Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Avril 2022 (volume 23, numéro 4)
titre article
Denise Ginfray

Dire, écrire, figurer le deuil : esthétique & éthique

To say, to write, to represent the mourning: aesthetics and ethics
Carole Bourne-Taylor & Sara-Louise Cooper (dir.), Variations on the Ethics of Mourning in Modern French Literature, Oxford : Peter Lang, coll. « Modern French Identities », 2021, 334 p., EAN 9781789972733.

1En couverture de ce volume consacré aux « Variations sur le deuil et ses enjeux éthiques dans la littérature moderne et contemporaine française », l’âpre beauté d’une photographie en noir et blanc (signée d’Emmanuel Merle) : un arbre dénudé dont les branches, telles des « bras sémaphores », sont tournées vers le ciel. « L’arbre : tout un cortège de doigts et de questions à poser. » Autant dire qu’il désigne et interroge cet hiver (et cet envers) de la vie, cette morte saison qui colore de manière singulière les affects comme les expériences collectives et privées. Tout aussi parlants sont les autres « seuils » du volume, à savoir cette citation de L’Enfant éternel (1997) de Philippe Forest, « Le deuil oblige à dire », et quelques lignes tirées de « Not Yet1 », de Stephen Romer, une pièce poétique située au plus près de nos vies bornées par le Temps.

2Voici posée l’invitation à une lecture attentive de cet ouvrage collectif préfacé par Dominique Rabaté, et qui rassemble neuf études couvrant la période allant de la Révolution française à nos jours. L’introduction, dense et riche, met à jour l’articulation entre les trois parties du volume : « Ces Révolutions dont on ne peut faire le deuil » ; « (Af)filiations inconsolables » ; « Poéthique : à mi‑chemin entre la nouvelle élégie et l’anti‑élégie2 ». La conclusion, intitulée « Deuil et déplacement, de l’Irlande à la Caraïbe3 », examine les modalités de la pratique mémorielle dans l’histoire des nations et des peuples face aux exigences du corps politique.

3On saura gré aux auteurs d’avoir fait preuve de toute la rigueur scientifique requise pour traiter ce sujet grave et sensible, ce noyau sombre inscrit au cœur de notre humaine condition qui noue la tragédie intime et l’Histoire collective. Leur exploration de cette thématique, qui domine à la fois la modernité littéraire occidentale et la création contemporaine, repose sur le souci légitime d’isoler le deuil comme matrice poétique, d’en comprendre les processus et les impasses, d’en dégager les enjeux esthétiques et éthiques à travers un corpus qui associe la théorie critique, la poésie et diverses formes de récit en prose.

4En d’autres termes, il s’agit bien, dans ces analyses minutieuses, de montrer comment, dans le cadre de la modernité qui renverse les paradigmes et place l’énonciation humaine sur le devant de la scène4, l’éthique du deuil ne se résume pas à bien dire l’indicible. Parce que la littérature est une pratique signifiante qui engage une subjectivité dans le monde, ce qui se dépose dans la lettre poétique et fait rencontre avec l’autre de la lecture, c’est cette vérité sur l’humain qui miroite, s’éclipse et fait résurgence dans la friction des mots et du silence.

Deuil & littérature dans la cité

Deuil, praxis, ethos

5Comme les autres activités humaines, la littérature induit une praxis (rites, codes, conventions) et un ethos entendu comme l’art d’habiter l’espace social et politique. Ainsi, dans les contenus comme dans les modes de représentation du texte littéraire, lieu de partage entre l’auteur et le lecteur et conversation en différé entre deux êtres parlants, il est question de l’homme qui agit, échange, pense, désire dans le monde ; ou encore, d’un sujet avec une pensée, une morale, un corps, des affects, le tout inscrit dans le champ symbolique.

6L’expérience du deuil, telle que la littérature nous la renvoie en miroir à travers la spécificité de ses formes et de ses genres (ici l’oraison funèbre, le roman, l’essai, le journal, l’écrit autobiographique, la poésie), révèle les relations complexes qui nouent l’Histoire, la grande, officielle, et les histoires singulières — le fond du tableau, en somme, traversé par une multiplicité de codes et de voix et dont la tresse informe l’écriture. Ces études s’intéressent précisément à ce rapport étroit entre historicité et littérarité que Jacques Rancière énonce en ces termes :

Les énoncés politiques ou littéraires font effet dans le réel. Ils définissent des modèles de parole ou d’action mais aussi des régimes d’intensité sensible. Ils dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dicible, des rapports entre des modes de l’être, des modes du faire et des modes du dire5.

