Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
titre article
Jean-Louis Cornille

Post‑scriptum à une méthode post‑textuelle

Franc Schuerewegen, Introduction à la méthode postextuelle. L’exemple proustien, Paris : Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2011, 245 p., EAN 9782812404955.

1Si l’analyse textuelle, conduite en circuit fermé, dans l’absolu respect du texte (le texte et rien que le texte) a connu ses plus beaux jours il y a une trentaine d’années, ses retombées ne s’en font pas moins toujours ressentir aujourd’hui : des décennies de pratique intense ont fini par produire des lecteurs certes affranchis de l’ancienne discipline, mais dotés d’une capacité sans précédent à décoder les textes. La lecture semble ne plus connaître de limites : en cela, elle rejoint bien les ambitions de l’écriture, qui s’affiche comme puissance d’infini. Que sommes‑nous en train de faire, au juste, à présent que nous voici dégagés des vieilles ornières textuelles ? Il était plus que temps qu’un ouvrage susceptible de donner à ces nouvelles tendances leur assise théorique vienne éclairer nos parcours. Voici donc un livre qui vient à point nommé : Introduction à la méthode postextuelle, de Franc Schuerewegen.

2Conçue sur le modèle du terme de « postmodernisme », l’expression de « critique postextuelle » désigne ce qui vient « après » la critique textuelle, sans nécessairement toutefois chercher à « rompre avec elle » (IMP, 12) : s’en alimentant donc, sans pour autant s’en réclamer. Nous sommes déjà « ailleurs », il se peut même que nous soyons en train de brouter dans le « pré » de quelque chose à naître encore, de ruminer ce qui doit advenir. On remarquera l’orthographe « fautive », « postextuel », que l’auteur estime plus élégant que « post‑textuel » (que nous lui préférons pourtant, ne fût‑ce que pour nous ménager un peu de recul). Mais ce n’est un concept ludique qu’à première vue : la « ludicité » s’allie très vite ici à la plus grande « lucidité ». Et tel Jourdain, on se rend compte qu’on faisait du « postextuel » sans le savoir.

3Dans cette optique, le texte ne préexiste plus à la lecture critique ; celle‑ci le produit, l’invente ou le réinvente à chaque fois. Il ne se met à exister que s’il est « joué », comme on dit d’une pièce musicale. Et comme pour un morceau de musique, on préférera que l’exécution se fasse avec un brin de virtuosité. Inclus dans le geste critique, le texte se retrouve donc sur un même plan que son méta‑texte, qui cesse ainsi de lui succéder pour le commenter : il n’y a plus de retard (le terme de « post‑texte » peut ici induire en erreur, en ce qu’il semble réintroduire ce retard). C’est encore plus vrai des intertextes qui lui sont associés : ceux‑ci cessent de préexister au texte qui les relance ; l’aspect dialogique d’une œuvre devenant un effet de sa lecture critique, « l’existence objective de l’intertexte n’est pas une condition nécessaire à son émergence » (IMP, 224) : on songe aux travaux de Pierre Bayard, à l’encontre duquel F. Schuerewegen émet cependant certaines réserves en raison de ses a priori psychanalytiques et de son sérieux pédagogique. Déjà, des développements récents dans la théorie de la traduction nous invitaient à concevoir chaque traduction comme un nouveau texte, et tout texte comme la somme de ses traductions. On ajoutera qu’il est aussi la somme de toutes les lectures sur lesquelles il repose et de toutes celles qu’il suscite, a suscité ou doit encore susciter.

4Vu sous cet angle, le texte proustien, tel que F. Schuerewegen le crée, n’existait pas avant son intervention. Celle‑ci s’avère d’autant plus créative qu’elle s’inscrit au bout d’une réaction en chaîne ; en effet, le lecteur post‑textuel invente un auteur lui‑même « inventeur » d’auteurs autrefois lus par lui : c’est l’exemple de Barthes inventant un Chateaubriand déjà proustien (IMP, 224). Au départ donc, « les textes sont malléables et transformables à peu près à l’infini » (IMP, 223). Ensuite, tout dépend de la force des manipulations auxquelles le texte est soumis, de leur « solidité » et de leur « efficacité », bref de leur « puissance » créatrice (IMP, 224) : c’est ici que revient le besoin de rigueur scientifique, nécessaire afin de convaincre, d’emporter l’adhésion de la « communauté interprétative » (on recoupe l’histoire littéraire, la philologie, etc.). Cette réserve émise, le texte ne dit jamais rien d’autre que ce que nous lui faisons dire (IMP, 225) ; nous ne nous ferons donc aucune illusion sur le caractère durable de tels travaux : « nous pouvons faire surgir les livres, les poèmes, les romans, qui vont nous amuser un instant, après quoi nous en produirons d’autres » (IMP, 223). Et méfions‑nous de ces spécialistes d’un seul auteur qui jamais ne commettent la moindre « infidélité » ou savent résister à l’appel d’une nouvelle « flamme ».

