Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Novembre 2024 (volume 25, numéro 10)
titre article
Zoé Monti, Lucie Garrigues et Marie-Hélène Lafon

Écrire Cézanne. Entretien avec Marie-Hélène Lafon

Marie-Hélène Lafon, Cézanne. Des toits rouges sur la mer bleue, Paris, Flammarion, 2023, 176 p., EAN 9782080421357.

1À l’occasion de la parution de son Cézanne. Des toits rouges sur la mer bleue [Flammarion, 2023], nous sommes allées rencontrer Marie-Hélène Lafon1. Récipiendaire du prix Renaudot pour Histoire du fils en 2020, auteure d’une vingtaine de romans et de recueils de nouvelles, la professeure de lettres classiques nous a reçues chez elle, à Paris — un lieu chaleureux, baigné de lumière jaune, un lieu saturé de peintures et d’images.

2Craignant de n’être « ni spécialiste ni conceptuelle », c’est en écrivaine qu’elle aborde Cézanne, en arpenteuse de territoires, en géographe des humanités, en conteuse des histoires intérieures. C’est par l’un de ses tableaux, les Sous-bois, conservé au musée du Louvre, et à travers le flux de conscience de cinq personnages qui ont gravité autour du peintre — le docteur Gachet ; son père ; sa mère ; Hortense, sa femme ; le jardinier Vallier — que Marie-Hélène Lafon va à Cézanne, au plus près de son paysage et de sa solitude.

3Lucie Garrigues et Zoé Monti — Quel est votre rapport premier, de cœur, avec la peinture ?

4Marie-Hélène Lafon — Je vis dans la peinture. Les murs de cette pièce en sont saturés : peintures, photographies, reproductions. Mais mon histoire avec la peinture a commencé tardivement. Dans mon enfance et dans mon adolescence, on avait très peu accès aux reproductions et à la peinture. Ça n’avait pas de rapport avec ma seule famille, c’était lié au milieu dans lequel je vivais, dans les années 1970. On voyait des reproductions sur les couvercles des boîtes de chocolats, sur les canevas aux murs : l’Angélus de Millet — donc le registre agricole et paysan —, des jeunes filles au piano — Renoir —, quelques impressionnistes. La première fois où j’ai vu un tableau en vrai, où j’ai éprouvé la matérialité d’un tableau, j’avais dix-huit ans ; je venais d’arriver à Paris pour mes études et j’ai eu l’occasion d’aller à l’exposition Brueghel, qui se tenait à côté de Bruxelles. Imaginez ! Voir les grands Brueghel en vrai… Ce n’est pas rien, c’est totalement vertigineux, c’est une aventure émotionnelle autant qu’esthétique ! En tout cas, c’est aussi la première fois que j’ai eu accès à ce que j’identifierai plus tard comme « un cérémonial », c’est-à-dire, à l’exposition. J’irai pour la première fois dans un musée plus tard encore. Et en réalité, je ne commencerai vraiment à visiter des expositions qu’entre vingt-cinq et trente ans. Depuis, ça ne m’a jamais lâchée. Je vis à Paris, je suis professeure en région parisienne donc évidemment, j’ai accès à l’offre des expositions parisiennes. Je n’étais pas, au départ, une aventurière des galeries. J’ose y entrer maintenant, mais ça a commencé bien après les musées et les expositions — par empêchement culturel : c’était trop impressionnant, cette sensation d’être toisée à l’entrée. Jusqu’à un âge tardif, je pensais qu’il fallait être un potentiel acheteur pour rentrer dans une galerie, ce qui n’est évidemment pas le cas.