7La littérature est bel et bien dans le monde, et à ce titre, loin de se limiter à une fonction esthétique, elle revendique une fonction pragmatique et éthique6 qui installe l’ethos social, culturel, historique, l’ethos du sujet et l’ethos de l’écriture dans un nœud borroméen avec, au centre, l’énigme de la mort. Sans surprise donc, l’argumentaire fédérateur de ces articles prend en compte la relation entre passé et présent, sphère publique et sphère privée, la partie et le tout, le local et le (trans)national, là où s’origine le texte.

8La démarche diachronique adoptée dans cet ouvrage montre avec efficacité comment l’éthique du deuil, forgée dans le contexte d’une Histoire faite de désastres et de crises successives (politiques, sociales, épistémologiques), et l’évolution des discours littéraires sont solidaires l’une de l’autre. Ces pages nous rappellent en effet qu’au fil des siècles s’est imposée une esthétique nouvelle en réponse à un ordre nouveau. Cette « conversion » précipitée par la fin des humanismes à l’ère moderne a conduit la littérature à dépasser la doctrine de « l’art pour l’art » pour explorer des problématiques différentes (le vivre et le mourir, l’identité et l’altérité, l’universalité et la diversité), et à considérer ses liens avec l’Histoire et ses récits, les pouvoirs et leurs discours pour répondre à une exigence de relation. C’est le deuil — événement, coupure, creuset artistique — que ce volume examine, et avec lui, ce qui s’organise en contrepoint de la langue collective, lieu de la doxa. On sait que cette dernière est un réservoir de prescriptions et d’injonctions dont celle, absurde, de « faire son deuil » comme on ferait ses ablutions ou ses confitures ; c’est la doxa qui encadre et naturalise les comportements comme les jugements inscrits dans le catalogue du « prêt‑à‑penser » de l’idéologie (Barthes) ; bref, s’acquitte du deuil à travers les rites funéraires, les éloges funèbres, les commémorations, les monuments, les codes vestimentaires.

9Fort à propos, l’article de Benjamin Thurston consacré aux « Oraisons funèbres à la mémoire de Louis XVI (1814‑1815)7 » dans le contexte de la Première Restauration, s’intéresse au régicide révolutionnaire de 1793 qui signa la fin de la transcendance divine incarnée par le Roi, et partant, le passage à la sécularisation. La mort du Père symbolique renversa donc du même coup l’ordre socio‑politique et la métaphysique, suscitant « un cortège de questions » : comment faire désormais sans Dieu ? Comment penser la mort et son au‑delà ? Où trouver les réponses jusqu’alors proposées par les dogmes religieux ? Au cours des siècles qui suivront, le sujet moderne cherchera dans l’hubris scientifique (également responsable d’un nouveau rapport à la mort) et dans l’art, les réponses au mystère du vivant.

10B. Thurston détaille les affrontements liés à la figure clivante du Roi. Il montre comment les écrits, sermons, et autres liturgies, croisant les chemins de la théologie et de la repentance, échouèrent à inscrire cette mort dans un récit national pour lui donner un sens et purger un sentiment de culpabilité collective. Une orthodoxie en chassant une autre, les Oraisons funèbres se réduisirent à une réécriture sans fin du fait historique — un palimpseste — en indexant au passage les apories d’un genre miné de l’intérieur par la rupture entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, responsable de deux visions irréconciliables du monde, de la place de l’homme dans le monde, du sacré et du profane, de la vie et la mort, du Bien et du Mal, ouvrant une béance jamais comblée dans l’Histoire occidentale. L’auteur clôt son analyse sur l’importance des Oraisons, jugeant qu’elles « fournissent la matrice des réflexions qui suivirent, sur le martyr, la violence et le sacrifice depuis les Journées de juillet et la Commune jusqu’aux événements traumatiques du xxe siècle ». L’Histoire a montré que ce sont là trois facettes de l’ethos moderne confronté à la question : « comment remplir le vide (de l’autorité, du sens, de la mort…)8 » ?

