Dépasser Genette ? Questions de point de vue
Des extraits de l’introduction de l’ouvrage d’Alain Rabatel sont reproduits dans l’atelier de théorie littéraire de Fabula : « Pour une analyse énonciative et interactionnelle des points de vue dans la narration ». On trouvera par ailleurs sur le site de la revue Discours un compte rendu, signé Laurent Perrin, et sur le site de la revue Argumentation et analyse du discours un autre compte rendu, signé Victor Ferry et Benoit Sans.
1Sous le titre « Questions de narratologie », un éditorial de l’atelier de théorie littéraire de Fabula remarquait il y a peu le besoin de nombreuses propositions théoriques récentes de se situer par rapport à la narratologie élaborée par Gérard Genette. Tandis que certains poéticiens cherchent à compléter cette narratologie ou à l’ouvrir à des questions qu’elle n’aborde pas, d’autres chercheurs se posent en s’opposant à l’auteur des « Discours du récit », qu’ils veulent parfois réfuter. Après Une histoire du point de vue (1997) et La Construction textuelle du point de vue (1998), Alain Rabatel poursuit quant à lui une entreprise qui entend dépasser l’approche genettienne de la perspective narrative. Les deux tomes d’Homo narrans, qui compilent de nombreux articles parus dans les années 2000 et où alternent travaux à visée théorique et lectures de textes singuliers, s’ouvrent ainsi sous le signe de la Aufhebung dialectique, la synthèse chargée de « renouveler les significations et les enjeux de connaissance » (p. 11).
2Sans abandonner complètement la notion de point de vue1 — et en définissant d’abord la perspective narrative comme régulation de l’information narrative « selon tel ou tel point de vue2 » — Genette lui a globalement substitué celle de focalisation, la perspective adoptée pour raconter une histoire ne correspondant pas nécessairement au point de vue de quelqu’un. Alain Rabatel renonce, lui, à l’étude de la focalisation (tout en empruntant à Mieke Bal la distinction entre le sujet « focalisateur » et l’objet « focalisé ») pour revenir à celle des points de vue, assignables à des sujets. S’il reproche à Genette de postuler l’existence d’un foyer de perspective qui serait parfois introuvable3, c’est en effet pour garantir l’ancrage de la perspective dans une subjectivité : « sous sa forme la plus générale, le PDV se définit par les moyens linguistiques par lesquels un sujet envisage un objet. » (p. 21) Seuls deux sujets peuvent alors se trouver à l’origine des perspectives narratives : le narrateur (y compris celui des récits « à la troisième personne ») et le personnage4.
3Par rapport aux précédents travaux de l’auteur, certains des articles réunis dans Homo narrans marquent une extension de cette notion de point de vue, lequel n’est plus principalement défini comme la relation d’une perception, à laquelle seraient seulement plus ou moins associés des processus mentaux, voire verbaux. Une histoire du point de vue posait déjà la nécessité de prendre en compte les éventuelles composantes cognitives et axiologiques qui pouvaient accompagner la perception, mais Homo narrans entend rendre véritablement compte de toute la richesse polysémique de la notion et de tous les aspects du point de vue, qui « mêle perceptions, savoirs et jugements » (p. 82). Le second chapitre du premier tome distingue ainsi, avec plus ou moins de clarté, « points de vue représentés, racontés et assertés » : la notion de « point de vue représenté » renvoie à des perceptions, souvent associées à des pensées, qui ne sont pas celles du narrateur (p. 83) ; celle de « point de vue raconté » renvoie à des « textes écrits d’après la perspective d’un personnage » qui n’est toutefois pas un focalisateur5, « c’est-à-dire sans que le texte recoure à un débrayage énonciatif » (p. 100) ; enfin, lorsque « le centre de perspective […] se met à parler, qu’il s’agisse de commentaires explicites du narrateur, qu’il s’agisse d’énoncés au discours direct des personnages, alors le PDV change de nature et l’on a besoin d’un autre concept pour l’analyse, celui de PDV asserté. » (p. 101)
4Par son étendue, cette conception du point de vue (englobant le point de vue « asserté ») va donc au-delà de la question de la perspective narrative : elle implique plus de choses et, en ce sens, « dépasse » bien la théorie genettienne des focalisations.
