
La littérature peut-elle se faire aquarium ?
1L’on pourrait a priori douter de l’intérêt que constitue pour les études littéraires l’ouvrage que Clélia Nau consacre à l’influence de l’aquarium, en tant que dispositif spectaculaire, sur le célèbre cycle des Nymphéas et son mode d’exposition. L’autrice, maîtresse de conférences à l’Université Paris Cité, dissipe ce scepticisme à mesure qu’elle développe sa pensée. Intéressée par les dynamiques constitutives d’un imaginaire de l’aquarium, chez Claude Monet en particulier mais avec une ambition généralisante, elle recourt à de nombreuses illustrations littéraires. Ainsi, les œuvres d’Octave Mirbeau, Joris-Karl Huysmans, Émile Zola et Marcel Proust, notamment, sont mobilisées pour certains de leurs passages qui témoignent du potentiel tour à tour fantasmagorique, hypnagogique ou mémoriel de l’aquarium — et de certains dispositifs avec lesquels il ferait système : le kaléidoscope, la cathédrale, la serre.
2La production littéraire garde trace, donc, de la fascination pour le paradigme visuel et expérientiel que constituent l’aquarium et ses avatars. Mais si elle décrit les dynamiques qui sous-tendent ce régime de vision spécifique, elle ne se cantonne pas au seul rôle de témoin. En effet, en plus de commenter de l’extérieur une expérience dont l’enjeu principal, comme le démontre Clélia Nau, est d’être immersive, les écrivains ont pu s’essayer à sa reproduction, c’est-à-dire à l’élaboration d’une espèce de texte-aquarium. Les occurrences de ce phénomène, qu’elles soient délibérées ou involontaires, sont autant d’occasions d’interroger les synergies effectives et possibles entre les dispositifs de vision et la littérature.
« Une architectonique de la fluidité »
3La planification minutieuse de la disposition des Nymphéas au musée de l’Orangerie, à laquelle Monet s’est affairé « en décorateur d’intérieur » (p. 35), met au jour la dialectique à nos yeux nodale du constat de Clélia Nau que « la peinture […] s’est, en vérité, au contact du dispositif-aquarium, profondément transformée », dans « sa spatialité, son système d’accrochage, son mode d’éclairage, ses couleurs mêmes » (p. 18). Cette dialectique, c’est celle de l’organisation et de la désorganisation, de l’ordre et du désordre. La tension est frappante, en effet, entre la mise en place d’une machine à voir réglée dans ses moindres détails d’une part et le spectacle qu’elle offre d’autre part, fluide et vague, dont les contours s’effacent et les éléments se confondent :
Car si Monet s’est bien servi de l’espace du musée comme d’un système de lieux où ranger, où disposer des images, […] c’est pour y ranger, y caser, y « monter » ce qui immédiatement dérange, « dé-monte » l’ordonnancement proposé : une matière-flux, une substance-écoulement, une peinture « sans bords », une coulée de pigments. (p. 15)
4Le contraste entre le mode d’exposition et l’expérience qu’il détermine, entre la machinerie et la représentation — selon les pôles constitutifs du dispositif qu’ont dégagés François Albera et Maria Tortajada1 —, caractérise bien l’aquarium, tout à la fois inventaire et foisonnement, compartimentages et ondulations. Mais une telle « architectonique de la fluidité » (p. 175) est à l’œuvre dans d’autres dispositifs spectaculaires qui ont également stimulé la pensée et la pratique de l’époque — dont celles de Monet, évidemment. Parmi eux, même si elle évoque à plusieurs reprises le kaléidoscope et le cinématographe, Clélia Nau s’attarde surtout sur la cathédrale et la serre, à penser comme dispositifs en ce qu’elles sont particulièrement représentatives de la dialectique montage/démontage. La première parce qu’elle est le lieu d’une expérience du sacré qui, bien que résultant du ciselage et de l’assemblage savants des pierres, n’en efface pas moins la dimension matérielle. Quant à la seconde, la serre, modèle pour le jardin de Monet à Giverny, elle se démarque par sa « stratégie de profusion », par la programmation réfléchie des « débordements de sève » et des « excès chlorophylliens » (p. 197).
5Le rapport instauré par ces dispositifs, entre la rigidité de leurs structures et la fluidité qui en sourd, est un motif propre à la modernité, qui se décline en différents couples d’éléments opposés : « disposer/submerger », « pointer/fusionner », « cadencer/amalgamer » (p. 156). Surtout, il se calque parfaitement sur une autre opposition qui anime les esprits au tournant du siècle : la distinction bergsonienne entre le temps, ou plutôt la durée rétive à toute segmentation, et l’espace2. Il semblerait que ce soit là ce qui se joue à l’Orangerie et dans tout dispositif-aquarium : la mise en espace de la durée. Appréhendée sous ce prisme, la déambulation du visiteur apparaît ainsi comme une plongée dans sa propre intériorité, l’expérimentation d’un démontage de soi-même.