5Très vite, j’ai eu le sentiment, avec la peinture, que je recherchais de la matière, un effet de matière. Très vite, j’ai eu le sentiment et l’expérience que j’avais besoin de la peinture. C’était une nourriture, une manière d’incarner le monde et de le mettre en forme qui m’apportait un réel plaisir, une joie. Ça me donnait de l’allant et de l’élan pour avancer dans mon propre travail. Je n’avais pas besoin d’avoir une connaissance exhaustive des œuvres vues. Il me suffisait de ressentir cette énergie. J’avais la sensation d’avoir rendez-vous avec tel tableau dans un musée. Par exemple, Le Cavalier polonais [de Rembrandt], un petit tableau dans un musée privé à New York [The Frick Collection] : je savais qu’il était là, et je voulais le voir, c’est ce que j’appelle avoir rendez-vous, un rendez-vous du désir. Quand je suis allée à Vienne, je me suis dit « Ils sont là, les grands Brueghel, les revoilà ». C’était un pèlerinage autour de son œuvre et de l’histoire que j’avais avec cette peinture. Je me rends compte maintenant que c’est aussi un rapport très affectif, presque sentimental.

6Ce rapport évolue. Pendant longtemps je n’ai pas aimé Corot, je ne voyais rien ; ce n’est plus le cas depuis dix ans. Et je me souviens d’avoir énormément aimé Basquiat. Maintenant, je crois que c’est fini avec Basquiat. Le verbe aimer ne me paraît d’ailleurs pas être le bon verbe : je ne comprends plus rien, je ne sens plus rien, je n’éprouve plus rien.

7Lucie Garrigues et Zoé Monti — C’est la même chose en littérature non ?

8Marie-Hélène Lafon — Oh oui bien sûr. Mais j’éprouve moins cette sensation en littérature.

9Lucie Garrigues et Zoé Monti — Qu’est-ce que l’on voit au mur ? Qu’est-ce que vous gardez dans l’intimité ?

10Marie-Hélène Lafon — Au mur, Jacques Truphémus. C’est une peinture que j’ai pu acheter. Si j’avais pu acheter un Cézanne, il y en aurait un ! [Rires.] Jacques Truphémus est un peintre lyonnais mort en 2017, auquel j’ai dédié Nos vies [Buchet-Chastel, 2017]. C’est un peintre que j’ai eu la chance de rencontrer, même s’il était déjà très âgé. Un jour, un ami me dit d’aller voir sa peinture à la galerie Claude Bernard. Après avoir vu l’exposition, je me suis autorisée à écrire à Jacques Truphémus, qui m’a répondu. Je suis allée le voir dans son atelier — pour moi c’est le Graal absolu d’aller dans l’atelier des peintres. J’ai noué une relation avec lui jusqu’à sa mort. Au moment de la réédition de mes livres, j’ai demandé que des détails des tableaux de Truphémus soient reproduits sur les bandeaux de couvertures, un morceau d’une verdure par exemple, un bouquet, des fruits, des toits sous la neige, un fauteuil. Comme ça, on prend un morceau de peinture en main en prenant l’un de mes livres. Je lui avais aussi demandé l’autorisation de citer l’un de ses propos dans Nos vies : « Je dois être corps dedans. » Il m’avait dit qu’il peignait entre cinq et six heures par jour. Je lui avais demandé s’il peignait debout, c’était un homme de plus de 90 ans, qui marchait difficilement. Il m’avait dit : « Oui, je peins debout. Je dois être corps dedans. » J’ai gardé ces mots. Jacques Truphémus a écrit sa dernière lettre pour moi au verso d’un fusain, après la lecture du livre. Ensuite il est mort, à l’automne 2017.

11Je ne lui ai pas acheté de tableaux de son vivant. Quand il est mort, son héritier a vendu tout le contenu de l’atelier en une seule vente aux enchères à Lyon. J’y suis allée, j’ai repéré plusieurs tableaux, j’ai missionné un ami le jour de la vente et il a pu acheter ces deux-là, que vous voyez.