5Par son sous-titre, Homo narrans se désigne comme une approche « énonciative » du point de vue dans le récit. Cette approche se réclame d’abord des travaux de Ducrot, en particulier de la distinction entre le locuteur (qui prend en charge l’énoncé) et l’énonciateur (qui est le sujet d’un point de vue dans un énoncé dont il n’est pas le locuteur)6. L’« analyse énonciative » est alors attentive aux traces du sujet, qu’il s’agisse du locuteur ou de l’énonciateur, dans le discours (dans le récit, en l’occurrence).
6Il faut d’emblée préciser que cette question de l’inscription de la subjectivité dans le discours ne se réduit pas à celle de la deixis (du renvoi à la situation d’énonciation). Dans le premier chapitre du premier tome (« La problématique générale du point de vue »), Alain Rabatel déplore en effet le « tout déictique », notamment dans les manuels scolaires. Dans le cadre d’un retour critique sur l’analyse de la subjectivité chez Benveniste, l’auteur rappelle ainsi la nécessité de prendre en compte la part du « sujet modal ». L’approche « énonciative » est donc attentive aux traces du locuteur ou de l’énonciateur dans tous les énoncés, y compris ceux qui ne s’inscrivent pas dans le paradigme du « discours » (dans le sens que Benveniste donne à ce terme). Au-delà de la question de la subjectivité dans les récits « à la troisième personne » (sur lesquels Alain Rabatel travaille plus particulièrement, dans une approche résolument « communicationnelle7 »), la troisième partie du deuxième tome s’ouvre sur une typologie des marques de l’effacement énonciatif. L’auteur montre comment la désinscription énonciative permet d’argumenter indirectement en introduisant des arguments qui ne sont pas pris en charge comme tels mais présentés comme objectifs, laissant au lecteur le soin de les assumer, comme cela se passe par exemple dans un incipit de Semprun analysé au dixième chapitre. Le chapitre suivant examine les effets de sous-énonciation qui se produisent lorsque le locuteur citant s’efface derrière le point de vue du locuteur cité, comme dans le cas des discours direct et indirect libres, sans expliciter sa propre position ; le locuteur citant peut aussi instrumentaliser le point de vue du locuteur cité pour son propre compte en le re-présentant et le recontextualisant, lui donnant ainsi une nouvelle valeur d’usage, ce qui produit un effet de sur-énonciation. Le dernier chapitre traite enfin des manières de voir préconstruites (« on-perceptions ») qui, grâce à l’effacement énonciatif, se présentent comme la réalité même (« on-représentations »).
7Alain Rabatel souligne à juste titre l’« absence, chez Genette, de critères linguistiques définissant les diverses focalisations » (p. 161, voir aussi p. 383-84). De fait, leur définition comme modes de régulation de l’information narrative n’est pas une définition linguistique, tandis que le grand mérite des différents travaux d’Alain Rabatel est bien d’identifier des marques ou indices grammaticaux de l’expression du point de vue. L’analyse énonciative rencontre alors la grammaire textuelle développée dans la lignée d’Harald Weinrich. Dans la continuité des précédents ouvrages de l’auteur, Homo narrans examine les différentes marques, externes et internes, du point de vue (du moins du « point de vue représenté ») sur le « plan de l’organisation textuelle ». Certaines formes verbales à valeur aspectuelle sécante, parce qu’elles permettent d’envisager les événements dans le cours de leur déroulement, se prêtent particulièrement à l’expression d’une subjectivité et à la représentation du point de vue (ainsi l’imparfait, par opposition au passé simple, dans les récits rétrospectifs). Même si le point de vue peut être amorcé en premier plan, c’est souvent à des seconds plans syntaxiquement dépendants d’un procès de perception mentionné ou impliqué dans le premier plan qu’il revient de le représenter avec des imparfaits méronomiques (développant les parties ou propriétés d’un thème-titre). Au-delà de ces cas d’anaphores associatives entre perceptions représentées, développées ou détaillées en second plan et perceptions prédiquées en premier plan, l’auteur souligne que les perceptions et pensées représentées qui ne sont pas sous la dépendance syntaxique d’un sujet et d’un procès de perception mentionnés dans les premiers plans peuvent être sous la dépendance sémantique d’un agent ou d’un procès que le texte ne mentionne pas explicitement, mais que le lecteur reconstruit par inférence. Alain Rabatel précise encore que l’opposition entre premier et second plan (qui joue le rôle de bornage externe du point de vue et s’apparente au marquage externe du discours indirect libre) n’existe pas seulement dans les enchaînements « passé simple + imparfait ». On la retrouve dans les enchaînements « plus-que-parfait + imparfait » ou « imparfait + imparfait », « indicatif présent + indicatif présent » et même « passé simple + passé simple » (p. 433-440). Alain Rabatel examine également le rôle des présentatifs ou de l’ordre des mots dans la « construction textuelle du point de vue ».