5Comment se consoler d’arriver en retard ? De venir après les autres, toutes révolutions révolues ? Le préfixe « post », sur ce plan, s’avère très utile : il arrange tout (on se glorifie bien d’être postmoderne ou postcolonial). C’est à juste titre que F. Schuerewegen proclame que sa « position théorique est un travail de deuil » (IMP, 12). Mais au lieu de retomber dans la mélancolie, il choisit heureusement l’ironie. Il va de soi que ses prises de position s’inscrivent en marge d’autres réflexions théoriques : parmi les prédécesseurs du « post‑textuel », on compte Fish, Iser, Rorty, Michel Charles, Pierre Bayard même. Leurs réflexions ne sont cependant pas toujours aussi claires et nettes : quelquefois, on les dirait chuchotées seulement. C’est bien ainsi que j’imagine l’origine de nombreuses prises de position de F. Schuerewegen : observations insidieuses et remarques désobligeantes glissées dans l’oreille de l’auditeur voisin, qui détournent momentanément son attention des propos du conférencier qui parlotte au loin. En effet, les remarques de F. Schuerewegen, comme celle de ses prédécesseurs, « ne sont pas destinées à toutes les oreilles » (IMP, 34), elles n’intéressent qu’« une part restreinte » de leur auditoire, issues elles‑mêmes de ce que les textes nous susurrent doucement. Rien de tonitruant ici : discrètement nous est révélé ce que le texte lui‑même recèle en silence (IMP, 36).

6On part pourtant du plus gros, du plus bruyant cliché proustien : la description des madeleines, dont Proust dit qu’elles « semblent avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint‑Jacques ». Rien d’étrange à ce rapprochement, puisque les madeleines furent au départ bel et bien moulées dans des coquilles Saint‑Jacques. À partir de là se développe toute une série, ou « suite » ou « chaîne associative » (IMP, 52), qui de la coquille mène aux cloches, et de là aux cathédrales — en passant par l’aversion initiale que le Narrateur éprouvait pour les huîtres. Et tout résonne : au sein du texte de la Recherche, de ses variantes aussi, et jusque dans ses intertextes : jusque dans Notre‑Dame de Paris, par exemple. Mais nul ne cherchera pas à faire du texte de Hugo une origine, puisque le mouvement est réversible : Proust « propose une version possible du texte » de Hugo et vice versa (IMP, 55). Entre les deux, il y a toujours place pour d’autres intermédiaires : Bas de Huysmans, par exemple, où se développe cette même association entre cloches et mollusques, ou encore Le Carillonneur de Rodenbach. Car ces échos ne se produisent pas seulement à l’intérieur d’une même œuvre, elles se répercutent au‑delà de ses frontières pour se retrouver dans des œuvres antérieures ; et même dans des textes à venir : c’est ainsi que Ponge les prolonge, dans ses « Notes pour un coquillage ».

7L’œuvre proustienne est d’une telle complexité que des rapports imprévus sont forcément suscités chaque fois qu’elle entre en contact avec un lecteur doté d’une mémoire également complexe : ce seront autant de textes « fantômes » qui surgiront dans la tête du lecteur. Rappelons pour notre part que Céline, dans Mort à crédit, s’était amusé à son tour à parodier le passage de la petite madeleine, sous la forme d’un « petit beurre » sec et vieux, que l’enfant s’était empressé d’aller vomir « dans les poissons » — ce qui est une façon comme une autre de recracher le « morceau » (Céline n’ayant jamais pu « avaler » Proust). On pourrait inscrire dans la même série l’incipit d’une nouvelle de Sartre, « La Chambre », dans lequel une épouse délaissée, occupée à lire un roman, approche de ses lèvres un rahat‑loukoum ; à peine a‑t‑elle mordu « dans cette chair vitreuse » que lui reviennent des souvenirs de voyage : l’un à Alger avec ses mosquées, l’autre à Arcachon, où elle lisait à la plage un roman qui avait pour titre Petite Madame. On aura compris que Sartre a mis tout en œuvre pour qu’on songe ici à la scène de la « Petite Madeleine ». Ce n’est plus Combray, ce n’est pas encore Balbec : c’est Arcachon, fameux pour ses parcs à huîtres, ses moules et ses coquillages. Mais où donc est passée l’huître ? se demandera‑t‑on. On se souviendra que le beau‑fils de la lectrice mise en scène par Sartre sombre lentement dans la folie ; enfermé dans sa chambre, il tente de contrer ses hallucinations au moyen d’un étrange appareil, le « ziuthre » — sans doute un jeu de mot sur « huîtres » ; de fait, dans la scène finale, on voit le fou laissant couler de sa bouche « molle » un mot « long et blanchâtre ».

