Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Mai 2025 (volume 26, numéro 5)
titre article
Vincent Annen

Borges, à la fois « tout à voir » et « rien à voir » avec le cinéma

Vincent Jacques, Borges et le cinéma, Meudon : Quidam éditeur, coll. « Le cinéma des poètes », 2024, 93 p., EAN 9782374913285.

1L’œuvre de Jorge Luis Borges a considérablement « contaminé » le récit filmique contemporain, selon le terme que Vincent Jacques emprunte à Carolina Ferrer pour désigner, dans sa conclusion, tout le versant des liens entre l’écrivain argentin et le septième art qu’il a choisi de ne pas aborder dans son Borges et le cinéma. En effet, l’auteur ambitionne à l’inverse, dans cette petite monographie publiée au sein de la précieuse collection « Le cinéma des poètes » que dirige Carole Aurouet chez Quidam, d’explorer l’influence du cinéma sur les pratiques scripturales concrètes de Borges. Vincent Jacques, spécialiste de la philosophie française contemporaine (Deleuze en particulier) et des théories de l’image, fait donc une incursion dans l’univers borgésien pour évoquer au sein de quatre courts chapitres chronologiques les différents rapports qu’a entretenu le poète avec les films, leurs imaginaires et leurs récits.

Borges critique : l’écriture sur le cinéma

2Après une introduction qui resitue le jeune Borges dans le foisonnement culturel de la Buenos Aires cosmopolite des années 1920, Vincent Jacques rappelle que le premier rapport du futur écrivain au cinéma est « celui de spectateur et de critique cinématographique. Une pratique de spectateur hebdomadaire, souvent collective », suivie de l’écriture de critiques « à chaud » et « sans le modèle d’autres modes d’écriture sur le cinéma » (p. 10). En exploitant notamment les articles de Borges traduits en français et réédités dans le premier volume de ses œuvres complètes (Gallimard, 2010), l’auteur dresse un aperçu des goûts cinématographiques de l’écrivain, qui officia « dans diverses revues, dans Sur, entre 1931 et 1944, et, entre 1936 et 1938, dans Megáfono et Selección Cuadernos de lectura » (p. 15) et plus sporadiquement dans El Hogar, La Prensa et Critica. Si l’ouvrage se contente parfois de faire l’inventaire des longs métrages et des auteurs qui comptèrent pour Borges — Sternberg, Stroheim, King Vidor, le western américain, soit des préférences pour le cinéma classique qui furent déjà mises en lumière ailleurs, dans le champ sud-américain1 comme international2 —, sa tentative d’extraire de ces écrits hétérogènes une ligne critique basée sur des critères discriminants récurrents est louable.

3L’entreprise se heurte toutefois aux appréciations variables et aux multiples contradictions du jeune Borges, qui semble s’approprier l’exercice critique comme une formation à l’écriture et ne s’intéresse que peu à la construction d’un discours totalisant et cohérent sur le cinéma. Vincent Jacques note d’ailleurs habilement que l’écrivain « ne cesse de lire le cinéma comme une extension plus ou moins réussie du continent littéraire » (p. 30) tout en pointant de manière implicite la technophobie de Borges, qui semble rejeter le formalisme des avant-gardes et les expérimentations esthétiques propres au médium cinématographique, synonymes pour lui d’une « pure apologie de la puissance des machines par la machine qu’est la caméra » (p. 18). Pour Vincent Jacques, Borges ne valorise dans le cinéma (hollywoodien) que « la précision d’une mise en scène au service d’une logique narrative ordonnée » (p. 27), capable seule de réinvestir les structures classiques du récit que la littérature n’a cessé de déconstruire au long du xxe siècle. Cette hypothèse centrale, maintes fois reformulée dans le cours de l’ouvrage3, est toutefois nuancée en quelques occasions, notamment grâce à des conversations rapportées par son collègue et ami Bioy Casares qui « nous renseigne[nt] d’une réflexion originale sur l’expérience du spectateur de cinéma, irréductible à l’expérience du lecteur de littérature » (p. 30). Entre une déconsidération critique des spécificités du langage cinématographique et une réflexion plus discrète sur les procédés et les dispositifs du cinéma, la position de Borges vis-à-vis du septième art semble être volontairement ambiguë.