8La linguistique ne garantit toutefois pas la rigueur et les nombreuses lectures qui font la richesse d’Homo narrans ne sont pas toutes également convaincantes. Le reproche adressé p. 381 à Genette (dont le travail serait parfois « approximatif ») peut dans certains cas être retourné à l’auteur8. Plus globalement, l’approche énonciative du point de vue est confrontée à un problème qu’Alain Rabatel ne cherche pas à esquiver mais qu’il ne parvient peut-être pas à résoudre complètement. Il ne s’agit évidemment pas ici de reprocher à l’auteur de souligner et d’affronter la question des rapports entre voix et perspective du narrateur ou du personnage, et le troisième chapitre du deuxième tome, par exemple, montre bien la proximité entre le « point de vue représenté » et différents types de discours rapporté. Sur le plan sémantique, ce mixte de pensées plus ou moins verbalisées, de perceptions et de paroles est proche des discours indirect libre et direct libre (la proximité des verba sentiendi et des verba dicendi étant par ailleurs soulignée). Sur le plan syntaxique, il présente le même effacement énonciatif que le discours indirect libre et peut partager avec le discours indirect le mécanisme de subordination au procès de perception. Ces réflexions le conduisant à considérer que l’on a affaire à un continuum, Alain Rabatel propose de réunir point de vue et discours rapporté sous l’appellation de « discours représenté ». Après d’autres, Rabatel, qui se défend de confondre point de vue et discours (p. 357-58), a donc le mérite de souligner leur proximité et de montrer en quoi ils sont parfois inextricables. De plus, sa conception « étendue » du point de vue, prenant notamment en compte le « point de vue asserté », le conduit naturellement à faire la part du discours dans la problématique générale du point de vue. Mais au bout du compte, ses choix terminologiques (« énonciateur » pour désigner un sujet qui reste éventuellement muet) et méthodologiques (l’analyse « énonciative » justement) contribuent à brouiller toute distinction entre le verbal et le non-verbal. Sur ce point, la réponse à une critique similaire formulée par Claire Stolz à propos de l’expression « parole intérieure non verbalisée » (p. 349-350) est finalement assez décevante.
9Dans les professions de foi que délivrent les introductions réflexives au seuil du recueil ou de ses différentes sections, le maître-mot qui permet de définir la posture adoptée par l’auteur est sans doute celui de « synthèse ». Cet ethos se traduit, d’une part, par un souci de la juste mesure, de la réunion (sunthèsis) par la (ré)conciliation (de la linguistique et de la littérature, de la description et de l’interprétation, etc.) et, d’autre part, par l’ambition affichée de dépasser dialectiquement, en les intégrant donc partiellement, les travaux de certains prédécesseurs. Alain Rabatel se campe alors en continuateur que la fidélité n’empêche pas d’opérer des déplacements qui seraient aussi des dépassements : « la meilleure manière d’être fidèle à Genette (comme à tout autre théoricien de haut vol) n’est pas dans le ressassement épigonal des formules, mais dans le patient travail de confrontation minutieuse des outils avec le réel (en l’occurrence les textes) dont ils sont censés rendre compte. » (p. 42) « Dialogisme » et « polyphonie », sur la définition desquels l’auteur revient au début du deuxième tome, constituent les sésames de cette Aufhebung.