Plus qu’un poisson dans l’eau
6Si l’aquarium et les différentes formes qu’il peut revêtir, en l’occurrence l’investissement pictural de l’Orangerie, sont régis par une organisation précise, c’est au service d’une expérience de dissolution. Dissolution, tout d’abord, de leurs éléments propres : mélangés, confondus, ceux-ci ne forment qu’une seule entité, un même Tout panthéiste, unis qu’ils sont par ce fluide qui les enveloppe et, plus encore, les imprègne, les constitue. Dissolution ensuite du visiteur en tant que sujet pensant. Car à se voir intégré au sein même de l’aquarium, les sens baignés dans ce milieu autonome qu’est « le dispositif enveloppant de l’Orangerie », il s’y incorpore à son tour, « finit par s’y fondre, par s’y amalgamer intimement » (p. 62-63). Le voilà, plus encore qu’un poisson dans l’eau, « comme de l’eau à l’intérieur de l’eau », suivant la formule que Georges Bataille emploie pour caractériser l’immanence propre à l’animalité et dont l’humain se serait extrait en devenant sujet3. Un sentiment de retour à cette immanence, dans l’Orangerie, ne fait pas de doute, pour Clélia Nau : « à l’évidence, dans ces tout nouveaux dispositifs d’exposition, le dualisme qu’une certaine tradition occidentale a promu entre le sujet et l’objet se dilue » (p. 64). Situé « non en surplomb, à distance, mais à la confluence même » (p. 186) des Nymphéas, le visiteur accède à une intimité libérée de toute raison raisonnante :
À se dissoudre, à se désintégrer et, simultanément, à se ressaisir et à se recentrer non pas sur ce « moi » étanche, individué, confiné dans son quant à soi — celui de la conscience dans l’exercice vigile de ses facultés raisonnantes —, mais sur l’intimité d’un « autre » moi : plus personnel, plus profond, plus intérieur — plus antérieur —, tout en fluements, spasmes végétatifs, fortuites éclosions. (p. 78)
7L’on envisage aisément, par le caractère extrême d’une telle expérience, la radicalité des redéfinitions conceptuelles qu’elle inspire. Plusieurs rapports s’en trouvent inversés : des marges de la conscience, l’inconscient en devient le cœur ; les souvenirs se perçoivent comme des scintillements de surface dissimulant un océan d’oubli ; l’immédiat se révèle toujours déjà médié, déterminé par l’organe-aquarium qu’est l’œil, « boule remplie d’eau » (p. 95) — à plus forte raison ceux, défaillants, de Monet. Révélations pêchées au fond des abysses, pour ainsi dire, qui s’inscrivent pleinement dans une certaine pensée d’époque, ces renversements expliquent la fascination pour des immersions qui s’apparentent à d’intenses exercices de disparition. Ils expliquent aussi, peut-être, la nécessité ressentie d’une mécanique perfectionnée, laquelle non seulement permet, mais limite les désintégrations momentanées en les encadrant rigoureusement.
8Car une ombre mortifère plane sur l’aquarium et ses dispositifs. Milieux des limites échappant à la raison, l’imaginaire qu’ils convoquent ne se résume pas à la paisible exploration d’une part enfouie de soi. Les serres, souvent jugées suffocantes, illustrent que l’incorporation à un milieu, bien qu’elle puisse octroyer le repos éphémère d’un cocon, recèle aussi le danger d’une claustration fatale en cas de séjour prolongé :
Ces serres fin-de-siècle ne sont pas seulement (on l’aura compris) des figures possibles, comme l’aquarium, de l’« inconscient », en ce que pulsion de mort et désir sexuel s’y débrident à l’unisson, elles mettent également à l’épreuve comme jamais l’idée même d’« habitation ». (p. 209)
9Il en va des aquariums comme des problèmes profonds et des bains froids, peut-être parce qu’ils contiennent les premiers et ressemblent aux seconds : il faut, selon le mot d’ordre nietzschéen, y entrer et en sortir vite.