12C’est trop petit ici, il faudrait pousser les murs. C’est assez violent, peut-être, cette omniprésence de la peinture et des images, mais moi cela me convient, même si c’est très étrange. Il ne faut pas craindre d’être face à la peinture, où que l’on se tourne. Mais c’est une peinture merveilleuse à vivre, avec laquelle on respire. Il y a des peintures que j’aime, mais avec lesquelles je ne vivrais pas. Je dis volontiers que dans une autre vie, j’aurais été collectionneuse…

13Lucie Garrigues et Zoé Monti — Vous dédiez le Cézanne à un autre peintre, Vincent Bioulès…

14Marie-Hélène Lafon — Vincent Bioulès, je l’ai rencontré il y a quelques années par le truchement d’un ami commun, Pascal Plat, qui a fait un livre d’entretiens avec lui ; il me l’offre, me parle de sa peinture, j’ai commencé à la pister ici et là et j’ai fini par rencontrer le peintre, grâce à Pascal. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois, nous avons donné des entretiens ensemble, dans l’auditorium du musée Fabre de Montpellier. Je vais voir sa peinture régulièrement à la galerie La Forest Divonne, juste en face de celle de Claude Bernard, rue des Beaux-Arts, ou ailleurs, tout récemment au château de Chaumont par exemple.

15Lucie Garrigues et Zoé Monti — Écrivez-vous beaucoup autour de la peinture, avec les peintres ?

16Marie-Hélène Lafon — Oui, on me sollicite, ce n’est jamais moi qui fais le premier pas, je n’en ai ni l’audace ni le temps, je jongle constamment avec l’agenda et je n’ose pas demander. Le travail du peintre Ricardo Cavallo me fascine, je me suis enhardie à lui envoyer mon Cézanne, il m’a répondu très gentiment. J’aimerais beaucoup écrire autour de sa peinture, mais je ne vais pas le lui demander, ça jamais.

17Dans les cinq ou six dernières années, les sollicitations autour de la peinture se sont multipliées ; avant, c’était surtout la photographie, et ça continue. Je n’ai pas vraiment écrit sur la peinture de Jacques Truphémus, mais c’est peut-être le fait de l’avoir rencontré, d’être allée dans son atelier, d’avoir eu un lien avec lui et de vivre ici dans sa peinture qui m’a rendue plus audacieuse, ou plus confiante, au point de choisir d’écrire sur Cézanne, par exemple. C’était sur la proposition de Colin Lemoine, le directeur de la collection, il me donnait le choix du peintre et a quand même dû insister pour me convaincre d’oser.

18Lucie Garrigues et Zoé Monti — Parce que vous aviez le sentiment de ne pas être légitime ?

19Marie-Hélène Lafon — Oui, j’ai un sentiment d’illégitimité évidemment. Je l’ai tout le temps, de manière générale, et encore davantage avec la peinture. J’avais déjà eu une expérience avec Millet, dans un petit livre consacré à La Brûleuse d’herbes et publié chez un éditeur de Lille [Millet, pleins et déliés, Lille, Éditions Invenit, 2017]. Cet éditeur m’avait convaincue, alors que j’ai détesté Millet pendant longtemps. Je l’ai même méprisé, j’ai pensé sottement qu’il était à la peinture ce que George Sand était au roman paysan. C’est idiot parce que George Sand vaut bien mieux que La Petite Fadette, c’est une femme considérable ! On a parfois des œillères. Quand j’ai découvert le court documentaire de Maurice Pialat sur Van Gogh et que j’ai entendu la phrase de Van Gogh sur Millet : « Jean-François Millet, c’est la voix du blé », je me suis dit, si Van Gogh le dit, il faut que tu ailles regarder. Regarder, et pas voir. Et donc j’ai accepté d’écrire un livre sur un tableau de Millet. Pour Cézanne, c’est tout autre chose, un immense morceau.

20Lucie Garrigues et Zoé Monti — Tout autre chose, et pas tout à fait… Il y a quelque chose dans le chapitre consacré au jardinier Vallier du Cézanne qui rappelle certaines pages de votre livre sur Millet.