11Parce que la mort fait coupure, l’entrée dans le deuil s’accompagne de déplacements au sein des structures d’échanges qui relient le sujet au temps, au monde sensible, à l’espace social, à soi et à autrui. Le deuil, « c’est l’épreuve de l’irremplaçable9 » qui laisse le sujet désorienté et littéralement sans voix : « une sorte d’aphasie10 ». Repli, solitude, non être, le deuil est enfermement dans une « discontinuité temporelle qui installe en chiasme les souvenirs vivants et un présent pétrifié11 ». Il est ressac sans fin, « immuable et sporadique : il ne s’use pas, parce qu’il n’est pas continu12 » ; une « sorte d’impasse13 » qui, de manière subversive, brouille le déjà‑là et le déjà‑écrit des codes socio‑culturels. Il émiette le temps en une multiplicité de réminiscences et d’expériences partagées avec l’objet d’amour perdu, confronte le sujet à « la myriade d’instants, de micro‑unités, qui constituent l’individu, l’innombrable de ses vécus14 », et l’engage dans la quête sans fin de cette multitude de « moi » éparpillés, le « moi » de l’absent(e), comme celui du sujet. Le deuil endort le désir pour ne laisser que « la sécheresse de cœur » — l’acédie »15 chez Barthes qui, réfugié dans un rythme personnel, une « idiorythmie », « ne souhaite d’abord rien d’autre que d’habiter [son] chagrin16 ».

12Pour Frédéric Moreau, le héros de L’Éducation sentimentale de Flaubert (1869), le deuil est un « idéal esthétique » qui le consume. Il promène sa mélancolie mortifère, conjugue sa vie au conditionnel passé, s’invente des deuils imaginaires et ignore les “vrais”, s’enlise dans le fantasme et le déni de l’Histoire, sans comprendre que les soulèvements de 1848 et la Seconde République avortée allaient rester comme « un faux‑départ malheureux dans la conscience historique française » dont personne ne porterait le deuil. Rachel Benoît précise : « Au lieu de cela, le souvenir de la révolution qui aurait pu avoir lieu se dissout dans le spectre de l’absence17 ». Poursuivant son analyse, l’auteur met en perspective les Révolutions de 1848 en France, la Révolution d’Haïti en 1804 (ce chapitre censuré de l’historiographie du xixe siècle), la colonie émancipée comme objet perdu de l’Empire, et l’objet imaginaire chez Frédéric.

13Alors que la mort sape les fondements du visible, du compréhensible et du rationnel, la compulsion à dire, à écrire le deuil vient buter sur la langue commune qui nomme, classe, divise, ordonne, obligeant parfois au détour par la métaphore ou la périphrase. Patrick Chamoiseau parle de « l’en dehors [comme] le surgissement de l’impensable18 », de la mort comme une « désapparition ». Jacques Roubaud appelle « Nonvie » l’écart entre ce qui fut et n’est plus, ce « maintenant sans ressemblance19 » où il est assigné à (sur)vivre. Barthes préfère, lui, le mot « chagrin », moins « psychanalytique » que « deuil ». Dépression, tristesse, déshérence, pathologie, mélancolie — la nomination trébuche sur un manque‑à‑dire, comme trébuche la langue du deuil sur le « partage » des langues : la langue maternelle ou « une sorte de langue paternelle » (Valérie Rouzeau), la langue française, la langue étrangère, les langues mineures ou l’idiome ancestral oublié dans les marges de l’Histoire (Patrick Chamoiseau, Abdelkébir Khatibi, Jacques Derrida).

14Alors, face au « fil coupant du deuil20 », que peut l’écrivain pris dans un réseau de significations qui lui préexiste ? Quelle forme pour apprivoiser la mort, la rendre socialement acceptable ? Comment et pour qui se souvenir ?

Enjeux d’une énonciation paradoxale

15Écrire le deuil, c’est choisir d’habiter différemment la langue pour combattre « Le — bientôt — “plus aucune trace”, nulle part, en personne21 ». Ce processus de remémoration a une portée pragmatique : le langage agit sur soi et sur les autres. Aussi, s’affirmant comme une force d’action, le récit de deuil suit des chemins de traverse qui l’éloignent de la langue bardée de codes ; il est cet insoumis qui érige sa fronde sans relâche, à la fois contrechant, contre‑discours et contre‑pouvoir, rempart contre la peur de la disparition et de l’oubli22. Le désir de donner forme et consistance à la mort passe par une esthétique alliée à la science des sensations. Tel est le statut singulier de l’objet littéraire qui s’origine dans l’horreur du Réel pour servir la Beauté.

