Une autre histoire du théâtre
« Il n’y a que des histoires partielles. »
Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire1
1Le titre ne mentait pas. J’ai rapidement eu la sensation de parcourir un univers qui ne m’était pas inconnu, mais dont les repères familiers, ceux qui étaient privilégiés dans les histoires du théâtre écrites par mes collègues spécialistes de cet art (les lieux de spectacle, les œuvres scéniques, les créateurs, le travail théâtral), avaient été estompés ou effacés, alors que d’autres éléments, marginalement et irrégulièrement mentionnés dans les mêmes ouvrages (les débats autour du théâtre et les porteurs de ces débats) se détachaient partout avec une netteté exceptionnelle. Une autre histoire du théâtre éclaire ainsi nombre de publications très variées à travers lesquelles s’est développé en France, aux xixe et xxe siècles, un abondant discours au sujet du théâtre, discours qui constitue le véritable objet de Pascale Goetschel, les « pratiques spectaculaires » évoquées dans le sous-titre n’étant présentées, assez succinctement, que dans leurs rapports avec celui-ci. Si certains des milieux concernés avaient déjà été étudiés par des historiens de la culture (le monde de la presse, celui des directeurs de salles2), ou par des spécialistes de théâtre (les revues théâtrales, la critique dramatique3), la nouveauté venait du fait que les écrits émanant des différents secteurs de la vie théâtrale étaient appréhendés ensemble, au fil des événements, et sur une période exceptionnellement longue, ce qui a permis le repérage de phénomènes jusque-là inaperçus.
2Deux observations ont été mises en lumière dans les synthèses proposées par Pascale Goetschel : d’une part, l’importance prise dans ces discours par la notion de « crise » — « crise des théâtres », puis « du théâtre » —, qui s’est substituée à la notion de « décadence » et s’est régulièrement renouvelée au fil du temps ; d’autre part, la coïncidence a priori surprenante entre les périodes d’intensification des plaintes et celles où la scène dramatique a joui d’une bonne santé économique et sociale, à la seule exception des années 1930 où la crise était bien réelle. L’explication de ce phénomène paradoxal est formulée dans le « tableau final » intitulé « L’art de la conversation comme objet » :
« [P]our les membres de ce milieu théâtral pluriel et confronté à de multiples alternatives artistiques, écrit Pascale Goetschel, l’expression du sentiment de crise du théâtre, décliné en de multiples versions, permet d’affirmer, et même de tenir une position sociale. Participer au débat, c’est faire monde. […] Le monde du théâtre, traversé par de profondes inégalités et qui se vit en crise continuelle, se perpétue alors comme un espace autonome. » (p. 365)
3Une analyse qui vaut pour toute la période couverte par l’ouvrage, jusqu’à aujourd’hui, les thématiques changeantes des déplorations recouvrant finalement toujours la même fonction socialement compensatrice. Ce qui permettrait, selon Pascale Goetschel, « d’éclairer les questionnements actuels autour des sentiments déclinistes »4, c’est-à-dire de relativiser des craintes supposées, aussi rhétoriques que les précédentes.
4Pour un (en l’occurrence, une) spécialiste du théâtre du xxe siècle, le feuilletage chronologique des écrits d’une foule de critiques, d’essayistes et d’auteurs du début du xixe siècle aux années 1930, période à laquelle s’est arrêtée la recherche méthodique, s’avère passionnant, pour deux raisons très différentes : d’abord, il faut en convenir, la découverte, au-delà de débats connus dont certains épisodes sont célèbres, du caractère obsessionnel et apparemment inoxydable de la thématique de la crise. L’accumulation des exemples, qui produit un effet comique dont l’inventaire pince-sans-rire déroulé par Sarcey en 1889 donne en quelque sorte le la (p. 8), convainc en même temps ce lecteur de l’importance objective du phénomène de déploration et de sa possible fonction thérapeutique5. Lorsque Pascale Goetschel évoque un « monde du théâtre » qui s’unifie par la magie du discours, ce même lecteur sent qu’elle touche juste, même si sa connaissance différente de la période le porte à mettre en doute la généralisation à l’ensemble de ce « monde » d’un phénomène qui n’en concerne qu’une partie, la plus identifiable socialement, ce qui lui apparaîtra plus clairement lorsqu’il en arrivera aux dernières décennies du xxe siècle. Mais ce qui l’emporte est le sentiment à la fois déstabilisant et excitant d’aborder la vie théâtrale par une voie tout à fait inhabituelle, selon une perspective qui ne relève d’aucune tradition théâtrologique établie et ne correspond pas non plus à celles qui se sont affirmées en histoire culturelle des spectacles, discipline dans laquelle s’inscrit la doublement bien nommée « autre histoire ». Choisir de prendre pour objet central de son étude les discours eux-mêmes, plus que leurs lieux, leurs formes ou leurs auteurs, bien présents, mais en arrière-plan, a conduit Pascale Goetschel à faire exister dans sa cartographie de la vie culturelle un nouvel espace, qu’elle ne nomme pas, que nous définirons comme l’espace « où il est question du théâtre » — nous verrons qu’il n’est pas resté complètement impensé des études théâtrales contemporaines, ce qui rend sa recherche si intéressante à lire et à discuter. Ceux qui aujourd’hui, à l’intérieur de cette discipline, explorent le caractère fondamentalement social — à ne pas confondre avec le caractère fondamentalement politique — du fait théâtral (dans sa version occidentale) pourront avoir le sentiment en parcourant l’ouvrage qu’au puzzle encore très incomplet des travaux peu nombreux menés sur ce sujet sont venues s’ajouter des pièces décisives.
5Il s’agira dans cette recension de proposer d’Une autre histoire une lecture théâtrologique, c’est-à-dire prenant en compte la spécificité du théâtre par rapport à l’ensemble des arts et des pratiques culturelles. Une lecture particulière, personnelle, a priori bien moins légitime que d’autres, à commencer par celles des dix-neuviémistes et des spécialistes du premier tiers du xxe siècle, une lecture orientée par mes propres interrogations et les objets de recherche qui ont été les miens : le pôle spectateur, l’archipel des amateurs et, d’une façon plus anecdotique, les modes d’existence auditifs du théâtre. Mon objectif, au-delà de la recension proprement dite dont les limites viennent d’être indiquées, est de me saisir de cet exercice académique pour contribuer, fût-ce maladroitement, au dialogue en cours entre les études théâtrales et l’histoire culturelle, à l’occasion d’une publication importante, qui s’y prête particulièrement bien du fait de son sujet et des rapprochements possibles avec deux ouvrages rédigés par des spécialistes de théâtre, publiés respectivement en 1995 en Italie (une nouvelle édition augmentée est parue en 2010) et en 2014 au Royaume-Uni : les livres de Ferdinando Taviani et Christopher Balme.