8Au lieu de lire un texte comme s’il était entièrement tendu vers sa fin, on choisira de dévier sans arrêt, de suivre les lignes de fuite : en se fourvoyant, on tombe ainsi sur des images menues et superficielles qui ne deviennent lisibles que mises en réseau. L’essentiel ici est de former des séries. Une nouvelle cohérence s’établit ainsi, faite de chaînes associatives qui ne deviennent décelables qu’à condition de sortir du texte, pour s’enfoncer dans ses variantes ou s’ouvrir à d’autres textes. Déjà, la génétique avait fortement contribué à donner du texte une vision instable, en privilégiant le processus avant‑textuel sur le produit final que l’édition nous fournit (IMP, 13). Les études intertextuelles ont à leur tour remis en question l’idée d’un texte fermé sur lui‑même, en montrant qu’il n’est pas d’auteur qui ne soit d’abord lecteur : il y a là une première revalorisation de la position de lecteur qui permet d’établir entre lecture et écriture un lien direct (tout écrivain récrivant ce qu’il a lu). Lire sans (r)écrire, en somme, c’est ne lire qu’à moitié, c’est ne pas aller au bout d’un seul et même geste. Cessons donc de nous comporter en lecteurs « modèles », de nous contenter de chercher le sens d’une œuvre, afin de devenir des lecteurs « rebelles », qui lisons librement, comme si nous étions écrivain, en rapportant notre lecture moins au texte qu’on lit qu’à celui qu’on en dérive : « L’écrivain ne lit pas les textes, il s’en sert comme d’un stimulus » (IMP, 18).

9Longtemps, la critique s’est constituée à partir d’un texte conçu tantôt comme une fin en soi, tantôt comme une origine à laquelle il fallait revenir. Et ce n’est qu’assez récemment qu’une conception plus transitoire et fluctuante du texte s’est développée. Dans une comparaison célèbre, Gilles Deleuze observait que les nouveaux sports (du type surf, planche à voile, deltaplane) avaient tendance, au lieu de s’appuyer sur un effort initial du sportif, à s’inscrire dans un mouvement déjà existant, par insertion sur une « onde préexistante ». Que se passe‑t‑il « entre » deux textes ? Comment s’inscrire dans le mouvement ? Quelqu’un vient nous dire : c’est facile, il suffit de se laisser porter, plutôt que de s’abriter derrière de grands efforts savants. À l’instar des surfers (sur toile ou sur voile), le lecteur post‑textuel se déplace de surface en surface à la recherche de nouvelles vagues, soucieux ni d’arriver ni de partir, mais de passer « entre ». C’est bien ainsi que F. Schuerewegen se désigne lui‑même ; un jour, en conduisant, il voit en grosses lettres noires sur un camion blanc l’expression suivante : « créateur d’espaces éphémères ». Renseignement pris, il s’avère qu’« un créateur d’espaces éphémères introduit des modifications temporaires dans un paysage où il est appelé à intervenir » (une tente de réception, un stand d’exposition). Qu’en déduit‑il ? « Moi aussi, quand je fais de la critique postextuelle, je crée des espaces éphémères, où l’on peut passer un moment agréable, puis j’emballe tout dans mon camion blanc et je pars ailleurs » (IMP, 230) — comme d’autres, ayant rangé leurs planches sur le toit de leur 4x4, partent à la recherche de plages plus houleuses encore.