21Marie-Hélène Lafon — Oui bien entendu, j’ai remis mes pas dans mes pas : alternance de variations libres sur le mode du « je » et de coulées narratives fictionnelles. Quand je m’en suis rendu compte, je me suis dit que je manquais d’audace. Mais j’ai un rapport très empirique à la construction des livres, et le Cézanne a pris forme comme ça.

22Lucie Garrigues et Zoé Monti — Comment est venue l’écriture du livre sur Millet ?

23Marie-Hélène Lafon — L’éditeur a pris contact avec moi à l’occasion de la rétrospective aux Beaux-Arts de Lille. Il était venu me trouver parce qu’un des écrivains de cette collection avait dû lui parler de mon travail. Il m’a proposé d’écrire sur Millet, sur un tableau que je choisirais, c’était le principe de sa collection. Je suis allée au Louvre, et je suis tombée devant un grand panneau mural où sont exposés des petits tableaux qui représentent des scènes de genre ou des personnages isolés. Je n’avais jamais prêté attention à ce panneau auparavant, et là, je suis tombée sur elle tout de suite, La Brûleuse d’herbes, une figure solitaire et silencieuse. Ce qui m’a énormément frappée, c’est qu’elle ne fait rien, elle ne travaille pas. Elle est occupée aux brûlis, elle brûle des herbes sèches, mais elle est représentée dans un moment de vacance et d’abandon à elle-même. C’est pour ça que je l’ai choisie. Souvent, Millet montre les paysans ou les artisans dans les gestes du travail, des occupations domestiques, ou dans ceux de la prière. Ici, rien, elle attend. Et je l’ai aussi choisie parce que le tableau sentait. Je l’ai choisie à cause de l’odeur des brûlis.

24Lucie Garrigues et Zoé Monti — Les odeurs des sous-bois, de la terre mouillée, du vent après la pluie… c’est quelque chose qui revient beaucoup dans votre écriture et particulièrement dans le Cézanne.

25Marie-Hélène Lafon — Oui, c’est aussi en ce sens que le rapport à la peinture est pour moi très charnel. Davantage encore que la littérature, c’est vraiment un art de l’incarnation. Donner forme et chair au monde. Avec la littérature aussi je voudrais faire ça. Je dis que vraiment, être peintre, dans une autre vie…

26Lucie Garrigues et Zoé Monti — Vincent Bioulès rapproche la manière dont vous écrivez de la manière dont on peint : est-ce quelque chose qui est vrai dans beaucoup de vos livres et qui trouve son acmé dans Cézanne ?

27Marie-Hélène Lafon — Ça me paraît très juste, et je voudrais que ça le soit, mais je n’ai absolument pas conscience de le faire, et pas davantage dans le Cézanne que dans mes autres livres. Pour moi, le chantier Cézanne ne se différencie de mes chantiers de romans que par la phase préliminaire, à savoir la phase où il a fallu aller chercher la matière. Quand j’écris l’histoire de Joseph, ouvrier agricole, j’ai la matière dans mes fichiers mentaux depuis mille ans. Elle me traverse d’autant plus que je passe dix semaines chaque année dans le Cantal ; et peut-être aussi parce qu’il n’y a plus d’ouvriers agricoles. Aujourd’hui, leur trace existe en creux. Pour Cézanne, c’était différent. Dans les dix-huit mois précédents, j’ai lu, des biographies et autres textes, en prenant des notes, j’ai vu et revu sa peinture, je suis allée deux fois à Aix tourner autour de la Sainte-Victoire, en juin et en octobre, j’ai lu sa correspondance et fréquenté le site de la Société des Amis de Paul Cézanne — on peut y passer sa vie, c’est dément2. J’ai fait ça pendant un an et demi, tout en écrivant Les Sources, de surcroît, entre février et juin 2022 [Buchet-Chastel, 2023]. Ensuite quand je m’attaque au Cézanne, il me faut trouver une architecture, une chorégraphie textuelle. Et là, c’est exactement comme quand j’ouvre le chantier d’un roman. Pour apprivoiser mon vertige, mon angoisse, instinctivement je vais du côté du jardinier Vallier parce que j’ai là quelques repères, parce que Joseph, parce que Félicité dans Un cœur simple de Flaubert, c’est la même tribu. Donc je commence par écrire en juillet 2022 le texte qui fermera le livre. Sur le mode rumination, qui est le mode de Jeanne dans Millet. Pleins et déliés, mais aussi le mode de la mère dans Les Sources. C’est le même flux de conscience, il y a une continuité profonde. Une fois ce texte écrit, je l’ai lu entièrement à voix haute à un ami, pour voir et éprouver ce que cela fait au corps. Je me suis dit, « Ah ! Ça a l’air de tenir, tu as un horizon d’attente, si le livre va au bout ça se terminera comme ça, avec le jardinier Vallier. » Ensuite, j’attaque, je travaille par motifs : l’échelle, un sous-bois, la Sainte-Victoire, une paire de pantoufles, la barbe de Pissarro, et l’écriture se fait empiriquement. Jusqu’à une date assez tardive, je ne sais même pas comment je vais disposer les pièces. J’en ai discuté avec Colin Lemoine, le directeur de la collection. J’ai demandé son avis à Colin parce que je n’étais pas sûre que l’ordre chronologique soit pertinent. Il y a quelque chose d’organique dans la construction d’un livre, c’est de l’ordre de la sculpture. C’était particulièrement le cas avec celui-là.

