Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Novembre 2023 (volume 24, numéro 10)
titre article
Chloé Chaudet

Vous avez dit « complot »?

Did you say « conspiracy »?
Sur Alain Corbellari, Le Complot en littérature, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Libre cours », 2023, 196 p., EAN 9782379243479 ; Georges Forestier, Molière, le mystère et le complot, Paris, Hermann, coll. « Savoir Lettres », 2023, 272 p., EAN 9791037029775.

1Il faut remercier Alain Corbellari et Georges Forestier : dans Le Complot en littérature pour le premier, Molière, le mystère et le complot pour le second, ces deux spécialistes de littérature française (respectivement médiéviste et grand connaisseur du xviie siècle) envisagent l’imaginaire du complot en faisant un pas de côté bienvenu par rapport aux habituelles approches sociologiques, psychologiques et politologiques – pour ne citer que trois disciplines très préoccupées, à l’heure actuelle, par ces discours pseudo-factuels souvent désignés comme des « théories du complot ». Cette ouverture patente va toutefois de pair avec certains points aveugles communs aux deux essais, qui font émerger les difficultés posées par la définition et la distinction des termes en jeu. Chacun des livres n’en dessine pas moins des pistes intéressantes pour consolider la place du complot ainsi que du complotisme comme objet d’étude littéraire.

Difficultés terminologiques

2Dans la mesure où le terme « complot » figure dans le titre des deux livres (et est mentionné à deux reprises sur leur quatrième de couverture), l’on pourrait s’attendre à ce qu’il soit central dans l’étude et défini dès ses premières pages. C’est le cas chez Corbellari, qui livre dans son introduction les caractéristiques de ce qu’il désigne comme un « complot littéraire » en s’y référant ensuite, de manière plus ou moins affirmée, au fil des analyses ; j’y reviendrai. Nulle trace de définition, en revanche, dans l’introduction de Forestier, qui court le risque de laisser sur leur faim les lecteurs qui se fieraient aux paratextes de l’ouvrage. De fait, celui-ci consiste en une étude spécialisée des débats autour de la paternité des œuvres de Molière, certes intéressante en tant que telle mais qui ne répond que partiellement à la promesse de « propose[r] […] une réflexion sur les processus intellectuels et cognitifs qui font naître et se perpétuer des théories complotistes capables de renverser des vérités attestées » (4e de couv.) N’étant pas spécialiste de Molière, c’est sur cette réflexion circonscrite dans l’essai que je me concentrerai — réflexion apparaissant surtout à partir du cinquième et dernier chapitre, dont le titre mentionne un « complot » avant que ne soient évoquées des « théories du complot » à la page suivante (Forestier, p. 208).

3C’est précisément sur ce point que le bât blesse dans les deux ouvrages, qui procèdent régulièrement à l’association de ces termes non équivalents, quitte à les confondre — type d’amalgame qui répond à un flou notionnel plutôt répandu au sein des conspiracy studies, selon l’expression états-unienne signant l’origine principale du champ de recherches concerné1. Exemple révélateur, la première phrase du livre de Corbellari — Le Complot en littérature, donc — est la suivante : « Le présent ouvrage propose une réflexion sur le complotisme en littérature. » (Corbellari, p. 7 ; voir aussi p. 21, où l’ordre des termes « complot » et « complotisme » est cette fois inversé). Or, s’agit-il vraiment de la même chose ? Une concertation secrète menée à des fins de domination (autrement dit, un complot, selon une définition vraiment minimale) ne se distingue-t-elle pas d’un énoncé centré sur un complot ? Dans un cas, il s’agit plutôt d’un thème ou d’un motif2, dans l’autre d’un propos ou d’un discours convoquant ce même motif. Tous deux ne relèvent pas du même niveau énonciatif — que l’on relie le « complotisme » à des constructions pseudo-factuelles ou, plus généralement, à des logiques imaginaires3.