De l’écriture-hydromètre au texte-aquarium
10D’une certaine manière, l’écriture participe de cette dialectique ordre/désordre centrale dans le dispositif-aquarium. Ceci, en tant qu’elle opère un remontage de l’expérience, qu’elle la saisit et la circonscrit — qu’elle en fournit une description, en somme. Les nombreux comptes rendus et analyses de visites, textes sur lesquels s’appuient les propos de Clélia Nau, dissèquent les rouages des différentes machines à voir, qu’ils soient optiques, sensoriels, mémoriels ou autres. C’est ainsi via un corpus textuel que se révèle en tant que construction partagée, sinon comme véritable schème épistémique, le réseau conceptuel tramé autour de l’aquarium. L’écriture agit ici en instrument de mesure, en hydromètre amélioré : analysant la teneur de ces phénomènes subaquatiques, jaugeant leur densité, commentant leurs caractéristiques. Mais plus que d’en être la seule témoin, pourrait-elle les produire à son tour ? En d’autres termes, la littérature, versant créatif de l’écriture, peut-elle bâtir un dispositif d’immersion extatique, peut-elle se faire aquarium ?
11Il relève du truisme d’affirmer la possibilité d’un aquarium littéraire, en un sens : investie elle aussi d’une certaine « architectonique de la fluidité » puisque tendue entre la rigidité des structures linguistiques et la fluidité de ses représentations, la littérature crée, au sein de l’univers diégétique qu’elle déploie, les milieux décrits et mis en scène au gré de ses récits. Parmi les exemples que Clélia Nau donne de telles constructions, nous retenons la serre de La Curée (1871) qui devient « le théâtre d’excès des amours incestueux de Renée et de son beau-fils, l’androgyne Maxime » (p. 207). Propice à l’investissement analytique, cette serre ne l’est pas seulement parce qu’elle dépeint la manifestation d’un « envoûtement » en serre ; elle l’est aussi sur le plan poétique, en sa qualité de construction littéraire d’un milieu qui, tout « vicié, dégénéré et mutant » qu’il soit (p. 208), dispose de quelque chose d’une autonomie et d’une agentivité sur les éléments qu’il accueille. Un tel conditionnement par le milieu ne pouvait que tenter Zola d’y plonger ses personnages, la serre étant une sorte de figuration de sa propre pratique romanesque, la cristallisation des préceptes du roman expérimental. De la sorte, elle opère une mise en abyme, ou plutôt un surcadrage : déjà « en bocal » en quelque sorte, cloisonnés dans l’espace romanesque qui sert de laboratoire d’expérimentation sur leurs atavismes et leurs facultés physiologiques, les personnages le sont doublement dans ce lieu qui « agit bien sur les êtres, fait bien […] pression » (p. 209).
12Toutefois les édifices de ce type, s’ils submergent et absorbent les personnages de la fiction, ne sont appréciés que de l’extérieur par le lecteur, pour sa part hors de leur zone d’influence. La cloison est trop étanche, qui sépare le plan ontologique respectif des personnages et du lectorat ; elle n’offre pas la porosité membraneuse omniprésente au sein des aquariums, laquelle permet que « transitent, s’infiltrent, s’épanchent, les substances et propriétés des […] mondes en présence » (p. 61).
13L’obstacle à une immersion sensorielle du lecteur, et donc à ce que puisse s’écrire un aquarium qui déborde le monde retranché de la fiction, ressortit à n’en pas douter à la nature même du médium littéraire. Celui-ci, que l’on sait appartenir au domaine de l’intelligible bien plus qu’à celui du sensible, requiert une opération cognitive de déchiffrage aux antipodes de l’état semi-conscient définitoire du dispositif-aquarium. Le fonctionnement sémiotique du langage et l’assignation qu’il produit pourraient-ils jamais, alors, se conjuguer avec une dissolution de l’ego qui consiste à « paralyser en soi toute construction mentale, se défaire dans l’exercice du regard de toute activité, et d’abord […] de tout langage, de tout lexique, des mots, des noms » (p. 101) ?
14L’ambition d’un aquarium littéraire se voit condamnée à l’échec, pour ce qui est de sa dimension immersive en tout cas, par la contradiction qu’elle porte en son fondement d’un langage abolissant tout langage, d’une lecture sans lecture. Pourtant, bien que soit impensable pour la littérature une version forte d’un dispositif à l’impact sensoriel tel que celui de l’Orangerie, certaines expérimentations scripturales peuvent s’en rapprocher et en donner une version certes atténuée, mais du même genre.
15Ces effets d’aquariums, mises en place d’une vision « prise en son déssaisissement » (p. 101), ne participent pas de la sémiotique du texte, par définition domaine de l’esprit pensant, mais plutôt de sa matérialité et des stimuli qu’elle est susceptible de produire. Tel est le cas de la forme à laquelle Proust avait songé pour sa Recherche (1913-1927), « une œuvre qu’il a d’abord imaginé intituler Les Stalactites du passé et cru pouvoir publier en un seul et unique volume, sans chapitres ni alinéas, c’est-à-dire sans la fragmenter » (p. 175). Le flux textuel d’une telle œuvre aurait certainement submergé le lecteur, l’aurait plongé dans la durée et ses réminiscences feutrées ou subites, aurait amoindri et par moments endormi la vigilance de sa raison, sa propension au classement et à la catégorisation — comme c’est déjà le cas, dans une certaine mesure, dans la version finalement choisie.