28Lucie Garrigues et Zoé Monti — Vous parlez du Cézanne comme d’un roman. La quatrième de couverture le présente comme un essai… Comment qualifiez-vous ce livre ?

29Marie-Hélène Lafon — Pour moi, c’est un texte. Ces catégories, je sais que l’on ne peut pas s’en passer, elles m’ont pompé l’air très tôt, mais on ne peut pas y échapper dans l’espace éditorial, ni dans l’espace commercial, les librairies y tiennent énormément et je comprends pourquoi. Mais moi, j’écris un texte, je n’entreprends pas un essai. J’ai du mal à démêler le récit de vie, la nouvelle, le roman. Chantiers par exemple, on le classe souvent dans les essais, mais ce n’en est pas un. C’est un texte sur l’écriture. Le texte, c’est ce qui est tissé, au sens étymologique.

30On ne classera pas le Cézanne dans les romans, il est inclassable. Par ailleurs, j’ai été étonnée des ventes. Je demande rarement les chiffres, mais, la dernière fois que je l’ai fait, on était à 16 000 exemplaires. Jamais je n’aurais pensé vendre un livre comme ça à plus de 5 000 exemplaires, et je suis contente qu’il ait trouvé son public, même si on ne sait pas bien où le classer en librairie et en bibliothèque.

31Lucie Garrigues et Zoé Monti — La peinture a tendance à effrayer beaucoup de lecteurs, et vous la rendez accessible d’une certaine manière.

32Marie-Hélène Lafon — C’est ce que l’on m’a dit. De l’autre côté, spécialistes et peintres ont aussi aimé le livre, notamment Vincent Bioulès. Avant de le connaître, j’avais écouté l’émission Une vie, une œuvre consacrée à Cézanne sur France Culture3. Vincent Bioulès est devant les tableaux à Orsay, ce qu’il dit est magnifique. Que lui ait bien reçu ce livre, ça m’a beaucoup… Voilà.

33Quand je fais des rencontres en librairie, c’est souvent pour plusieurs livres, et, quand il est question du Cézanne, on me dit qu’il permet un accès à la peinture que n’auraient pas forcément eu des personnes intimidées culturellement. Je craignais le pire de la part des membres de la Société Paul Cézanne, puisque ce n’est pas du tout un travail scientifique. Mais ils ont beaucoup aimé le livre. L’un m’a dit que j’étais dure et un peu caricaturale avec Hortense, mais il a bien précisé qu’il était LE spécialiste d’Hortense. Hortense, on pourrait écrire des milliers de pages sur elle, seulement sur elle. Toutes les vraies vies sont des romans : donc la vie d’Hortense est un roman, la vie de Vallier est un roman, celle de Cézanne on n’en parle pas, même celles de son père et de sa mère. On pourrait écrire un roman avec toutes les vies, même celles qui paraissent les plus infimes. Il y a du roman partout, tout le temps, toutes les pistes sont ouvertes.