4La distinction aurait été d’autant plus pertinente qu’à l’instar d’autres critiques, nos deux auteurs ne considèrent pas nécessairement que pour qu’il y ait « complotisme », il faut qu’il y ait figuration concrète d’un complot. On le remarque notamment dans l’équivalence, qui se dessine dans les deux ouvrages, entre « complotisme » et « pensée conspiratoire », d’une part, « énoncés faux », au sens large, d’autre part (voir par exemple Corbellari p. 10, p. 15 et al. ; Forestier p. 250‑252). Or, la précision de notre lexique est l’un des leviers qui peut nous permettre, à nous autres philologues, de participer efficacement au débat démocratique. À ce titre, il semble indispensable de ne pas mettre exactement sur le même plan complot, énoncés complotistes, mensonge, contestation de la science et « dérives révisionnistes » (Corbellari p. 12, p. 14, p. 174 et al.) ou encore complot, « rhétorique conspirationniste », « vérités alternatives » et « négationnisme » (Forestier p. 207-208, p. 257, p. 2644). Les enjeux démocratiques sont ici trop importants pour ne pas entreprendre un vrai travail de définition, surtout quand on connaît le rôle déterminant qu’ont joué les fictions littéraires centrées sur des complots dans l’élaboration d’un complotisme nauséabond5 mais aussi dans la mise en question du complotisme même6.

5La tâche est certes difficile et nos deux essayistes sont loin d’être les seuls à qui l’on pourrait faire ce type de reproche7. Ces quelques problèmes d’ordre terminologique mis à part, les deux ouvrages opèrent des rapprochements intéressants pour qui cherche à envisager les liens entre l’imaginaire du complot (dans ses manifestations fictionnelles et/ou pseudo-factuelles) et les études littéraires.

De l’articulation entre complot et mystification (Corbellari)

6L’un des intérêts de l’étude de Corbellari est de nous inviter à questionner les points communs et les divergences entre complot et mystification. Pour l’auteur, les deux sont liés et il importe d’être « attentif aux nuances et aux ambiguïtés qui font parfois s’échanger les caractéristiques de ces deux notions » (p. 8). D’où la définition proposée des caractéristiques du « complot littéraire » :

- il vise à faire passer l’attribution d’un texte ou d’un corpus pour autre qu’elle n’apparaît ostensiblement ;

- il est destiné à tromper volontairement son monde ;

- il peut être le fait d’un auteur isolé ou d’un groupe, mais, dans le premier cas, table sur la complicité au moins passive de certaines personnes, voire de toute une communauté ;

- ses traces ont été soigneusement effacées afin que le dévoilement ne puisse, du moins dans un premier temps, pas être imputé à ses auteurs ;

- ses tenants et aboutissants ont dépassé le simple plaisir de s’amuser pour procurer un avantage au moins symbolique aux auteurs ou à un groupe plus large. (p. 12)

7Si les exemples qui sont ensuite donnés au fil des analyses ne correspondent pas systématiquement à ces cinq éléments, on saluera l’effort de délimiter le terme autour duquel gravite l’ouvrage.

8Un point discutable dans cette définition et dans certaines de ses exemplifications (par exemple dans les chapitres 2 et 3, consacrés à l’anonymat comme « stratégie de brouillage » et aux « vertiges de la pseudonymie ») est le risque d’une confusion entre acteurs et cibles du complot. On rend bien justice au noyau sémantique du terme « complot » dans la plupart des langues européennes (où l’idée de regroupement, d’alliance, d’accord, est récurrente) si l’on considère qu’un auteur ourdit un « complot littéraire » en manigançant un projet secret avec d’autres collègues8 et/ou avec son éditeur, par exemple. Mais si la « complicité » en jeu est potentiellement « passive », ne risque-t-on pas de confondre celles et ceux qui alimentent le complot sans le savoir et celles et ceux qui en sont les victimes ? Quid des lecteurs abusés qui accréditeraient une fausse attribution auctoriale à leur corps défendant (auprès de leurs proches, par exemple) : peut-on vraiment les considérer comme des (co-)conspirateurs ?