6« Il n’y a que des histoires partielles. » Appliquant aussi aux théâtrologues ce qu’Antoine Prost dit de l’historien « met[tant] en forme son intrigue à partir de présupposés, de préalables6 », je commencerai par montrer que les différences entre les représentations de l’espace « où il est question du théâtre » proposées par les trois auteurs viennent de ce qu’ils n’ont pas spontanément valorisé les mêmes phénomènes, et que ces approches, loin de se contredire, se complètent. Je reviendrai ensuite sur ce qui constitue, dans ma lecture d’Une autre histoire, un point de désaccord avec Pascale Goetschel : contrairement à ce que suggère sa conclusion, le théâtre français — et européen — a bel et bien été touché, dans les dernières décennies du xxe siècle, par une crise d’une gravité inédite. Je montrerai comment son ouvrage éclaire indirectement la nature de cette crise.
L’espace « où il est question du théâtre ». Trois façons d’en parler
Premier cas de figure
7L’auteur privilégie, dans l’analyse des discours et des textes concernant le théâtre, les conditions sociales de leur production : Une autre histoire du théâtre.
8L’extrait d’Une autre histoire cité plus haut le montre bien, la production des discours de crise est analysée par Pascale Goetschel en termes principalement sociologiques. Elle y voit d’une part une réaction à la fragilisation de la « position sociale » de leurs auteurs dans la période qu’elle étudie, d’autre part l’expression naturelle du « petit monde » auquel ceux-ci appartiennent : un « petit monde » de « lettrés » (Introduction, p. 10), « un petit monde piqué d’arts et de lettres » (p. 150), le « petit monde de l’art dramatique » (p. 324), « un petit monde d’hommes de lettres » (« Tableau final », p. 361), « un petit monde qui se considérait comme une élite intellectuelle » (« Tableau final », p. 374). On trouve aussi « petit univers » (p. 18), « petite société » (p. 108). Je voudrais m’arrêter sur ce qualificatif teinté d’ironie. Celle-ci est justifiée par le fait que le milieu évoqué est « masculin » (p. 18), « presque exclusivement masculin » (p. 363), et occupe « l’étroitesse d’un espace souvent réduit à la capitale » (ibid.), deux caractéristiques objectives qui reflètent une époque et sont illustrées à merveille par le tableau d’Alfred Stevens malicieusement choisi pour la couverture de l’ouvrage. Cependant, l’insistance sur le fait qu’il s’agit de « gens de plume » (l’expression la plus fréquente) ou, plus simplement, de « plumes », ou encore, en une formulation plus crue, de « plumitifs » (p. 75), fait planer un soupçon général sur ces discours, dont les auteurs se manifesteraient « littérairement » pour exister eux-mêmes, ou en avoir le sentiment, et qui relèveraient fondamentalement « du ministère de la parole » (p. 108), idée réitérée et précisée dans la conclusion de l’ouvrage : « du ministère de la parole et du doux plaisir intellectuel de la polémique » (p. 361). Suscités par des inquiétudes nouvelles souvent liées à la concurrence des formes modernes de spectacles et loisirs ou à l’industrialisation des théâtres, ces écrits n’auraient ainsi la plupart du temps ni fondement sérieux (si on considère leur objet officiel), ni fonction réelle dans la vie du théâtre autre que cosmétique : susciter « l’illusion » d’un « espace autonome » (p. 365), ou indirecte : « fabriqu[er] de l’opinion publique » (p. 18). Indirecte, mais tout de même considérable si l’on en croit un certain nombre de passages et la quatrième de couverture, qui évoque assez longuement « leurs effets dans les pratiques » : ils auraient « profondément modifié les catégories de jugement, les répertoires, les comportements, les goûts des spectateurs et les politiques publiques ». C’est pourtant l’interprétation strictement sociologique qui s’impose, sans doute parce qu’elle corrige les légendes dorées du théâtre et se fonde sur de nombreuses données. C’est elle que retient par exemple Dominique Goy-Blanquet dans son résumé de l’ouvrage :
« Journaux et revues se multiplient, et offrent l’occasion de se forger une réputation d’intellectuels aux nombreux détracteurs de la scène, auteurs qui peinent à se faire jouer, professionnels du spectacle qui veulent faire pression sur l’opinion pour obtenir des réformes. Avec cette spécialité des tribuns français de tout temps, une foule de plaintes et de diagnostics contradictoires s’expriment dans les nouveaux supports – trop ou pas assez de théâtres, de censure morale, de formes de spectacles7. »
9Les synthèses conclusives qui scandent Une autre histoire — et ne rendent pas compte de l’ensemble fastueux du récit — jouent un grand rôle dans cette lecture. Que disent-elle ? La menace d’une crise imaginaire, permettant dès la fin du XIXe siècle l’élaboration d’une rhétorique de groupe réconfortante (conclusion de la première partie), y compris, au stade d’après, par l’« auto-flagellation » de ceux qui sont en réalité aux commandes du théâtre (conclusion du chapitre 4), trahit de plus en plus clairement l’émergence d’une « pensée décliniste » (conclusions des chapitres 5 et 6), jusqu’à ce que la véritable crise des années trente s’avère « sinon un moteur d’action, du moins un levier considérable » (conclusion du chapitre 7).
Deuxième cas de figure
10L’auteur privilégie, dans l’analyse des discours et des textes concernant le théâtre, la relation de ceux-ci au théâtre lui-même : Uomini di scena, uomini di libro.