34Comment ai-je choisi ces cinq vies-là ? J’ai longtemps hésité. La sœur de Cézanne, Marie, est fabuleuse ; le fils de Cézanne, Paul, très intéressant également. Mais je n’écris jamais de très gros livres, j’ai donc sabré. Par exemple, je voulais quelqu’un qui soit du monde de la peinture. Il y avait Ambroise Vollard, mais ça m’aurait demandé trop de recherches. Et Pissarro, le merveilleux Pissarro ! Je n’avais jamais approché le bonhomme, il est d’une envergure humaine fabuleuse ; mais il est trop bon, trop lumineux. Il lui faudrait un livre entier, à part. Gachet, lui, n’est pas lumineux, il est sombre, on le sent déjà crucifié en 1873 par son empêchement ; dans l’exposition Van Gogh à Orsay4, il y avait une lettre de Van Gogh à sa famille dans laquelle il écrivait que Gachet était au moins aussi attaqué que lui.

35Lucie Garrigues et Zoé Monti — Pourquoi Cézanne ?

36Marie-Hélène Lafon — Je n’ai hésité qu’entre deux peintres : Cézanne et Van Gogh. Van Gogh m’a fait peur parce que trop fou, trop malade, trop douloureux, trop vertigineux. Donc Cézanne, parce que très vite sa peinture m’attrape par son rapport au paysage, les sous-bois avant la Sainte Victoire. M’attrape aussi la fermeture d’Hortense. Sur tous les portraits, cette femme est fermée. Je suis saisie par ce refus qu’elle a de la peinture alors qu’elle est le modèle féminin de Cézanne, presque exclusivement. Une fermeture, un silence, une douleur peut-être. Ça m’a attrapée comme ça. Outre la séduction. J’aime la peinture séduisante, j’aime la couleur. Mais la couleur ne suffit pas, la chorégraphie de la couleur non plus. La peinture de Cézanne n’est pas seulement séduisante, elle n’aguiche pas.

37Lucie Garrigues et Zoé Monti — Vous dites que Cézanne, c’est lui-même un paysage…

38Marie-Hélène Lafon — Oui, bien sûr. Vous avez vu la gueule qu’il a ? Sa tête de taureau, cette rage qu’il retourne contre lui-même ? C’est terrible. Le corps de Pissarro est un corps lumineux, il a une barbe blanche dardée, très tôt. Il irradie, il rayonne. J’aime les corps en état d’urgence. Cézanne est toute sa vie en état d’urgence, son corps lui sert à peinturer, pendant toute sa vie, il ne va servir à rien d’autre. Trimballer le barda, le harnachement de peinture, et peinturer. J’aime ce verbe, « peinturer », c’est dommage qu’il n’existe pas. Il ne va pas danser, faire des joliesses aux dames. Il dit qu’il paie pour l’hygiène du corps. Il a sans doute connu une période bleue et dansante, au début, à L’Estaque, avec Hortense, mais ensuite on voit très bien dans la peinture qu’il n’en est plus là, sinon il ne la peindrait pas comme il le fait. Au fond, la réussite de ces deux corps-là, Paul et Hortense, c’est le fils. Parce que la relation avec le fils est très belle. La tendresse, la confiance entre le père et le fils, alors que ce n’était pas gagné du tout. Au début, il l’appelle le boulet. La boule et le boulet. Ce n’est pas seulement parce qu’elle a la tête ronde, Hortense ; on sent très bien qu’il y a autre chose derrière. Et ensuite, avec le fils, Paul, la relation sera très belle, forte. Je trouve que sur les portraits du fils, il n’y a pas du tout ce refus, cette verticalité qui marque les portraits d’Hortense. Pas du tout. Même si ce ne sont pas des portraits très riants non plus…

