
L’ombre et la marge
1La publication d’un cahier entièrement consacré aux Mondes invisibles — ensemble syncrétique de croyances et d’usages explorant des pans de l’existence inaccessibles à la compréhension rationnelle ou à l’observation empirique — participe d’un changement de paradigme au sein de la recherche académique francophone. Ne scellerait-elle pas, avec la récente traduction d’essais tels que Le Monde magique1 d’Ernesto De Martino (2022) et Matières spectrales. Sociologie des fantômes2 d’Avery F. Gordon (2024), le lien établi entre contextes d’incertitude généralisée et regain d’intérêt pour l’érudition ésotérique ou occulte, qui précisément les réfléchit au sens plein du terme ? Le volume, symptomatique d’une crise à multiples détentes, noue un dialogue interdisciplinaire autour des savoirs hermétiques dont l’influence s’exerce bien au-delà des sphères de la spiritualité et de l’imaginaire auxquelles ils sont habituellement réduits. L’approche s’y fait résolument heuristique, explorant les mutations des systèmes de pensée et des modes de représentation occidentaux sur une période de deux siècles, tout en se montrant consciente de ne poser que les jalons d’un plus vaste chantier :
« Contempler l’obscur, l’inconnu, l’invisible », ce n’est pas prétendre l’éclairer, le connaître, le voir, ce qui équivaudrait à le nier. Mais ce n’est pas non plus se résigner à l’ignorance et à la cécité. C’est oser un mouvement nécessairement infini, c’est chercher à déceler et à suivre le rayonnement des zones d’ombres de nos cultures. (p. 13)
Révulser le regard
2L’une des clefs de voûte de l’argumentation réside dans la mise en lumière du caractère subversif des mondes invisibles, assimilés à « une contre-culture qui n’en finit pas de se réinventer » (p. 10) et abondamment investis par certains groupes marginalisés. De la dynamique transgressive qu’ils déploient procèdent notamment les interprétations queer et féministes de diverses figures magiques ou mythologiques, ainsi que d’arts divinatoires dont Anne-Claire Marpeau propose une analyse au chapitre « Une voix de l’au-delà : savoirs “féminins”, médiumnité et pratiques de soin dans la littérature d’Antoinette Bourdin » (p. 55-59). Contre une conception mâtinée de classisme et d’ethnocentrisme, l’ouvrage signale que les voies de l’irrationnel ont été empruntées par des sommités de la littérature peu ou prou attendues — telles que Hugo, Balzac, Musset, Conan Doyle ou encore Dostoïevski — mais également de la science : « Ce vaste domaine [celui de l’occulte] est alors occupé par des savants connus et reconnus, venus de tous horizons : médecins, psychiatres, psychologues et neurologues, mais aussi physiciens, chimistes ou philosophes » (p. 107). Artificiellement dressée par la tradition épistémologique occidentale, la frontière entre savoirs et croyances s’avère poreuse. Plusieurs contributions soulignent le rôle de l’invisible dans la constitution de disciplines universitaires comme la psychanalyse et la criminologie, où il se manifeste respectivement sous la forme de l’inconscient (Nicole Edelman, « Sigmund Freud et l’occulte », p. 107-110) et de la trace latente (Christine Bergé, « Spectres et lumières : le crime révélé par la police scientifique », p. 86-91). Les découvertes scientifiques et les innovations techniques, qui ne cessent d’élargir le champ des possibles depuis la fin du xviiie siècle, émanent bien souvent d’idées mystiques qu’elles consolident en retour, à l’instar du procédé photographique que détaille Christine Bergé : « L’invisible emprunte un peu de matière solide pour se rendre visible, à son tour il laisse un peu de matière fluidique sur la plaque » (p. 71-72). Aussi connaissances positives et absconses, forces machiniques et spectrales entretiennent-elles une relation de réciprocité plutôt que de répulsion, dont se saisit l’inventivité littéraire pour y projeter ses chimères : « Une nouvelle fois semble émerger des rapports entre sciences et mondes invisibles une contre-culture, constante source d’inspiration pour la création » (p. 85).