11Un ouvrage de Ferdinando Taviani non traduit en français : Uomini di scena, uomini di libro : introduzione alla letteratura teatrale del Novecento [Gens de scène, gens du livre : introduction à la littérature théâtrale du xxe siècle]8 peut être fructueusement rapproché de celui de Pascale Goetschel. Malgré ce que semble annoncer le titre, l’auteur ne traite pas des textes de théâtre et ne s’inscrit pas dans le débat classique du dramatique et du scénique. Le terme de « littérature théâtrale » recouvre chez lui « toute la littérature qui fait théâtre sans être le texte dramatique9 ». L’énumération des types d’écrits qu’il classe dans cette catégorie : « la critique, l’histoire, les polémiques, les mémoires, les récits », et l’expression qu’il utilise pour dire leur fonction : « Fare teatro » [« faire théâtre »], traduisent respectivement la proximité de son objet avec celui de Pascale Goetschel et l’écart entre leurs approches. Pour Taviani, « la critique » et « les polémiques », situées, avec les ouvrages historiques, dans « l’espace littéraire du théâtre », contribuent directement à faire vivre l’art du théâtre :
« L’espace littéraire du théâtre [est] un espace d’objets mouvants qui inclut d’une part tout ce qui, des spectacles, reflue dans la littérature, et d’autre part tout ce qui de la littérature se reverse dans le monde des spectacles. [Il] comprend, comme nous l’avons dit, les visions [du théâtre], mais aussi la littérature des acteurs, leurs mémoires et autobiographies, et les essais critiques, c’est-à-dire tout ce qui à partir du théâtre devient récit, chronique, mémoire10. »
12La réédition de 2010 comporte une partie supplémentaire, dédiée à une question « dont, écrit Taviani, nous connaissons tous l’importance sans savoir en parler » : « Comment le théâtre subsiste-t-il, quand il subsiste ? » « Probablement, répond-il, dans certains écrits de certains lettrés [« letterati »] »11.
13Inscrit dans une tradition théâtrologique italienne marquée à la fois par l’histoire et par l’anthropologie, Ferdinando Taviani appréhende le fait théâtral non seulement dans ses sites officiels de création et de représentation, mais dans tous les lieux où son existence est affirmée, redéfinie, interrogée, préservée, renforcée. « Faire théâtre », pour lui, c’est aussi bien « organiser un spectacle », qu’« écrire des pièces », « reconstituer l’image d’un théâtre absent, à travers une vision prophétique ou historiographique », ou encore en discuter, se souvenir de lui, le raconter. Les écrits des artistes-penseurs, des chercheurs, des connaisseurs, des grands essayistes qui au XXe siècle ont mis en mots le présent, le passé et l’avenir du théâtre occupent le centre de ce vaste « espace littéraire », ainsi relié de façon fluide au « monde des spectacles », mais de nombreux autres scripteurs, rédacteurs de journaux et revues, critiques ou débatteurs, les accompagnent ou les relaient. L’ouvrage entier témoigne de l’existence d’un lien subtil entre l’imaginaire théâtral et un certain usage de la langue écrite, lui-même fondé sur une relation plus ancienne12.
14Lorsque Pascale Goetschel parle d’une « conversation littéraire obsédante […] consubstantielle à l’histoire de l’art dramatique » (p. 361), qu’elle explique que « la “crise du théâtre” s’est développée comme un espace scripturaire particulier, à côté du champ de la littérature proprement dite », on est très proche de ce que décrit Taviani, mais lorsqu’elle ajoute qu’« un auteur renommé » tient, dans cet espace « le même rôle qu’un second couteau » (p. 363), on comprend que l’adjectif « littéraire » par lequel elle qualifie la conversation générale n’a pas tout à fait le même sens que chez cet auteur, que « l’espace scripturaire » dont elle parle se situe assez loin de « l’espace littéraire » tel qu’il l’appréhende, alors qu’une part au moins de leurs corpus est similaire : on trouve parmi les « uomini di libro » des rédacteurs de même profil que ceux qui sont cités dans Une autre histoire et l’on rencontre dans Une autre histoire des écrivains ou artistes qui ont pensé le théâtre : Apollinaire, Lugné-Poë, Copeau à de nombreuses reprises, Baty, Antoine, Giraudoux, Jean-Richard Bloch, Romain Rolland, Marinetti, Malraux, Dullin et d’autres. On peut y lire, évoqués avec style, une série de rêves de théâtre. Mais l’accent n’est pas mis sur ces textes-là13, et surtout, les relations entre le théâtre et l’écriture ne sont pas appréhendées à partir des mêmes présupposés. Pour Pascale Goetschel, il s’agit de deux pratiques sociales entretenant des liens anciens pour des raisons culturelles propres à la France14. Ferdinando Taviani voit dans la seconde un mode d’existence possible du premier pour des raisons qui tiennent à l’histoire du théâtre européen. Les cadres historiques de référence ne sont pas les mêmes. On le perçoit en comparant la façon dont les deux auteurs analysent ce qui se passe à l’arrivée du cinéma. Selon Taviani, cet événement ne représente pas pour le théâtre une simple « crise » socio-culturelle, descriptible en termes de concurrence médiatique. Il « crée une énergie potentielle » qui va faire découvrir à la scène moderne sa propre relation au texte, ce qui s’exprimera dans des créations scéniques, mais aussi dans des réflexions, dans des théories, lesquelles ne seront pas seulement « des discours sur le théâtre mais de véritables œuvres de théâtre »15.
15Ce qui peut être illustré d’un exemple dans le champ français. En juin 1943, Louis Jouvet entreprend de rédiger des « témoignages », sans lesquels, disait-il, il ne resterait rien de son art, alors que le film, lui, demeure16. La situation doublement particulière de la guerre et de la concurrence du cinéma lui donne une conscience aiguë de « l’entretien » (c’est son mot) toujours nécessaire du théâtre, exigeant des propos et des discours durables, fixés sur le papier. Jouvet évoque ceux qui, selon lui, « peuvent écrire sur le théâtre » : « le critique » et « le spectateur », le premier trop théorique17, le second maladroit, « poète sans mots », imparfaits l’un et l’autre donc, car ce sont idéalement de vrais poètes qu’il faudrait. Lui-même se sent malhabile, « faussaire », « fumeux », mais s’efforce de continuer à noter ses idées. « Tout le théâtre, écrit-il, est un vaste commentaire, une ample et continuelle commentation : tous les participants du théâtre sont des commentateurs18. » Ce terme est noble sous la plume de Jouvet alors qu’il est péjoratif dans Une autre histoire du théâtre, par exemple dans ce passage du « Tableau final » (p. 363) : « Au fil des ans, se sont donc constituées des cohortes de commentateurs, autorisés à avoir une opinion sur la question […]. » S’agit-il des mêmes auteurs ? En partie, oui. Souvent déceptifs, ils n’en sont pas moins aux yeux de Jouvet indispensables pour entretenir (le verbe prend chez lui une force inhabituelle) le théâtre.