9La définition fonctionne mieux dans le chapitre consacré à « l’affaire Shakespeare » (qui est d’ailleurs le seul où Corbellari renvoie en détail aux cinq points de sa définition initiale). Après avoir procédé à une mise au point historique sur les remises en question, à partir au milieu du xixe siècle, de l’idée que William Shakespeare serait l’auteur de (toutes) ses pièces9, Corbellari note ce qui suit :

On peut donc vérifier sur l’affaire Shakespeare la définition du complot littéraire que l’on proposait dans l’avant-propos :

1. il remet en question l’attribution traditionnelle du corpus shakespearien ;

2. il [concerne] une machination d’époque pour invisibiliser l’auteur réel ;

3. il se fonde sur l’idée que même si l’initiative qui y a donné lieu peut avoir été machinée par une seule personne, celle-ci doit nécessairement s’être assurée de certaines complicités, en premier lieu celle du misérable acteur William Shakespeare ;

4. les manuscrits de l’auteur réel ont effectivement complètement disparu ;

5. qu’il ait ou non voulu s’amuser, l’auteur réel [se serait] dédouané d’une activité potentiellement infamante en chargeant un prête-nom de l’assumer à sa place en lui permettant de ne pas se compromettre lui-même […]. (p. 143)

10Entendons-nous bien : pour Corbellari, il s’agit là d’allégations à prendre avec des pincettes, voire à combattre (et non d’un complot avéré que viserait à accréditer Le Complot en littérature). En d’autres termes : « l’affaire Shakespeare » est ici prise comme un exemple de discours fondé sur un complot fictif. Cela n’en ouvre pas moins des perspectives intéressantes pour la description, dans le cadre de l’analyse d’œuvres fictionnelles plus récentes, de complots ancrés dans un domaine moins politique qu’esthétique. On peut ici songer aux manigances internationales orchestrées par un célèbre personnage de faussaire, Hermès Marana, dans le roman Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino – manigances textuelles auxquelles s’appliquent assez bien les éléments de définition du « complot littéraire » proposés par Corbellari.

De l’articulation entre complotisme et philologie (Forestier)

11Pour ce qui concerne Molière, le mystère et le complot, la perspective qui m’a le plus intéressée en tant qu’exploratrice des articulations entre imaginaire du complot et études littéraires est la réflexion que propose Forestier sur les liens entre philologie et complotisme. Certes, l’absence de recul quant à l’expression « théories du complot » peut d’abord interroger au vu de la subtilité, dans l’ensemble de l’essai, des analyses concernant les dénis d’auctorialité et autres accusations problématiques visant Molière. Plutôt que de s’approprier les expressions « théorie(s) du complot » ou « théorie(s) complotistes » (outre la 4e de couverture, voir p. 12, p. 208 et p. 253), expressions pléthoriques au sein de la culture médiatique sans que leur signification et leur portée ne soient toujours interrogées, on gagnerait plutôt à questionner leur pertinence. De fait, les agencements pseudo-factuels que l’on a coutume de désigner comme des « théories du complot » ne correspondent ni à des théories scientifiques (se définissant par leur réfutabilité) ni à des théories philosophiques (censées autoriser une discussion critique). Elles se réduisent souvent à une étiquette dénigrante qui fait ressurgir les connotations les plus péjoratives du terme « théorie », permettant de discréditer d’emblée l’adversaire dont on ne partage pas le point de vue. Sans épiloguer sur ce point, il me semble que tout chercheur devrait faire preuve de prudence face à cette expression.

12Il n’empêche que dans le livre de Forestier, l’idée d’un hypercriticisme qui serait commun aux discours complotistes (selon l’expression que je favorise) et à une certaine philologie est riche de perspectives. Elle se dessine au fil d’un bilan diachronique permettant de rappeler que « [c]oncernant l’authenticité des textes et la vérité des auteurs, l’intervention du soupçon est aussi ancienne que la réflexion critique sur la constitution matérielle de la littérature » (p. 240). Forestier souligne que l’une des questions fondamentales posées par la philologie — à savoir « Quel est le bon texte ? » — est aussi celle qui a fait naître « la plus importante des sciences humaines puisqu’elle fait appel au jugement critique pour questionner la matérialité du texte qui porte les discours de toutes les autres sciences humaines » (p. 241). Toutefois, selon ce philologue prudent que cherche à être l’auteur de Molière, le mystère et le complot,