16Plusieurs manifestations micro-textuelles, segments où le texte se fait aquarium, présentent en condensé les mêmes caractéristiques que le projet grandiose et démesuré de Proust. Clélia Nau, à propos des serres chez Zola et Huysmans, suggère la forme privilégiée de ces « passages-aquarium » en même temps qu’elle en décrit les effets :
Elle est d’abord décrite […] sous la forme pseudo-scientifique de l’inventaire botanique, du catalogue raisonné. Mais ces noms rares et savants sont en vérité égrenés sans le moindre souci de nomenclature et de classification, liés par de simples assonances ou contrastes de sons, et accumulés dans une telle profusion qu’ils suscitent chez le lecteur, plutôt que la clarté, étourdissement et confusion. (p. 207-208)
17Se reconnaît là, conjointement au phénomène de dissolution déjà commenté, la forme de la liste, dont l’usage littéraire a fait l’objet de quelques études4 ; forme qui repose sur la matérialité des mots — les accumulant, les fondant dans une même coulée, les agençant graphiquement sur la page — et qui induit dès lors une lecture pouvant être qualifiée de sensorielle. L’apparition de listes foisonnantes dans le texte n’opère-t-elle pas en effet une rupture, ou plutôt une suspension de la relation essentiellement mentale qu’est usuellement la lecture ? Ne se produit-il pas, à leur contact, quelque chose d’une plongée dans le texte au détriment de son appréhension raisonnée, quelque chose d’un engourdissement de l’attention, d’un glissement de l’intelligible vers le sensible, quelque chose, somme toute, d’une immersion en aquarium ?
« Voir » et « lire »
18Évaluer la possibilité d’un texte-aquarium et les conditions de son existence interroge plus largement le statut de la littérature en tant que dispositif de vision. Celui-ci, grâce à la mise au jour du fonctionnement des aquariums, se révèle fondé sur une articulation entre le voir et le lire. Nous avons vu que la négociation entre ces deux pôles était centrale dans le système de dispositifs qui intéresse Clélia Nau, lequel tend à privilégier une vue « en deçà de toute dénomination » (p. 101) à celle organisée par un principe de signifiance. Ainsi la série des Cathédrales de Monet est-elle un « Livre à “voir” plutôt qu’à “lire” [qui] se laisse pleinement “feuilleter” (à la façon d’un flip book) dans le prodige de ses “pages” toujours changeantes » (p. 163). Quant à la littérature, elle se situerait à l’exact opposé de ce spectre visuel, du côté de la lecture et de la forte opération mentale qu’elle demande ; mais les aquariums, en visualisant et en sensorialisant les textes qui subissent leur influence, prouvent au contraire l’idée que la littérature doit se penser comme dispositif de vision et rappellent que pour lire, il faut d’abord voir.
19Ce constat ouvre de nombreuses perspectives d’études, qui peuvent se regrouper selon deux directions principales : d’un côté là où le « voir » ne se voit pas, de l’autre où il se voit. D’une part, il s’agit de se rallier au mot d’ordre bourdieusien et « “débanaliser” le banal5 » de traquer l’impact physiologique de toute lecture, jusqu’à la plus anodine, et de mesurer ses conséquences6. D’autre part, il s’agit d’étudier les saillances de la matérialité textuelle dans la diversité de leurs manifestations, aussi bien qu’au regard de leur socle commun. Cela implique de porter une attention accrue aux supports et à la transmédialité des œuvres, ainsi qu’aux pratiques littéraires qu’elles induisent. En deviendraient discernables des phénomènes sinon intangibles ; nous n’en citons que deux, à nos yeux gros de promesses pour la théorie et l’histoire littéraires. Premièrement, la détermination épistémique de productions littéraires « visuelles » (dans la poésie moderniste et le Nouveau Roman, notamment), dont l’émergence fait système avec d’autres traits contemporains. Secondement, la co-présence et la contamination réciproque, dans l’espace littéraire, de l’abstraction et de l’Einfühlung — sorte de surimpression du voir et du lire au service d’une double lecture, qui aurait offert une résolution au dilemme proustien en ménageant, au sein de la « matière-flux, proliférante » de son œuvre, et justement parce que cette dernière provoque la confusion, un « point de vue synoptique » qui embrasse l’ensemble de l’entreprise poétique (p. 175).
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20Affleurent ainsi, au gré de l’essai de Clélia Nau et son écriture virtuose, nombre de pensées littéraires fugaces, intuitions chatoyantes plus que solides constructions réflexives, énièmes manifestations de l’onirisme aquatique et illustrations que la théorie, elle aussi, peut se faire aquarium.