Troisième cas de figure
16L’auteur privilégie, dans l’analyse des discours et des textes portant sur le théâtre, la relation des scripteurs et des lecteurs à l’entreprise théâtrale et au reste de la société : The Theatrical Public Sphere.
17Christopher Balme, chercheur en études théâtrales dont la réflexion est elle aussi marquée par l’anthropologie, a récemment proposé le concept de « theatrical public sphere »19, directement inspiré par le concept habermassien d’« Öffentlichkeit » (« espace public », ou « sphère publique »20). Le seul texte de Balme publié à ce jour en français est l’article intitulé « La critique de théâtre et la sphère publique du théâtre »21. Nous adopterons cette traduction.
18Pour expliquer ce qu’il entend par « sphère publique du théâtre », Balme rappelle la proposition initiale d’Habermas, qu’il résume de la façon suivante : « À l’origine, la sphère publique bourgeoise apparaît dans les arènes “non politiques” du théâtre, de la littérature et des arts, où les modèles et usages discursifs sont pour ainsi dire exercés avant d’entrer dans la sphère politique proprement dite22. » Elle se développe ensuite dans les « nouveaux espaces de communication socialement autorisés tels que les salons et les cafés. Dans ces lieux, on crée du sens, on se forge une opinion, on débat et on sème les germes de processus démocratiques »23. Appliquant ce schéma au cas précis du théâtre, Balme distingue l’espace proprement théâtral, celui du spectacle, incluant la scène et la salle, et un autre espace où l’on débat au sujet du théâtre. C’est cet autre espace qu’il appelle la « sphère publique du théâtre », reprenant ainsi l’idée selon laquelle il existe une pluralité d’espaces publics, idée admise par Habermas dans la préface rédigée pour la réédition de 1990 de son ouvrage24. « Le théâtre, explique Balme, intervient de trois façons dans la sphère publique [générale] : comme un interlocuteur, à travers ses pièces et ses spectacles ; comme une institution, qui peut être objet de débats ; comme un communicant, qui exploite différents canaux médiatiques pour se diffuser et diffuser ses messages. Ces trois fonctions, qui s’entremêlent souvent, forment ensemble la sphère publique du théâtre25. » Les spectacles, ainsi que les productions discursives qui leur sont directement liées, par exemple les recensions des critiques, participent selon lui de cette sphère, mais ce sont les productions discursives liées à l’activité théâtrale et à l’expérience théâtrale en général qui la constituent véritablement. Comme chez Habermas, les documents écrits jouent un rôle majeur. C’est par cette sphère discursive que le théâtre s’inscrit concrètement dans la vie sociale. C’est en l’observant qu’on mesure la place réellement occupée par celui-ci dans la société26.
19Christopher Balme note à quel point il est difficile de saisir ces phénomènes dans leurs transformations au fil du temps27. Lui-même s’appuie sur quelques travaux, comme ceux de Dennis Kennedy, dont il retient par exemple la remarque selon laquelle « les spectateurs prémodernes “fréquentaient souvent le théâtre sans assister à la pièce” »28. En la lisant, ou en en entendant parler, ils pouvaient faire activement partie de la « sphère publique du théâtre » sans même appartenir au « public des théâtres », un phénomène que l’on peut comprendre, ajoute-t-il, en pensant à celui qui touche aujourd’hui la télévision. Percevoir une telle distinction, ajoute Balme, « exige des chercheurs qu’ils explorent les dynamiques du théâtre hors du hic et nunc de la performance »29. Ce qui ne va pas de soi dans sa discipline : comme les études théâtrales en France, la Theaterwissenschaft allemande (Balme a longtemps enseigné à Munich) s’est orientée depuis les années 1970 vers une analyse, principalement esthétique, des productions scéniques. Or, note-t-il, « se centrer sur le spectacle qui se déroule dans la boîte noire n’est que peu utile pour comprendre la dynamique de la sphère publique du théâtre »30.
20Si ce chercheur a exhumé la proposition d’Habermas, peu sollicitée dans notre discipline, c’est que le théâtre contemporain, scéniquement inventif et producteur d’une sociabilité spécifique, lui est apparu dangereusement coupé de la vie sociale commune et qu’il avait besoin d’un modèle pour penser son évolution. « J’estime que la sphère publique du théâtre est devenue un domaine largement autonome, écrit-il, hermétique même, très éloigné de la sphère publique de la communauté au sens large […]31. » La phrase permet d’éclairer ce que cette approche a de commun avec celle proposée dans Une autre histoire et ce qui l’en sépare. Sans faire clairement référence au concept d’« espace public », mentionné une seule fois, chapitre 1, à propos du xviiie siècle (p. 24), c’est selon deux critères majeurs de la définition de cet espace par Habermas, le caractère « littéraire » et « l’autonomie », que Pascale Goetschel décrit « l’espace de débat » qui s’est constitué au sujet du théâtre. « Le théâtre, écrit-elle dans la conclusion de sa recherche, n’est plus seulement art, lieu de représentation ou rassemblement de publics, mais aussi espace de débat autonome. » (p. 362). Avec une différence : l’« autonomie » qui, chez Habermas, garantit à partir du xviiie siècle la liberté de la parole, signifie chez elle, à propos du xixe siècle, la fermeture des échanges dans un « entre-soi ». Pour Christopher Balme, qui part d’une observation du xxie siècle, c’est au contraire la fin des échanges tels qu’ils avaient lieu au xixe et au début du xxe siècle, fin entraînée par la transformation simultanée du théâtre en divertissement industrialisé et en art, qui a eu pour effet d’amorcer l’« autonomisation », au sens d’isolement, de la « sphère publique du théâtre ». Le développement du théâtre d’art surtout, déclenchant une transformation de la critique « engendrera une distinction entre spectateur, public de spectateurs et sphère publique »32.
21L’ouvrage de Pascale Goetschel peut être lu comme une réponse au souhait exprimé par Christopher Balme de voir le théâtre étudié « hors du hic et nunc de la performance » – ce que font depuis longtemps certains historiens, à l’extérieur et à l’intérieur des études théâtrales33 –, et de façon à mettre en lumière la « sphère publique » discursive du théâtre – ce que fait Une autre histoire. Mais c’est alors l’analyse de Balme qui se trouve fragilisée. Dans son examen de la situation contemporaine, celui-ci, on l’a vu, accorde une grande importance à la critique : autrefois « chambre de résonance » et lieu de « rétroaction verbale », elle ne joue plus ce rôle. Il propose d’« explorer la contestation de la critique officielle par de nouvelles formes telles que le blogage et la critique en ligne »34. Une solution partielle, et de nature technique. Son autre proposition est de faire sortir les performances des lieux théâtraux. Pour comprendre ce qui s’est vraiment passé, et ce qu’il conviendrait de faire, le grand récit de Pascale Goetschel va s’avérer très utile.