4L’autre hypothèse centrale du premier rapport de Borges au cinéma est celle d’une formation à la pratique de la littérature façonnée par la forme brève de la critique en revue et par l’imaginaire du cinéma américain, que Borges retrouve également « dans la paralittérature en général, c’est-à-dire dans les récits d’aventures, les romans policiers et les feuilletons » (p. 33) dont il fait régulièrement l’éloge. Vincent Jacques relate ainsi l’influence de ces récits sur les premiers écrits littéraires de Borges, et esquisse une conception borgésienne de la narration fondée sur l’absence de psychologie des personnages et la prévalence de « l’énumération rapide », des « affirmations schématiques » et d’une certaine visualité de l’écriture. En somme, « si le cinéma est important pour Borges, c’est qu’il y puise des modes de narration qu’il utilisera dans ses courts récits » (p. 11) : un constat qui restera toutefois, format oblige, très général dans l’ouvrage.

Borges scénariste : l’écriture pour le cinéma

5Borges s’est également essayé, dès la première moitié des années 1950, à l’écriture scénaristique, notamment en participant à l’adaptation de sa propre nouvelle Emma Zunz, finalement produite sous le titre Días de odio (Jours de colère, Leopoldo Torre Nilsson, 1954), un film que Borges « va rejeter publiquement » (p. 38). Vincent Jacques précise à ce sujet qu’un « film cherchant explicitement à explorer de nouveaux moyens filmiques n’était pas quelque chose susceptible de lui plaire », avant d’ajouter qu’il ne « reste aucune trace » (p. 39) de son rôle dans l’écriture du scénario.

6Dès 1950 en revanche, Borges s’était attelé à l’écriture de deux scénarios originaux en compagnie d’un autre grand écrivain argentin, Adolfo Bioy Casares, avec qui il a « déjà coécrit le livre Six problèmes pour Don Isidro Parodi publié en 1942 » (p. 40). De leur première collaboration au scénario résultera deux projets, Los orilleros et El paraíso de los creyentes, qui seront finalement publiés sous forme de livre en 1955, même si le premier de ces scénarios sera finalement repris, quelque vingt années plus tard, par le réalisateur Ricardo Luna, qui en donnera une « mauvaise » version — un jugement de valeur conforme au discours de Borges par ailleurs répété sans réel développement à quatre reprises dans l’ouvrage.

7S’il reste plutôt descriptif dans son analyse du contenu de ces scénarios (ou plutôt des versions publiées de ces scénarios), Vincent Jacques les ancre dans une passionnante évocation de la culture populaire argentine des années 1950, les deux auteurs ambitionnant de « créer le mythe des faubourgs argentins comme l’on fait les Américains avec le Far West » (p. 44) ou, plus tard, Glauber Rocha avec le sertão brésilien. Les plus belles pages du livre sont peut-être celles qui portent sur cette circulation des motifs du cinéma américain dans d’autres espaces nationaux, et qui parviennent d’un même geste à réinscrire les différents modes d’écritures de Borges dans un dispositif de création et de réception localisé et historicisé.

8En arrière-fond, c’est également un aperçu des interrelations entre les acteurs du champ artistique national de l’époque qui se dessine, révélant également l’évidence du cinéma comme phénomène culturel majeur suscitant l’intérêt de tous les artistes. Transfert des pratiques scripturales entre les différents médias, mais également collaboration entre les générations puisque les deux écrivains reviendront au scénario en 1967 sous l’impulsion du jeune réalisateur Hugo Santiago, ancien étudiant de Borges à l’Université de Buenos Aires, qui deviendra le « cinéaste capable de traduire cinématographiquement le fantastique littéraire si particulier qui leur est propre » (p. 46).