10Une fois qu’on lui applique sa propre méthode de lecture, que devient le livre de F. Schuerewegen ? Il va de soi qu’on ne saurait faire d’un tel ouvrage une lecture interprétative : on le récrit donc à notre tour. Car cette méthode, on la reconstruit aussi nous‑mêmes, à mesure qu’on en découvre le fonctionnement : d’autres exemples que ceux puisés dans Proust nous viennent à l’esprit, selon nos fréquentations livresques. Un autre réseau associatif se développe (ce que les Dolce & Gabbana de la philosophie appelleraient pour leur part un rhizome : un résôme, si l’on veut, tout le contraire d’un binôme). Ainsi, lorsque F. Schuerewegen veut illustrer l’adage héraclitien selon lequel, pas plus qu’on ne se baigne deux fois dans le même fleuve, on ne lit « deux fois le même ouvrage » (IMP, 27), il tombe sur un passage non retenu dans l’œuvre de Proust, dans lequel celui‑ci fait la part belle aux contresens et aux erreurs de lecture. Le Narrateur évoque un livre de Bergotte lu autrefois : « je me rappelais un ciel comme les filets d’une pêche que je voyais roses et gris ». Or, bien plus tard, « en retrouvant la page je me rends compte […] qu’il s’agissait non du fruit “pêche”, mais de la pêche du poisson ». En réalité, Proust découvre ici un procédé dont Raymond Roussel, au même moment, éprouvait toute l’efficacité, en fondant ses contes sur des mots tout pareils, pris dans deux sens différents. Ce rapprochement est loin de constituer une exception dans l’œuvre de Proust. F. Schuerewegen observe que dans les pages finales de la Recherche, « la place qu’occupe le tintement de la sonnette » (annonçant que Swann était parti et donc que « maman » allait monter) « est symétrique à celle que prend, dans la séquence initiale », la petite madeleine. Voilà qui ferait de l’ensemble des volumes de la Recherche une parfaite illustration du même procédé de Roussel, puisque construit sur deux scènes quasiment identiques, au sein desquelles s’est inscrite une petite différence.

11En s’intéressant ainsi aux textes « possibles », aux pos(sibles)textes, F. Schuerewegen construit en somme une fiction scientifique (non pas de la S‑F, mais l’inverse : de la F‑S), en « inventant » des scènes de rencontres virtuelles (comme entre l’urinoir de Duchamp et le pot de chambre de Proust), ou en sondant, tel Sherlock Holmes, les intentions du « lecteur » — comme lorsqu’il décrit comment André Breton, en omettant de corriger proprement le manuscrit de Guermantes et d’en éliminer les « coquilles » (encore elles), cherchait en réalité à saboter Proust, dans lequel il avait reconnu un rival : cas particulièrement tordu de « l’angoisse de l’influence » (IMP, 169‑170), dont témoigne l’invraisemblable ballet épistolaire auquel se livrent les deux auteurs, par personne interposée (en l’occurrence Soupault‑du‑diable). Toutefois, il ne s’agit pas seulement de faire apparaître d’autres lectures possibles, mais, en déployant toutes les virtualités que contient le texte, d’établir qu’il équivaut à la somme de toutes ses lectures possibles : voilà qui fait songer à la Pataphysique d’Alfred Jarry plutôt qu’à certains travaux d’Oulipo.

12Tout commence pourtant comme dans un conte pour enfants :

Un coquillage a des ambitions musicales et souhaite devenir une cloche ; son rêve est de se mettre à vibrer, à résonner, comme s’il était fait de bronze solide et suspendu au haut d’un clocher. (IMP, 47)