22Ferdinando Taviani et Christopher Balme, si différents que soient leurs ouvrages, ont en commun de s’être intéressés à la vie théâtrale réelle, où le théâtre, pour exister et subsister socialement, ne peut être seulement ce qu’on dit d’habitude : un spectacle présenté devant un public, mais aussi quelque chose qui soit pensé, rêvé, décrit, raconté, lu, mémorisé et discuté en dehors des théâtres. Ils sont arrivés à cette idée par des chemins différents. C’est la richesse de la « littérature théâtrale » européenne pendant la période allant des années vingt aux années soixante qui a frappé Taviani et l’a amené à proposer le concept d’« espace littéraire du théâtre ». C’est la quasi disparition des écrits critiques qui a suscité celui de la « theatrical public sphere ». Je n’aurais pas songé à rapprocher ces auteurs très éloignés l’un de l’autre si la lecture de l’ouvrage de Pascale Goetschel et la découverte de sa version personnelle de la conversation littéraire théâtrale en France ne m’avait persuadée qu’il y avait là un sujet important, méritant un examen transdisciplinaire. Celui-ci a trouvé un point de départ naturel dans le désaccord concernant le tournant du xxe au xxie siècle. Car ce désaccord est révélateur.
Années 1980. Une crise des discours eux-mêmes. Comment Une autre histoire éclaire sa genèse
23À propos de la dernière séquence du récit, les analyses de Pascale Goetschel et de Christopher Balme, comme on l’a vu, sont opposées. Elles auraient pu ne pas l’être. Pascale Goetschel indique elle-même qu’à la fin du xxe siècle « le débat […] se rétract[e] autour de sphères intellectuelles situées au carrefour des univers artistiques et universitaires » (p. 352), et qu’au début du xxie siècle « l’expression “crise du théâtre” […] ne semble plus détenir la même valeur au sens où elle paraît désormais circonscrite à un espace d’activités culturelles et à un milieu délimités » (p. 356), le milieu concerné étant celui des professionnels du spectacle. Mais cette « rétractation » ne constitue pas à ses yeux un changement décisif. Avec la crise actuelle, écrit-elle dans la phrase qui clôt l’ouvrage, « les mêmes mécanismes discursifs, pour les mêmes usages, sont à l'œuvre » (p. 375).
24C’est que sa réflexion, centrée sur le discours, ne distingue pas les scripteurs selon leur appartenance ou non à l’entreprise théâtrale et s’intéresse peu aux lecteurs. Que les uns et les autres soient désormais tous, ou presque tous, « de la boutique » n’a pas d’importance dans sa perspective, le « milieu théâtral » étant considéré depuis le début comme fondamentalement homogène. Une faille s’ouvre dans cette homogénéité avec le phénomène dont s’avise Balme : l’« auto-isolement » de la sphère théâtrale professionnelle, saisi par lui à un stade très avancé. Un phénomène depuis longtemps signalé en France, en particulier par des praticiens-penseurs du théâtre. Par Jean Jourdheuil, pointant dès 1984 le gonflement pathologique de cette sphère, avec la multiplication des « spectateurs professionnels » et des « spectateurs subventionnés », montrant ensuite comment le néo-libéralisme avait entraîné la « festivalisation » générale du théâtre, devenu marché et marchandise, l’ancien public « adressé » se voyant progressivement réduit au statut de consommateur35. Par Denis Guénoun, alertant à la fin des années 1990 sur le fait que de plus en plus de gens voulaient être acteurs (de métier) alors que la position de spectateur n’attirait plus grand monde36. Une remarque relevée et confirmée par Georges Banu dans Amour et désamour du théâtre : « L’affaiblissement du désir s’est converti en fait de société. La courbe du désamour monte. Il y a “du public”, comme dit Denis Guénoun, mais ce qui inquiète, c’est […] la suspicion à l’égard de la condition de spectateur37 ». André Steiger, pour sa part, remarquait dans les années 2000 que le « pibluc » — un néologisme par lequel il désignait « la masse inconstante et non située des gens de théâtre : praticiens, critiques, spectateurs professionnels »38 — avait remplacé en de nombreux lieux les assistances extérieures au monde de l’art. Notons que durant les mêmes décennies, le théâtre perdait la place qu’il avait longtemps occupée dans la vie sociale. Il s’est effacé à la télévision (les grandes dramatiques ont disparu, « Au théâtre ce soir » a été supprimé en 1986), et même à la radio, alors que ce média majeur de la vie théâtrale avait fait entendre partout en France les voix des comédiens et des auteurs, sur scène et hors scène, « au jour et aux lumières ». Un relevé des émissions explicitement dédiées à la « crise du théâtre » ou traitant de ce sujet, de 1949 à aujourd’hui, montre qu’elles ont été fréquentes dans les années 1950, 1960, 1970, y compris sur des chaînes de grande audience. Le thème n’apparaît plus ensuite qu’exceptionnellement, sur France Culture ou France Musique, puis disparaît, l’occupation de l’Odéon en 2021 mise à part. Une évolution similaire a touché la presse. Dès les dernières décennies du xxe siècle, le théâtre n’était plus commenté, à de rares exceptions près, que par ses praticiens et par ses spécialistes, pour un lectorat toujours plus restreint. Évoquant le décès de Bernard Dort, survenu en 1994, dans la biographie qu’elle lui a consacrée quelques années plus tard, Chantal Meyer-Plantureux avait cette phrase frappante : « [I]l disparut du paysage intellectuel français comme le théâtre disparut du débat d’idées »39. Dans Qu’ils crèvent les critiques !, publié en 2018, Jean-Pierre Léonardini, responsable durant plus d’un quart de siècle de la rubrique dramatique à L’Humanité, évoquait ses collègues des années 1960-1980 « où c’était sur cette matière comme un match amical dans des journaux plus nombreux », et ajoutait que « la “démocratie”, fût-elle injuste, hypocrite, incomplète, avait tout à y gagner »40.
25Des données qui invitent à reconsidérer sans ironie excessive la période antérieure à ce renfermement, celle qui a connu la grande « commentation » à laquelle est justement consacré le récit de Pascale Goetschel.