9Les deux longs métrages issus de cette collaboration avec un cinéaste formaliste et porté par la modernité cinématographique européenne mettront d’ailleurs en lumière un fait déjà prégnant dans les deux scénarios non réalisés : il existe une contradiction fondamentale entre le discours critique de Borges sur le cinéma, valorisant une « épure narrative », et sa production en tant que « praticien ». Cette contradiction, dont Vincent Jacques prend acte par endroits — par exemple, lorsqu’il retrouve dans le scénario d’El paraíso de los creyentes « l’entrelacement du rêve et de la réalité, c’est-à-dire leur indiscernabilité, un thème cher à Borges » (p. 43) pourtant totalement éloigné du récit classique américain, ou lorsqu’il s’étonne de la « rencontre inattendue entre un écrivain qui aimait plutôt un cinéma traditionnel et un jeune réalisateur marqué par la radicalité du faire cinématographique » (p. 48) —, pourrait alors bien constituer le point nodal de la relation ambivalente, entre mépris et fascination, qu’entretient l’écrivain avec le cinéma.

Deux films d’Hugo Santiago coscénarisés par Borges et Bioy Casares

10La deuxième moitié de l’ouvrage s’éloigne légèrement de l’étude de l’influence des motifs et des procédés cinématographiques sur la poétique borgésienne, puisque Vincent Jacques y consacre deux chapitres à l’analyse respective des films Invasión (1969) et Les Autres (1974) d’Hugo Santiago. Film pionnier de la modernité cinématographique argentine dénonçant sur un mode quasi science-fictionnelle les dérives totalitaires des dictatures sud-américaines pour l’un et tentative d’importation du réalisme magique à Paris sur fond de quête identitaire pour l’autre, les deux longs métrages bénéficient de riches études esthétiques et thématiques.

11Mêlant analyse esthétique, contextualisation historique et étude des références qui jalonnent les deux projets, l’argumentation de Vincent Jacques propose un regard inédit sur ces deux curieux objets cinématographiques, tout en imputant parfois implicitement certains effets de réalisation à Borges (par exemple, lors d’une excellente analyse de la bande sonore d’Invasión, p. 56-58), dont le rôle était pourtant cantonné à la rédaction des dialogues des films (même si l’hypothèse, formulée par Borges lui-même, que les deux films procèdent avant tout du dialogue est esquissée). On pourrait pointer ici la principale frustration que génère ce bref essai : les analyses des écrits et des films sont trop souvent subordonnées au discours de l’écrivain argentin, dont les multiples déclarations citées sans mise à distance paraissent parfois étouffer la voix du chercheur, et aux présupposés critiques sur son œuvre littéraire, qui sont rarement questionnés. Certes, la taille de l’ouvrage est modeste et l’auteur ne prétend pas mobiliser des sources matérielles inédites, mais il semble tout de même que l’étude de l’écriture de Borges pour le cinéma ne peut que difficilement s’abstraire d’un retour aux documents scénaristiques (non publiés) — cette absence mériterait du moins d’être thématisée. Si les inférences sur le travail de Borges scénariste effectuées par Vincent Jacques à partir des films et des entretiens donnés par Borges et Bioy Casares restent productives, on peut donc regretter un léger manque de recul critique qui aurait peut-être permis d’articuler, par la mise en regard des discours et des pratiques concrètes, la figure de Borges aux passionnantes contradictions qui l’entourent.

12D’un autre côté, il faut rendre hommage au minutieux travail de synthèse de Vincent Jacques, qui parvient à faire éprouver et, pourrait-on presque dire, à reproduire, au prisme des rapports de Borges au cinéma, l’infinie ambiguïté qui traverse toute sa carrière. Dans une conclusion à vocation soudainement totalisante, dans laquelle il compare Borges à Godard au prétexte que chacun incarnerait « une fonction-auteur qui englobe l’entièreté de son art » (p. 80), l’essayiste paraît d’ailleurs thématiser une certaine impuissance face à « l’inflation hyperbolique » d’un auteur qui « devient le monde » (p. 84) dans toute son équivocité. Pas plus que sa littérature, le travail d’écriture de Borges sur et pour le cinéma — qui « n’est pour lui que la poursuite du travail littéraire sous une autre forme » (p. 78) — ne se laisse condenser en une unité cohérente et schématique. D’où cette indécision que Vincent Jacques s’amuse à faire formuler à Borges, comme pour ironiser sur la relative impossibilité de son propre essai : « les deux assertions sont aussi valables l’une que l’autre, “j’ai tout à avoir avec le cinéma”/“je n’ai rien à voir avec le cinéma”… » (p. 78). Le mythe Borges est à peine égratigné. Il n’en demeure pas moins fascinant.