39Lucie Garrigues et Zoé Monti — Concernant ce livre, vous parlez « d’œuvre qu’il est nécessaire de faire »…

40Marie-Hélène Lafon — Oui. J’en ai conscience, cela paraît toujours un peu grandiloquent de dire ça. Bon, en ce qui concerne Cézanne, quand il parle de la nécessité de peindre, ce n’est pas grandiloquent du tout. C’est tellement une évidence dans sa correspondance, tout le temps, et puis dans tous les témoignages à son sujet. Il a vécu dans cette obsession-là, une obsession exclusive ; et de surcroît, il l’a imposée à tout le monde autour de lui, à commencer par son père. En ce qui me concerne, quand je dis et j’écris que je n’ai écrit que des livres qui m’étaient nécessaires, j’ai conscience que cela pose un peu la bonne femme qui se prend au sérieux. Mais ce n’est pas de cet ordre-là. Ce que je veux dire, c’est qu’à partir du moment où j’ai commencé à écrire, de manière extrêmement instinctive, peut-être aussi parce que j’ai commencé tard, à trente-quatre ans et pas à dix-sept ni à vingt-deux, je suis allée vers les matériaux, vers la matière donc, narrative, qui exerçait sur moi l’attrait le plus fort et dont j’avais le sentiment aigu, parfois jusqu’à la douleur, qu’il m’incombait de lui donner forme. Par exemple, la matière des ouvriers agricoles. Qui va s’occuper des ouvriers agricoles ? Ce n’est pas glamour. Un éditeur ne va pas vous demander un livre sur le sujet. J’ai acquis par le hasard de ma naissance, même si elle est difficile et ne va pas toujours de soi, une sorte de proximité, de capillarité avec la matière paysanne. Cette capillarité me donne le sentiment d’une certaine nécessité. Le cas le plus net, c’est Joseph. Les ouvriers agricoles comme Joseph sont morts sans laisser de traces, ils se sont abolis dans le silence. C’est aussi une façon de retrouver la tradition du tombeau littéraire. Certes, encore une fois, ça peut paraître grandiloquent, mais, maintenant à l’âge que j’ai, je m’en fiche un peu que cela paraisse grandiloquent. J’essaie de faire ce que j’ai à faire.

41L’exergue qui ouvre Les Derniers Indiens [Buchet-Chastel, 2008], une citation de Paul Rebeyrolle, le dit clairement : « Je ne crois pas à l’avant-garde, l’avant-garde c’est la mode. Moi, je ne suis rien, je suis mon chemin. » Le chemin d’écriture, comme le chemin de peinture, c’est cette matière profuse et inépuisable dont on a le sentiment qu’il est nécessaire de lui donner forme. Et parfois, comme pour Les Sources par exemple, c’est à la limite du supportable. J’espère n’avoir plus jamais à recommencer une affaire pareille. Je n’ai jamais pris cette pose doloriste par rapport à l’écriture. Écrire, d’accord c’est très exigeant, d’accord c’est une discipline de fer, d’accord c’est vertigineux, mais c’est aussi totalement jubilatoire. J’en ai bien conscience. Mais je dis volontiers que pour Les Sources, c’était beaucoup plus vertigineux que jubilatoire. Ce livre a un peu rebattu les cartes sur cette question du vertige et de la jubilation.