26Avant de parcourir Une autre histoire dans cette perspective, il convient de revenir avec les outils du théâtrologue sur l’énigme que représente, au dire même de Pascale Goetschel, le développement d’une « conversation obsédante » à propos du théâtre. Elle rappelle l’existence d’une « théâtromanie » ancienne qui se serait prolongée, et pour expliquer les « directions multiples » prises par les échanges, cite Georges Banu soulignant dans Amour et désamour du théâtre que cet art est le seul à « suscite[r] des refus ou des passions en tant qu’art lui-même » (p. 362). « Aucun autre art, insiste celui-ci, ne se trouve remis en question en tant que pratique générale […]41. » Mais pourquoi ? Sans doute à cause du caractère si particulier de cette pratique. Le jeu assumé comme tel avec le fictif, qui distingue radicalement le théâtre du rite cultuel, n’a jamais pu s’imposer qu’avec l’accord, ou la tolérance, de la société où il est apparu. Dans l’Europe médiévale, où il s’est installé à la fois au cœur des villes (avec des joueurs amateurs) et à leur marge (avec des professionnels itinérants), rompant doublement avec la liturgie dramatisée, il a pu durablement marquer la vie sociale, ou plus exactement constituer une pièce essentielle du mécanisme socialisant – le mot est à prendre ici au sens fort – décrit par Pierre Legendre, « permet[tant] à ce que nous appelons une société d’exister, non comme addition de discours particuliers […], mais comme instance à laquelle puisse être imputé un discours propre »42. Se sont alors définis en même temps et complémentairement, d’une part, le rôle « théâtro-social » bien connu de l’acteur-joueur, médiateur de la fiction, d’autre part, le rôle « théâtro-social » du spectateur, auquel on ne pense guère, médiateur entre ce jeu et la cité43. Ce schéma s’est ensuite enrichi et compliqué, mais la structure de base est restée la même : les deux types de médiateurs, celui qui est interne à l’institution théâtrale et celui qui lui est extérieur, sont indispensables pour que du théâtre se produise. D’où la fragilité intrinsèque de cette pratique, fondamentalement distincte des fabriques de pur spectaculaire, et le sentiment chez certains d’une menace latente. D’où la nécessité, dans la société, d’une initiation permanente aux plaisirs procurés non seulement par le jeu dramatique mais aussi par l’assistance au jeu. D’où le besoin, pour les analystes du fait théâtral, d’un modèle théorique complexe intégrant, en plus des dimensions sociales et esthétiques classiques, la dimension mimétique et la dimension passionnelle. Leur objet d’étude n’est en effet pas réductible à un simple « espace de luttes et de concurrences »44, description qui vaut seulement, et seulement partiellement, pour l’entreprise théâtrale.
27Ce rappel — aussi abrégé que possible — permet de comprendre pourquoi il est important de savoir quel type d’expérience ont du théâtre ceux qui s’expriment à son sujet. De mieux connaître aussi dans quelle histoire personnelle ou collective, dans quelle péripétie de cette histoire s’inscrivent leurs discours. De ces informations dépendent les réponses aux deux questions qui devront être examinées pour apprécier l’hypothèse de Balme selon laquelle, durant le XIXe siècle et une grande partie du XXe siècle, la sphère publique du théâtre participait encore de la sphère publique générale. Première question : peut-on parler d’entre-soi à propos de tous les échanges évoqués dans Une autre histoire ? Deuxième question : le motif de la crise avait-il toujours dans ces échanges une fonction purement rhétorique ?
28Si l’on examine de plus près quelques exemples — en l’occurrence des exemples déjà un peu connus de moi —, on constate que le récit de Pascale Goetschel, qui isole des extraits des discours et, nécessairement rapide, ne donne pas toujours leur contexte, floute parfois des éléments permettant de répondre à la première question, et de montrer, par exemple, que les auteurs des textes cités appartiennent à des sphères sociales très variées. À côté des professionnels du théâtre parisien (directeurs de salle, dramaturges, acteurs, metteurs en scène, etc.), auxquels il faut ajouter les critiques, eux aussi parisiens, qui font partie du même monde — du moins avant l’évolution qui les installera dans le dedans-dehors du « regard à mi-pente »45 —, on trouve, à des distances plus ou moins grandes, plusieurs groupes : des professionnels et auteurs de province, appartenant à de tout autres milieux que les Parisiens, même si « Paris » lui-même n’est pas homogène ; des professeurs, parfois spécialistes de littérature dramatique, fréquentant une sphère universitaire entretenant avec la sphère théâtrale des relations difficiles — qui changeront au fil du temps ; enfin, un ensemble nombreux et hétérogène composé de ceux que nous appellerons « les amateurs », éventuellement pratiquants en tant qu’auteurs ou comédiens dans le cadre de « sociétés » et de cercles, ou membres d’un public, passionnés par le théâtre, d’une façon ou d’une autre, et venant eux aussi de milieux très divers. Des silhouettes que fait exister Pascale Goetschel en leur donnant la parole, même si là encore, les travaux de Christophe Charle et de Jean-Claude Yon ont montré la diversité de ceux qui participent aux débats sur le théâtre. Ayant choisi de prendre en compte tous les types d’écrits du moment qu’ils évoquaient la thématique choisie, elle a attrapé dans ses filets des protagonistes de la vie théâtrale que les spécialistes de théâtre repèrent rarement, parce qu’ils ne sont identifiés ni comme artistes, ni comme praticiens, ni comme spectateurs. Il faut évoquer à part le groupe lui aussi nombreux de ceux qui ne peuvent être qualifiés d’amateurs et s’intéressent, ponctuellement ou durablement, au théâtre à cause de la place occupée par celui-ci dans la vie culturelle, politique et sociale : journalistes, hommes politiques, militants associatifs. Se dessinent ainsi, à l’intérieur de la sphère publique du théâtre, des sortes de provinces, elles-mêmes ouvertes sur des mondes qui ne communiquent guère entre eux, malgré leur relation commune avec le théâtre et quelquefois une grande proximité géographique.