13Ce pourrait être un conte d’Andersen, chez qui également tout se déclenche souvent à partir d’objets anodins (des petits pois, une aiguille, un soldat de plomb unijambiste). On songera à « Hans le Balourd », encore intitulé « Jean le Nigaud », dans lequel trois frères s’en vont à la rencontre d’une princesse, promise au plus élégant discoureur du pays ; alors que deux des frères aiguisent leurs arguments en vue de séduire et de convaincre, le dernier se contente de ramasser en cours de route trois objets au hasard : une corneille morte, un vieux sabot et un peu de boue. Ceux‑ci viendront à point nommé rehausser son discours au moment de l’épreuve (un concours culinaire) que lui impose la princesse : il l’emporte ainsi haut la main, laissant bouche bée ses frères pourtant plus diserts. Un coquillage, un débris d’huître, une affiche Liebig, un pied de grue, voilà des éléments en apparence tout aussi quelconques, négligeables même, démunis de la moindre valeur ; c’est pourtant à l’aide de ces détails sans importance que F. Schuerewegen va construire son livre à recettes post‑textuelles. Il ramasse en cours de route des « riens » que d’autres lecteurs n’ont pas remarqué ou auxquels, les ayant rencontrés, ils ne prêtent aucune attention. Laisser un texte fonctionner comme un coquillage, en l’ouvrant aux bruissements lointains qui l’habitent, ce n’est pas en faire un texte quelconque, bien au contraire. C’est par une telle attention portée à des éléments du texte apparemment sans conséquence, en vue de les relier entre eux, que cette démarche s’avère proprement créative. Trop souvent le critique finit par masquer ses trouvailles sous des dehors scientifiques, procédant ainsi à une falsification rétrospective. Plutôt que de se lancer dans de savantes constructions, mieux vaut procéder comme Hans le Nigaud (qu’on appelle une « cloche ») : aussitôt le voici qui se métamorphose en Franc le Finaud.

14Proust lui‑même, en trempant sa madeleine dans sa tasse de thé, découvre involontairement quelque chose qu’il ne cherchait pas. Que ramassons‑nous au long de nos lectures ? C’était déjà la leçon de Newton, qui se comparait volontiers à un enfant jouant sur la plage, et s’amusant à chercher « un coquillage plus joli que les autres », tandis que le grand océan de vérité devant lui reste entièrement à découvrir (tout à l’opposé de l’enfant que saint Augustin rencontra sur la plage en train d’essayer de verser au moyen d’un coquillage toute l’eau de la mer dans un trou fait dans le sable). Errer, dévier du droit chemin, prendre les chemins de traverses (schuur‑wegen), afin de laisser son attention se déporter vers ce qui ne s’expose ni ne se cache, mais ce qui fait signe : telles sont les nouvelles consignes au lecteur. Lire non plus de façon littérale, mais « littoralement », pour reprendre une expression chère à Lacan, en suivant la frontière entre deux espaces qui n’ont plus rien en commun et où se forme cette zone indistincte du « possible », du « peut‑être », jonchée de débris et de dépôts de toute sorte. Détritus et restes, boues et conques, épaves du texte merveilleusement agencées. Après Héraclite, le critique post‑textuel évoque l’harmonie invisible et secrète d’un tas d’ordures rassemblées au hasard.

15L’avez‑vous remarqué ? Tout au long de ce compte rendu, nous avons signalé le livre par cette abréviation, « IMP », en ne retenant que ses seules initiales. Cela tombe bien : « Imp », en anglais, est un mot plutôt rare qui signifie « diablotin ». Poe en a fait le titre d’une de ses nouvelles, « The Imp of the perverse », que Baudelaire traduisit sous le titre du « Démon de la perversité ». C’est l’histoire d’un criminel qui, saisi d’une soudaine impulsion, ne peut s’empêcher de se dénoncer lui‑même. Pour notre bonheur, tout auteur finit à son tour par se trahir bien malgré lui, sous l’impulsion d’un tel malin génie. Dans le cas de cette nouvelle comme des poèmes en prose qu’en dériva Baudelaire, l’action gratuite ne correspond pas à une idée personnelle, puisqu’une voix la chuchote, évitant au sujet d’endosser la moindre responsabilité. Et puisque c’est au détour d’une longue, savante et assommante séance de lecture que se manifeste le démon de Baudelaire, sous la forme obscure d’une idée qui germe (« Assommons les pauvres ! »), sachons à notre tour nous montrer attentif à ce que le texte nous chuchote pendant qu’on le lit. Un petit diable semble habiter l’écriture, apparaissant où on l’attend le moins, surgissant de sous les mots comme d’une boîte, pour aussitôt disparaître à nouveau, arrangeant des coïncidences les unes plus troublantes que les autres : c’est le démon post‑textuel.