Poussée d’écrits
3De fructueux échanges se tissent entre les domaines de l’occulte et de la littérature qui, charriant une vision du monde et cultivant des réalités parallèles, se suppléent l’un à l’autre. Plusieurs études se concentrent sur leurs rapports, tantôt complémentaires, tantôt conflictuels, parmi lesquelles le numéro hors-série des Recherches germaniques « Sciences, sciences occultes et littérature (1890-1935) : une relation complexe »3 (2002) et le dossier « Ésotérisme et littérature » de La Revue de la BNU4 (2011). Le spiritisme en devient le principal relai dès la seconde moitié du xixe siècle, car il ouvre des espaces d’exploration inédits à la création qui lui assure à son tour une survivance dans l’imaginaire collectif. Relevant d’un « phénomène culturel protéiforme » (p. 19), l’inspiration spirite innerve une variété de plumes auxquelles s’allient des pratiques telles que télépathie (Nicole Edelman, « Sir Arthur Conan Doyle : à la recherche de l’invisible », p. 23-26) et tables tournantes (Jean-Marc Hovasse, « Propos de tables de Victor Hugo », p. 39-42), ou qui s’en trouvent rétrospectivement teintées (Esther Pinon, « Musset, poète spirite : les lauriers du tombeau », p. 35-38). La doctrine, forgée par Allan Kardec que le recueil donne à lire, cristallise l’articulation du visible et de l’invisible puisqu’elle se présente comme une « religion scientifique » (p. 71) dont l’héritage ésotérique s’étoffe de méthodes expérimentales et de preuves tangibles : « […] c’est le réveil de l’antiquité, mais de l’antiquité dégagée de l’entourage mystique qui a engendré les superstitions, de l’antiquité éclairée par la civilisation et le progrès dans les choses positives » (p. 28). L’essor du spiritisme coïncide à ce titre avec la démocratisation de la photographie qui, rejoignant son dessein par la matérialisation de l’imperceptible qu’elle réalise, lui tient lieu de médium privilégié.
Nouveaux médiums
4Bouleversant les modalités de la perception et dérangeant les catégories ontologiques, les dispositifs médiatiques de la modernité avivent davantage qu’ils n’annihilent les manifestations spectrales, ainsi que l’observent Philippe Baudouin et Christine Bergé dans « Machines d’immoralité » (p. 62-69) et « Fantômes d’alcôves, esprits cathodiques » (p. 71-72). Gratifiés, avec le concours de la fiction littéraire, d’une existence optique, phonique ou encore haptique, les fantasmes qu’exhale la nébuleuse occulte se maintiennent en un « spiritisme sécularisé » (p. 68). Concomitants aux procédés d’embaumement inédits que le xixe siècle voit naître, les appareils de captation et de reproduction répondent à une économie du souvenir en tant qu’ils fournissent des objets inaltérables et partageables au culte de soi consumériste. En témoigne l’engouement bourgeois pour le portrait photographique spirite qui, nimbé de figures vaporeuses obtenues par surimpression, concrétise l’inquiétante familiarité que suscite son indétermination existentielle, et dont il demeure tributaire. Dans les sociétés prétendument rationnelles, les esprits se consultent autour de tables où tournent désormais des albums photographiques et les fantômes hantent les foyers, non plus cachés sous de grands draps blancs, mais exposés à l’intérieur de cadres dorés. Au-delà et ici-bas, religion et science, magie et technique se confondent ainsi sous l’impulsion de la littérature qui offre aux machines médiatiques un « prolongement imaginaire et fantasmé » (p. 68).
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5Une thèse d’importance émerge alors, celle de la force d’actualisation de l’invisible, se rendant plus ou moins visible à certains moments charnières de l’histoire socio-culturelle par l’entremise de courants de pensée qui, comme le spiritisme ou, plus tard, le surréalisme, en exploitent la richesse créative et conceptuelle : « Ces cristallisations autour d’individus ou de mystères collectifs, qui s’enracinent à la fin du xviiie siècle, semblent n’avoir jamais quitté nos paysages médiatiques [attestant] ce besoin pour toute société d’allumer des contrefeux intellectuels et artistiques en créant des contre-cultures » (p. 209). Sécularisation, rationalisation et industrialisation ne ratifient donc pas le désenchantement du monde annoncé par Max Weber dans Le Savant et le Politique5 (1919) — par ailleurs largement mis en cause par Hans Joas, auteur du livre Les Pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement6 (2020). Y trouvant les leviers de son renouvellement et de sa diffusion, la tradition occulte ou ésotérique intègre de nouveaux supports tels que les intelligences artificielles, susceptibles d’incarner « de puissants fantômes, de mystérieuses présences-mixtes » suivant la formule de Villiers de l’Isle-Adam dans L’Ève future7 (1886).