10Genette, cela est bien connu, a fondé sa narratologie sur la distinction entre l’histoire (la succession d’événements qui est rapportée par le récit), le récit (« l’énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements ») et la narration (« l’acte de narrer pris en lui-même », et par extension la situation dans laquelle il prend place)9. Et l’objet spécifique de cette narratologie, c’est le récit, le niveau qui seul « s’offre directement à l’analyse textuelle », celui à partir duquel les deux autres peuvent être envisagés10. Genette incitait ainsi à porter l’attention non plus sur l’histoire, les personnages et leurs actions (comme dans la modélisation de l’intrigue chez Propp ou Brémond ou dans les schémas actanciels chez Greimas), mais sur le récit, en tant qu’énoncé pris en charge par un narrateur. Souhaitant en quelque sorte prolonger ce déplacement depuis l’histoire vers le récit, Alain Rabatel propose d’être attentif non plus (ou plus seulement) aux structures de l’énoncé narratif (le récit appréhendé dans ses relations avec l’histoire et la narration), mais à la narration, à l’énonciation narrative elle-même (p. 12). À ce déplacement, il est demandé de garantir un dépassement anthropologique, puisque l’objet de cette nouvelle approche n’est plus le récit (et ses structures), mais l’Homo narrans, le sujet racontant caractérisé par une « aptitude au décentrement » qui en fait un « homme aux mille points de vue » (p. 17). On peut toutefois s’interroger sur l’effectivité du déplacement : à moins de passer de l’étude des textes eux-mêmes à celle de leurs contextes et des conditions réelles de leur élaboration, l’énonciation narrative ne peut être saisie qu’indirectement, comme narration représentée dans le récit. Étudier la narration, c’est étudier le discours du récit.
11Plus ponctuellement, on peut regretter que la vis polemica conduise Alain Rabatel à attribuer à Genette des positions qui ne sont pas les siennes. Un exemple, qui n’est certes pas représentatif de toute la démarche de l’auteur, révèle cette tendance à l’invention d’un Genette imaginaire. Le dernier chapitre du premier tome, « De l’influence de la fréquence itérative sur l’accroissement de la profondeur de la perspective », traite des « effets épistémiques » produits par le choix de telle ou telle fréquence narrative, en particulier celui du récit itératif. Cette réflexion sur les rapports entre les catégories de la fréquence et du mode narratifs n’est pas sans originalité, mais on se rappelle que Genette souligne lui-même les liens entre l’itératif (fréquence) et le sommaire (vitesse), d’une part, entre sommaire (vitesse) et distance (mode), d’autre part. Le lien entre fréquence et mode est donc déjà fortement suggéré : le récit itératif implique plus de savoir, donc plus de « profondeur de perspective », que le récit singulatif. Genette parle certes ici de distance, mais la notion correspond bien à celle de « profondeur de perspective » chez Alain Rabatel, comme lorsqu’on se recule pour embrasser du regard un paysage (ici un paysage temporel) ou qu’on s’en approche pour le voir de plus près. Si Alain Rabatel peut légitimement souligner que ces concepts sont « rarement articulés », on ne peut toutefois le suivre lorsqu’il affirme que la fréquence relève chez Genette de la voix et que c’est « la prégnance de la distinction genettienne entre mode (narratif) et voix (narrative) » qui a jusqu’ici empêché de penser l’articulation du mode et de la fréquence.
12Lorsque l’on critique leur Gérard, ses plus fervents « épigones » (p. 497) semblent parfois s’ériger en défenseurs de l’orthodoxie. Alain Rabatel critique avec raison les adorateurs de chapelles, qui n’aiment « rien tant que la récitation du catéchisme » (p. 33), mais, sans être idolâtre, on ne peut que déplorer l’iconoclasme quand il fourvoie en de faux débats.
13Homo narrans se termine abruptement, sans conclusion, sur trois points de suspension qui sont aussi bien les signes d’une ouverture que les symptômes d’un inachèvement. Il manque en effet à cette compilation d’articles sans doute édités trop rapidement11 une véritable synthèse qui aurait facilité la réception des nombreuses propositions avancées. On regrette en somme l’efficacité de La Construction textuelle du point de vue, plus lisible que le foisonnant Homo narrans qui ne peut que pâtir de la confrontation avec la clarté, la rigueur systématique et le style impeccable des « Discours du récit » avec lesquels il entend dialoguer.