16F. Schuerewegen reste finalement assez discret sur sa méthode à proprement parler. Comment fait‑il pour passer d’une association à une autre, sans perdre le fil ? Soit il possède de l’œuvre de Proust une connaissance approfondie, acquise au prix d’années d’études, soit il s’y aventure en connaissance de cause, mais sans pourtant s’avancer en spécialiste : cela devient alors une question d’attitude, de posture (certains parleront même d’imposture). Il est probable que, si F. Schuerewegen a « perdu » pas mal de temps dans « Proust », il ne s’y est jamais enlisé vraiment (d’ailleurs, il passe déjà à autre chose). Si on dénote un peu de désinvolture dans sa démarche, celle‑ci ne relève pas tant de la provocation que d’une certaine aisance à l’égard du texte, et peut‑être même d’une complicité avec l’auteur. Cette aisance n’est ni jouée, ni feinte, mais bien réelle : l’auteur a réussi à mettre « Proust » de son côté. Certes, le hasard peut jouer un rôle prépondérant dans ce genre de réussite : on dirait bien que le critique trouve sans peine les passages qui viennent corroborer la lecture qu’il propose, comme s’ils se présentaient d’eux‑mêmes à son attention. Mais qu’est‑ce que la chance, ou le hasard heureux ou la bonne fortune, sinon l’apparence anonyme dont se pare la réponse que le texte lui‑même fournit à celui qui le manipule. Cela fait longtemps qu’en science on tient compte de cette « responsabilité » de l’objet étudié à l’égard d’un « chercheur » avec lequel il semble ainsi coopérer. D’une certaine façon, tout se passe comme si l’on ne pouvait lire « Proust » qu’avec le secret accord de celui‑ci : tout alors devient facile. Si les rapports au sein de la chaîne associative se sont établis sans grand effort de la mémoire (sinon involontairement), c’est donc qu’il existe une posture devant l’œuvre qui fait que celle‑ci collabore avec son lecteur, qui, littéralement, « tombe » sur les divers passages à mettre en relation. Sans trop chercher, il trouve. Et fait avec ce qu’il trouve de quoi nous épater. Au lieu de résister, voilà que le texte s’offre au lecteur, s’ouvre à lui, comme ces fleurs japonaises au contact de l’eau, dévoilant les multiples connexions dont elles sont le fruit. Les intertextes affleurent de la même manière, sans qu’il ait nécessairement de la littérature une connaissance encyclopédique : sa bibliothèque n’est dans le plus grand désordre qu’en apparence.

17Peut‑être même faut‑il aller plus loin encore : à force de vouloir sortir du texte, voilà qu’on finit par se retrouver, hors fiction, dans le réel quotidien : dans le hors‑texte. De fait, à partir du moment où on prend la décision de ne plus s’en tenir au seul texte, d’en brouiller les frontières, en l’ouvrant à d’autres textes (qu’il s’agisse de variantes, d’échos au sein d’une même œuvre, de recoupements avec la correspondance, ou encore de rapports intertextuels), on ouvre le texte à toutes sortes de débordements qu’il est difficile de contenir plus longuement. Quel rapport y a‑t‑il, par exemple, entre le « camion blanc », aperçu sur la route, dont F. Schuerewegen nous parle dans sa conclusion, et la « camionnette de blanchisserie » qui renversa Barthes, auquel est consacré son dernier chapitre ? On dit que le conducteur dut changer de nom à la suite de l’accident. Peut‑être s’appelle‑t‑il maintenant, lui aussi, « Michel Dupont », comme le « créateur d’espaces éphémères » dont F. Schuerewegen à son tour « change le nom » (IMP, 230). Pour finir, ces débordements affectent jusqu’au vécu du lecteur : des échos se produisent en dehors de l’espace‑livre, pour peu qu’on lève de temps à autre la tête d’entre les pages. La synchronicité règne : ce que je lis m’arrive. Parmi une centaine d’incidences de ce type, je me souviens d’avoir lu dans le TGV menant de Paris à Anvers, Austerlitz de Sebald, qui commence par la description de ce même trajet en train : j’arrive à la Gare Centrale en même temps que le narrateur sebaldien. Comment définir les limites, jusqu’où aller trop loin, une fois qu’on a ouvert l’œuvre à son corps défendant et dépassé les frontières décidément très poreuses du texte ? Voici qu’on avance dans l’entre‑deux, dans l’entre‑trois ou quatre ; les séries prolifèrent ; les connexions se multiplient ; on prend la mesure de l’infini.