29Pour illustrer cette hétérogénéité, mon premier exemple sera un universitaire, Félix Gaiffe, évoqué dans l’ouvrage comme l’auteur d’un papier intitulé « Théâtre et lycée » publié dans Comoedia en 1922 (p. 176-177). La brève présentation qui est faite de lui — on apprend qu’il a soutenu une thèse sur le drame au xviiie siècle — suggère que son rapport au théâtre est celui d’un Sorbonnard à l’ancienne. Pour qui connaît le parcours de Gaiffe, la déploration citée, concernant l’état d’abandon de la baraque de la Chimère ou du Vieux-Colombier46, traduit, outre sa bonne connaissance du dossier, sa volonté de contribuer par son article au salut de ces salles. Ce qu’il dit ensuite de la France provinciale se fonde sur son expérience. Décédé en 1934, juste avant d’inaugurer la chaire de « littérature dramatique » créée pour lui à la Sorbonne — la première de l’université française, dont l’intitulé officiel ne trahissait pas qu’elle était en réalité conçue comme une véritable chaire d’art dramatique et scénique —, Félix Gaiffe est resté peu connu. Ayant vécu à Besançon, puis à Lyon, où il a été critique dramatique, marqué par sa longue expérience de salles très différentes de celles de la capitale, il a été l’un des premiers à observer la place du public dans la représentation, un des premiers aussi à parler précisément de « décentralisation » (en 1919). Par son parcours, ses écrits, et son soutien aux jeunes artistes d’Art et Action, il est récemment apparu comme une figure majeure des débuts de la recherche théâtrale47. Par sa création d’une troupe universitaire expérimentale, il a contribué à l’invention d’une nouvelle forme d’inscription « lettrée » du théâtre dans la vie sociale.
30Je prendrai mon deuxième exemple chez ceux que j’ai appelés « les amateurs ». Ludovic Chapplain, mentionné (p. 55) parmi ceux qui s’inquiètent de la « prolifération des salles » en province n’est défini que par son origine — bretonne — et son métier — il est « archiviste de son état » —, ce qui fait penser que son projet de « réforme théâtrale », à la fois ambitieuse et méticuleuse, publiée en 1833 à Nantes — « seul moyen de relever les entreprises théâtrales […] dont la décadence est complète et la ruine imminente », écrit-il —, est fantaisiste. Républicain, gérant de La Revue de l’Ouest, contributeur de la revue Le Lycée armoricain, dont Christine Planté écrit qu’elle a été la première revue romantique de l’Ouest, Ludovic Chapplain fréquente et aime le théâtre, et en particulier le théâtre de Nantes, bâtiment auquel il a consacré une « notice historique » en 1825. Même s’il exagère un peu, l’état de la salle semble justifier ses inquiétudes. Des inquiétudes d’amoureux du théâtre. Dans ses « notices biographiques sur les comédiens », qui complètent cette brochure, il raconte ses souvenirs des représentations nantaises, décrivant avec talent des moments de spectacles précis et vifs, tant côté scène que côté salle. Ses lecteurs sont d’abord locaux, ils forment, certes, un « petit monde », mais assez éloigné de celui de Paris, et quoique désireux de voir de leurs yeux les succès de la capitale, aspirent à susciter un réveil régional et à démentir la réputation d’arriération attachée à la Bretagne.
31Ce constat d’atypisme peut être élargi à de nombreuses figures — celles émanant par exemple de milieux syndicaux ou politiques — dont la présence concourt à la richesse d’un paysage beaucoup plus varié que ce que suggère la notion d’« entre-soi ». Que Pascale Goetschel les traite parfois un peu rudement est ici secondaire, car ailleurs on ne les voit même pas48. Ces hommes (et quelques femmes) s’autorisent en effet, illégitimement, à donner leur avis. Sans avoir de compétences officielles, mais désireux de contribuer à l’amélioration ou à la refonte du répertoire, de la scène ou du lieu théâtral, parfois moralistes, sachant manier la langue, ils rédigent des textes et les diffusent. Ces initiatives peuvent sembler naïves, ou prétentieuses, elles sont quelquefois répugnantes, mais elles ne doivent pas être interprétées a priori comme des tentatives d’autopromotion ou de purs jeux sociaux et beaucoup d’entre elles méritent attention. Eugène Morel, lauréat du concours pour un « Projet de théâtres populaires » proposé par la Revue d’art dramatique en 1900 (sa proposition est publiée dans le numéro de décembre), n’est pas mentionné dans l’ouvrage, mais aurait pu l’être, pour sa participation à ce concours, et aussi pour certains traits trouvés chez d’autres : ayant fait une carrière assez modeste à la Bibliothèque nationale, auteur, avec André de Lorde, figure célèbre du Grand-Guignol, de pièces que l’élite trouvait « mauvais goût », il rédige un projet aussi minutieux qu’utopique, mais concrètement proche des gens modestes et visionnaire sur plusieurs points. Un bel exemple de « commentateur » non spécialiste, animé pourtant par tout autre chose que « le doux plaisir de la polémique » ou le besoin d’exister49. Dans l’ouvrage, de nombreuses figures similaires, sympathiques ou non, auraient pu être regardées dans la même perspective. Certaines l’ont été, mais leur apport original à la « sphère publique du théâtre », c’est-à-dire à la vie sociale réelle du théâtre ne transparaît pas dans la synthèse finale.
32Nous pouvons en venir maintenant à la seconde question. Toutes les évocations de la crise du théâtre rapportées dans l’ouvrage sont-elles purement rhétoriques ? Nous avons déjà amorcé la réponse. Souvent, comme dans les exemples déjà cités, ces évocations font partie d’un ensemble discursif plus large. Dans l’ouvrage récemment paru, Une histoire d’œil. La critique dramatique face à la mise en scène, 1870-191450, Marianne Bouchardon reconstitue en évitant le regard surplombant, c’est-à-dire ici anachronique, de certaines approches théâtrologiques contemporaines, les « polémiques et controverses » (c’est le titre d’un des chapitres) qui se sont développées sur près d’un demi-siècle autour d’une réalité scénique extrêmement diverse et évolutive et une notion, la « mise en scène », qui n’était pas encore stabilisée. Si le lexique de la décadence, voire de la ruine, est parfois présent, c’est à l’intérieur d’un débat vif et vivant, engageant une farandole de protagonistes, allant des soiristes ou des chroniqueuses de mode aux plus grands des écrivains du temps, avec un large éventail d’argumentaires. Les textes sont précis ou suggestifs, techniques ou philosophiques, les enjeux sont forts : culturels, esthétiques, socio-politiques. Relu sous cet éclairage, l’ouvrage de Pascale Goetschel témoigne de façon panoramique de cette effervescence perdue. Le caractère rhéteur lui-même des propos des critiques, souvent brillants, est une qualité dans ce contexte, tant il suscitait de plaisir et d’énergie contagieuse — ce qu’il fait aujourd’hui encore, comme Jean-Pierre Léonardini en témoigne dans son essai51, et comme tout lecteur d’Une autre histoire peut en faire l’expérience grâce aux généreuses citations qui lui sont proposées. L’ouvrage échappe ainsi largement à ses conclusions officielles.