42Avec le Cézanne… Je me suis dit au début que je serai moins exposée, moins à l’épicentre du séisme. Finalement, non. La famille Cézanne, c’est le délire complet. Et puis cette tension à vivre, la sienne, quand on s’approche de lui, elle se communique, elle est contagieuse, j’en reconnais les signaux évidemment. Au fond, quand Cézanne est mort, il avait quasi mon âge, soixante-sept ans — seulement cinq ans de plus que moi. On perçoit chez lui des signaux de souffrances (psychiques) aiguës. Certains jours, on ne pouvait pas le toucher ; il était vrillé au point que ce n’était pas possible de l’effleurer. Aujourd’hui, quelqu’un comme Cézanne serait du gibier de psychiatres. On parlerait de syndromes autistiques. J’ai envie de dire heureusement que ça n’a pas été le cas ; il n’aurait peut-être pas fait l’œuvre qu’il a faite si on l’avait soigné, soulagé.

43Lucie Garrigues et Zoé Monti — Pour vous, le réel est quelque chose d’inépuisable, et toute vie est un roman. Dans un entretien, vous dites : « Cézanne, c’est venu d’un désir inassouvi et inépuisé. » Qu’en est-il, après ce livre ?

44Marie-Hélène Lafon — Ce désir, il est toujours là, toujours ravivé, tout le temps. Bien sûr, le livre existe tout de même, ce n’est pas tout à fait rien. Je pense immédiatement à ce que Cézanne écrit à son fils dans les dernières lettres : il pourrait rester là, au bord de l’Arc dans la lumière des soirs, trois mois ou trois jours, et il aurait juste à tourner la tête à droite ou à gauche pour avoir de la matière à peindre. Le réel est inépuisable, c’est Claude Simon qui le dit. Chez lui, cette affirmation est constamment réitérée, lui qui pourrait sembler avoir un rapport pacifié à l’écriture, sous ses faux airs de beau notaire aux yeux clairs. En fait, je pense qu’il devait y avoir une sacrée capacité d’affolement chez cet homme, un vertige. Je le sens dans ses photos, celles sur la communauté gitane de Perpignan essentiellement. Ses clichés ouvrent des abîmes.

45Prenez encore Giono. Ce n’est pas la même époque, ni la même Provence que Cézanne. Mais ça m’est apparu très vite : des personnages de Giono pourraient sortir des peintures de Cézanne, en jaillir. C’est comme ça que je me suis amusée avec le cabanon dans le livre, c’était trop tentant. Tant pis si on me tombe dessus à bras raccourcis — je sais que certains sont vent debout contre ce genre de rapprochements — j’ai d’ailleurs pris des précautions en écrivant : « C’est hors sol et hors temps. »

46Un rapport d’intimité inépuisable à un pays, je suis bien placée pour savoir ce que cela implique. « Ne puise pas ailleurs, creuse sur place », c’est l’exergue de mon premier livre.

47Lucie Garrigues et Zoé Monti — Giono disait lui-même qu’« il y a beaucoup d’années de vie aixoise dans une pomme de Cézanne5 ».

48Marie-Hélène Lafon — C’est un rapport au pays et au corps aussi, au corps cabossé, à la solitude au fond — je ne l’ai pas déployé dans le livre, mais ça m’apparaît. Il y a une qualité de la solitude chez Giono qui résonne avec ce que l’on sent d’orbe de solitude autour du jardinier Vallier de Cézanne. Chez certains personnages de Giono ou avec Vallier, là, on est à l’os.

49Lucie Garrigues et Zoé Monti — Vous parlez de « haute solitude » comme on dit « haute montagne ». Vous envisagez la solitude comme un territoire à arpenter…

50Marie-Hélène Lafon — Absolument. La solitude d’ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas attachée spécifiquement à la ruralité. Certains lecteurs m’ont fait remarquer que Jeanne Santoire, personnage citadin de Nos vies, avait de profondes affinités avec Joseph, qui n’a jamais mis les pieds à Paris et n’a guère quitté la vallée… de la Santoire. La solitude, on n’en fera pas le tour, ni dans les romans, ni dans la peinture, ni dans la vie, ça se saurait sinon.

51Je dis toujours que le réel est inépuisable, cela implique que je ne l’épuiserai pas, c’est lui qui m’épuisera. C’est lui qui nous aura, qui aura le dernier mot. Claude Simon le sait, et beaucoup d’autres…