le texte réel et ses fantômes ? En prétendant renoncer à expliquer le texte tel qu’il est, en s’efforçant de congédier l’histoire sous toutes ses formes, ne manque-t-on pas précisément ce qui permet à ce texte de suggérer d’autres possibles, ne manque-t-on pas la cause du plaisir pris à ce texte ?

27On ne saurait en effet oublier que le point de départ de l’affabulation est toujours une fable réelle, et que les fables possibles ne sont constituées qu’à partir de la description de dysfonctionnements présents dans ce texte.

28Tout se passe donc comme si le texte réel constituait un repoussoir. Certes, Marc Escola réagit contre la tentation de l’herméneutique, qui, à ses yeux, ne peut que s’ingénier à justifier le texte tel qu’il est. Il invite également à ne pas se laisser fasciner par le mythe du génie du grand auteur ou celui de la perfection de la grande œuvre. En rendant à l’auteur son statut classique d’« ouvrier », il peut ainsi proposer une lecture des Fables plus proche peut-être de celle qu’envisageait La Fontaine et que pratiquaient ses contemporains.

29L’ouvrage de Marc Escola invite donc le théoricien à préciser les rapports entre le texte réel et ses variantes imaginaires, celles-ci ne parvenant jamais à faire entièrement celui-là.

De la littérature

30Si l’on en croit Marc Escola, la littérature ne se confondrait pas avec la textualité : il n’y a peut-être littérature qu’à partir du moment où il est possible d’affabuler, d’identifier des phénomènes hypertextuels, qui, à leur tour, permettent d’imaginer des textes possibles, de retrouver des textes fantômes. La tâche de la critique serait alors d’imaginer des possibles pour la création, d’inventer la pratique, comme le suggèrent les contributions au récent colloque sur « la case aveugle ».

31À l’heure où l’apologue fait son retour dans les salles de cours du fait de sa fonction argumentative, Marc Escola soulève peut-être, derrière les « dysfonctionnements » que sa lecture entend relever, quelques questions salutaires. Il est possible, après tout, que l’intérêt des Fables ne réside pas dans une apologie de l’argumentation — le fameux « pouvoir des fables » —, ni dans la transparence d’une leçon de morale à la sagesse relativiste. Si la leçon des Fables est d’abord une leçon de lecture, c’est parce qu’elles invitent à s’interroger non seulement sur les pièges que tout texte est capable de receler, mais également sur notre propre capacité à être un bon lecteur. Marc Escola le rappelle, dans la lignée des célèbres analyses de Louis Marin : on meurt souvent dans les Fables « d’une erreur d’appréciation, soit : de la mauvaise interprétation d’une parole qui traduit toujours un rapport de forces » (p. 239). Autrement dit, dans l’univers des Fables, une erreur d’arbitrage entre les différents scénarios possible peut se révéler fatale aux protagonistes, et nombreux sont ceux qui, littéralement, se trompent de fable. La lecture est donc pour La Fontaine une mise à l’épreuve : mise à l’épreuve du jugement, mise à l’épreuve de soi. L’essai sur La Bruyère montrait pour sa part que la morale du moraliste résidait principalement dans le fait que le lecteur y était mis à l’épreuve des conditions mêmes de l’énonciation du jugement6. De façon similaire, les fables théâtralisent les vicissitudes de l’interprétation. Lector in fabula : la formule d’Umberto Eco doit être prise ici à la lettre. De te fabula narratur.