33Il est clair, en tout cas, à lire Une autre histoire, que ce n’est pas principalement à cause de l’évolution de la critique que, vers la fin du xxe siècle, le « débat se rétract[e] autour de sphères intellectuelles situées au carrefour des univers artistiques et universitaires ». Pour faire apparaître ce qu’était « la sphère publique du théâtre » avant son auto-isolement, il suffit de disposer dans le puzzle interdisciplinaire les pièces apportées par Pascale Goetschel. C’est en effet, à côté des artistes et des gestionnaires des salles, tout un monde de « lettrés » qui apparaît. Il a fait vivre, bon an mal an, à Paris, dans les grandes villes et bien au-delà d’elles, grâce au développement de la presse, du livre, de la radio, du disque et de la télévision, l’espace conversationnel et « littéraire » d’un théâtre qui renouvelait ainsi ses publics, ses lecteurs, ses narrateurs, ses auteurs, ses penseurs en tous genres, argumentateurs ou pamphlétaires, sa variété de formes et sa vitalité critique. Or la plupart de ces figures intermédiaires ont disparu dans les dernières décennies du xxe siècle. Les politiques ont cessé de s’intéresser au théâtre ; les pratiquants non professionnels, considérés à partir des années cinquante comme des concurrents par les syndicats du spectacle, ont été régulièrement maltraités par les ministères en charge de la culture52 ; l’école a cessé de fabriquer des lecteurs et des auditeurs, dans le sillage d’études théâtrales qui ne pensaient plus le dehors de la scène qu’en termes de « publics » de spectacles. L’ensemble des institutions culturelles a ainsi contribué à ce qui ressemble à une panne très sérieuse dans la formation de vrais amateurs au sens large, essentiels à la survie du principe-théâtre, à sa présence réelle et diffuse dans la vie sociale53. Ceux dont la variété et la vitalité passent dans les pages d’Une autre histoire.
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34Lors de l’émission d’Emmanuel Laurentin, « Le temps du débat », dont elle était l'invitée le 19 mai 2021, Pascale Goetschel citait Robert Abirached résumant ainsi l’objet de son ouvrage : « l’enveloppe socio-culturelle qui accompagne le théâtre de siècle en siècle ». Une formule étonnante, qu’on n’imagine pas utilisée à propos d’autres arts. L’image de l’« enveloppe », associée au verbe « accompagner », ne suggère pas un simple contexte, mais une pellicule souple, presque organique, alors que l’historicité du « socio-culturel » se glisse subrepticement dans une temporalité séculaire. Lorsque l’objet de la réflexion est une pratique esthétique aussi profondément inscrite dans la société que le théâtre, il faudrait en effet pouvoir penser ensemble le sociologique et l’anthropologique, du moins faire dialoguer les « histoires partielles » adossées aux différentes sciences humaines intéressées. Les études théâtrales devraient jouer dans cette conversation un rôle original.
35Revenons par exemple, au mystère que représente toujours, à la fin d’Une autre histoire, l’émergence du thème de la « crise du théâtre » en 1893-1894. Pourquoi à ce moment-là ?, se demande Pascale Goetschel, notant un « décalage par rapport aux crises politiques, à la conjoncture économique, aux mutations culturelles » (p. 372). Au chapitre 3, elle avait énuméré plusieurs raisons possibles, tout en indiquant qu’il n’y avait eu aucune crise réelle puisque l’entreprise théâtrale, économiquement, se portait bien. Dans les histoires du théâtre, cette décennie est celle de l’émergence de la mise en scène au sens moderne, un phénomène majeur cristallisé en quelques dates légendaires — même si l’on sait maintenant que le processus a été beaucoup plus long. André Antoine, figure essentielle de cet épisode, est justement l’un de ceux qui les premiers ont parlé d’une crise « du théâtre » — et non « des théâtres » comme auparavant. Pascale Goetschel, qui l’indique (p. 87), perçoit surtout dans les propos du directeur du Théâtre Libre une sorte d’autopromotion. Elle interprète de la même façon les papiers consacrés à ce sujet par la Revue d’art dramatique récemment créée : de « jeunes auteurs » trouvent là « une forme tout à fait bienvenue de débouché » (p. 90). Comme si la remise en cause de la fonction proprement théâtrale du théâtre ne constituait pas en elle-même un véritable sujet d’inquiétude et de réflexion. Les spécialistes de théâtre le pensent, mais souvent à l’intérieur d’une sphère artistique abstraite, où les facteurs économiques sont négligés, ou traités à part. Ils peuvent, en lisant les historiens, percevoir dans la redéfinition du travail dramatique et scénique qui s’opère durant ces années-là une résolution d’abord artistique de la très forte crise que représente « le dépérissement de la “dramatocratie” » sous l’effet de l’installation d’une « société du spectacle »54. Une crise « du théâtre », en effet, puisqu’elle touche à ce qu’est la scène et à la fonction dramatique elle-même : la culture de masse de la Belle Époque, où le théâtre proprement dit est concurrencé par des formes de spectacle non théâtrales (café-concert, cirque, cabaret, music-hall) et par d’autres loisirs (cinéma, spectacle sportif), marque bien pour Jean-Claude Yon une rupture, accentuée par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Une crise qui va changer la nature de l’espace public du théâtre55. L’autre rupture chronologique est celle que nous avons située dans les années 1980. Le théâtre, qui avait retrouvé une part de son rayonnement du fait de l’importance que lui accordaient les différents pouvoirs politiques, est affecté à partir des années 1970 par le développement rapide et quasiment sans frein d’une société « de consommation » et « de communication », pour reprendre les termes de Jean Jourdheuil. « Le citoyen, écrit-il, a cédé sa place au consommateur, au touriste […]. » Autour d’« une institution théâtrale que la pensée du théâtre a[vait] désertée […], [l]a frontière entre le “discours littéraire” […] et le discours publicitaire […] s’effaça. »56 Cette crise-là, interminable, trouvera-t-elle son issue théâtro-sociale ? La réponse dépend, très peu, sans doute, mais un peu tout de même, du développement d’une large conversation interdisciplinaire, à laquelle cette recension souhaite contribuer57.