18L’un des grands charmes du livre de F. Schuerewegen est la fréquence avec laquelle surgissent des intrusions d’auteur, qui apparaissent à chaque fois merveilleusement impertinentes (comme on désignait autrefois en classe primaire les attitudes rebelles) — ce qui ne veut nullement dire qu’elles soient sans pertinence sur le plan du savoir. Elles sont également indiscrètes (elles brouillent, en les débordant, les clivages auxquels nous sommes habitués) : ainsi des quelques « cheveux gris » (IMP, 127) qui apparaissent dans la nuque de l’auteur — ce dont celui‑ci n’aurait pu se rendre compte sans l’usage d’un double miroir. Cette présence du « je » ne relève pourtant pas d’un simple penchant narcissique : elle est intimement liée à cet adage « postextuel » dont elle se veut l’illustration, selon lequel il convient, face à un texte, de « s’en imaginer soi‑même l’auteur » et donc de s’exprimer comme tel, en laissant sa propre ombre se dessiner sur la page. Cependant, il n’est pas sûr qu’il faille séparer les notions d’auteur et de lecteur au point d’en faire des entités distinctes ; le je du lecteur ne cesse d’apparaître dans une posture d’auteur : « Je trouve cela fabuleux, je jubile » (IMP, 20). L’auteur n’hésite même pas à recourir au faux en écriture, comme lorsqu’il attribue son chapitre sur les « huîtres » à un docteur S***, sexologue américain, versé dans des « gay studies », dont les travaux auraient paru — ô ironie — dans une revue de la « Bible Belt ».

19Le lecteur fait donc la bête. F. Schuerewegen cite à ce propos Barthes :

le grand écrivain n’est pas quelqu’un à qui on se compare, mais à qui l’on peut, l’on veut, plus ou moins partiellement, s’identifier. (IMP, 23)

20Cependant, il y a là une héroïsation du « grand écrivain » qui n’est peut‑être pas du goût de tout le monde. Aussi peut‑on se demander si ce n’est pas remplacer un mal par un autre que de substituer à l’excessif respect du texte une représentation idéalisée de l’écrivain, dont on surestimerait dès lors le rôle. Et privilégier les intentions de l’auteur, comme on est invité ici à le faire, n’est‑ce pas faire obstacle au déroulement d’imprévus toujours possibles ? Un texte est infiniment plus intelligent que son auteur : sous ses énoncés courent d’autres énoncés sur lesquels ce dernier n’a visiblement eu aucune prise. Du reste, la simple notion d’intertextualité, en réduisant la créativité à une activité de recyclage d’anciens matériaux, n’a‑t‑elle pas depuis longtemps porté un coup fatal à l’Ego d’écrivain ? L’auteur, en somme, est toujours déjà mort : et travailler sur un auteur vivant, ce n’est jamais que travailler sur le mort futur que son écriture le destine à devenir. On ne fera donc appel qu’à son seul fantôme. Pour ma part, je serais plutôt enclin à favoriser la notion (toute flaubertienne et mallarméenne) d’impersonnalité de l’auteur : car si chacun peut à son tour occuper aussi librement cette place si enviée, c’est peut‑être aussi qu’elle désigne d’abord et avant tout un emplacement vide. C’est bien ainsi que la considérait Proust lui‑même (non sans une certaine ironie à l’égard du mythe romantique qui en supporte l’idée, comme nous le rappelle F. Schuerewegen lui‑même) : tous les grands écrivains n’en seraient qu’un seul (IMP, 206).

21Mais peut‑être conviendrait‑il mieux d’invoquer, afin de ne pas tomber dans cette illusion que Sartre désignait du nom de « collège spirituel », une force plus anonyme que celle d’« auteur », une dynamique de transmission aux propriétés intrinsèquement virales et contagieuses : inscrite au sein de la langue, et lourde de répétitions et de mutations, elle serait entièrement tendue vers sa propre survie, se propageant « comme un virus » (IMP, 89‑90) en contaminant les mots dont elle se sert (IMP, 89‑90). Il n’est donc peut‑être pas tout à fait exact de penser qu’un texte ne se met à « vivre » ou à « revivre » qu’au moment de sa lecture. Que se passe‑t‑il dans les textes pendant qu’on ne les lit pas ? Klossowski évoquait, pour sa part, ces portraits s’observant mutuellement dans la pénombre d’un Louvre nocturne. Mises côte à côte, les œuvres s’interpénètrent, induisant des échanges qui se produisent sans qu’intervienne le moindre sujet : l’auteur lui‑même ne serait ainsi que l’hôte de son propre texte. Tel serait l’envers de l’énigme que la littérature ne cesse d’agiter devant nos yeux ébahis.