[l]es mérites immenses de la philologie et de la démarche « historico-critique » ne la mettent pas à l’abri de biais cognitifs qui peuvent nuire à la qualité de ses analyses et à la justesse de ses conclusions. C’est le cas lorsque le sentiment esthétique ou l’idéologie viennent s’interposer, guidant et donc biaisant la démarche philologique. (p. 245)

13S’il paraît difficile d’imaginer une démarche philologique coupée de tout « sentiment esthétique » ou imperméable à toute « idéologie », Forestier n’en ouvre pas moins une piste intéressante pour les chercheurs s’interrogeant sur les manifestations interdiscursives de l’hypercriticisme. On peut songer à « l’invention de coïncidences » qu’il pointe chez Pierre Louÿs à propos de Molière (p. 147‑150), à la conception problématique du travail critique comme vérification plutôt que comme mise à l’épreuve d’un présupposé (p. 179‑184), ou encore à l’idée que l’intuition devient, toujours chez Louÿs, « un mécanisme fiable de formation de connaissances10 » — selon une expression employée dans un tout autre contexte par deux spécialistes du complotisme contemporain mais qui résonne avec les observations de Forestier (p. 161‑165).

14Mutadis mutandis, les dérives relevées dans les chapitres finaux de Molière, le mystère et le complot rappellent le « style paranoïaque » analysé par le politologue états-unien Richard Hofstadter11 ou, dans une perspective plus ludique, le « délire d’interprétation » étudié par Pierre Bayard12 à partir du roman policier. En creux, la « critique de la critique » esquissée dans l’essai permet de souligner que les sociologues ne sont pas les seuls accusés lorsqu’il s’agit de rapprocher « pensée conspiratoire » et méthodes des sciences humaines et sociales. Au-delà des parallèles « malveillant[s] et un peu facile[s] », d’après l’expression de Luc Boltanski (qui rappelle ailleurs que l’association de la sociologie à une forme de paranoïa est ancienne)13, ce rapprochement pose des questions essentielles quant aux limites de l’interprétation, selon une formule d’Umberto Eco plus connue des spécialistes de littérature14. L’une des réponses réside dans l’appel, qui se dessine dans l’étude de Forestier, à ne pas renoncer aux faits. Cela ne saurait toujours suffire : comme l’ont récemment rappelé les philosophes Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe, en appeler « à l’autorité de la science et des faits comme à des totems » peut parfois « rend[re] aveugle aux problèmes inhérents à la fabrication des savoirs »15. C’est à cette aune que l’on peut apprécier l’évocation dans Molière, le mystère et le complot de diverses entreprises de recherche collective, qui, de même que l’interdisciplinarité, peuvent constituer un garde-fou, dans tous les sens de l’expression.

*

15Au terme de la lecture comparée de ces deux ouvrages, il peut subsister un léger étonnement : celui que deux spécialistes de périodes non-contemporaines se ressaisissent, sans l’interroger, d’une conception somme toute assez récente du « complot » et de la « conspiration ». L’énergie émancipatrice associée à la figure littéraire du conspirateur romantique16 souligne que les connotations négatives du « complot » n’ont pas toujours valu règle absolue, et l’on aurait pu judicieusement se demander ce qu’il en était avant le xixe siècle — notamment au Moyen-Âge, où le terme de « complot », qui serait seulement attesté depuis le xiie siècle, renvoyait entre autres à un « rassemblement dans le combat » (TLFi).

16L’enquête de Forestier sur les tenants et les aboutissants du débat sur la paternité des œuvres de Molière étant à la fois ludique et primesautière, et Corbellari citant en exemple un Umberto Eco « jouant avec les délires complotistes » (p. 21), on n’en retient pas moins le goût pour le jeu voire la légèreté (dans le bon sens du terme) qui émaillent les deux ouvrages. À ce titre, ils soulignent en filigrane que s’intéresser à l’imaginaire du complot « en littéraire » ne se limite pas à envisager les mises en récit d’obscures manigances ni à déconstruire des rhétoriques paranoïaques.