16En s’appuyant sur des micro‑lectures rigoureuses, les contributeurs de ce volume mettent en évidence la double démarche qui sous‑tend l’écriture du deuil : l’introspection et la rétrospection. Ils soulignent la quête perpétuelle d’une représentation de « ce quelque chose noir qui se referme, et se boucle, une déposition pure, inaccomplie23 » qui déchire la trame des jours. Car, au‑delà des spécificités des formes et des genres, les récits sont parcourus d’une même certitude : l’écart jamais comblé entre le deuil et sa verbalisation (« Il n’y a aucune correspondance mimétique entre le processus du deuil et sa représentation — il n’y a qu’un dissemblable24 »), et d’une même inquiétude : réussir à concilier le désir de garder pour soi l’objet d’amour perdu et la nécessité de lui redonner sa place dans l’échange au risque de le perdre à tout jamais.

17Dans un mouvement de rupture avec la binarité normative, Derrida envisage un moyen terme situé entre deuil et mélancolie, le « demi‑deuil » qui conjugue deuil et souvenir, et lui offre la possibilité « d’incorporer le changement sans la progression […] d’introduire le rythme et la variété dans une expérience qui, sans cela, serait pure stase et répétition, sans pour autant tendre vers la fin ou la sortie de cette expérience25 ». Barthes, lui, renonce à la mise en mots pour garder son deuil « plus fort, passé au rang de l’éternel, depuis que je ne l’écris plus26 ». Patrick Chamoiseau, théoricien de la créolité, est partagé entre le vœu de sauvegarder la singularité du deuil maternel et celui de l’inscrire dans un destin universel27. Le titre (programmatique) de l’essai de Patrick Chamoiseau, La Matière de l’absence, est un oxymore poétique qui désigne autant le Réel/la mort, irreprésentables, que le projet artistique appelé à les circonscrire.

Le deuil comme matrice poétique

Une esthétique du reste : voix, fragment, le mode spectral

18Écrire le deuil, c’est poser la question du style entrevu comme « un infra‑langage qui s’élabore à la limite de la chair et du monde28 ». Dans sa lecture de Quelque chose noir de Jacques Roubaud, Ariane Mildenberg s’intéresse précisément à l’interaction entre le sujet et le monde phénoménal où se nouent sensation et signification, un mode intime qui est aussi plongée dans la mémoire secrète qui lie le dedans et le dehors. L’auteur voit dans cet espace désarticulé érigé sur des « débris de poèmes », un processus constant de régénération de la forme poétique, « non pas un échec mais l’accueil [par le poète] de sa propre incomplétude devant l’incompréhensible29 ». Elle souligne comment le ruban textuel s’étire, se rétracte sous l’effet d’une pulsation, d’un souffle, se ponctue de pauses, de fractures typographiques, de zones vides qui transforment la temporalité en spatialité. Henriette Korthals Altes, pour sa part, s’intéresse aux récits de filiation que sont Circonfession de Derrida et le Journal de deuil de Barthes, semblables dans leur désir de communion avec la mère défunte. Dans Circonfession, un récit composite qui rassemble 59 séquences, périodes ou périphrases, et un hypotexte, les Confessions de Saint‑Augustin, « le livre des larmes », Derrida élabore « son éthique de l’“hantologie” par laquelle le sujet accorde l’hospitalité aux fantômes du passé avec lesquels il ou elle poursuit le dialogue30 ». L’énonciation fraie sa voie dans l’enlacement des textes et des marges, des voix et des échos tantôt familiers tantôt étrangers, tandis que le Journal de deuil se construit au fil des pages lacunaires, trouées par la ponctuation et les notations elliptiques, traces d’un deuil « chaotique ». Sur un autre mode, la poétique du fragment chez Abdelkébir Khatibi se veut « geste d’extension et d’appropriation qui déconstruit toute notion de centralité ou de clôture31 ». Dans Par‑dessus l’épaule (1988), A. Khatibi renverse les rôles et donne naissance à un métarécit à partir des enregistrements de la voix maternelle (« les Reliques ») et des notes destinées au journal jamais écrit après la mort de la mère (les « Cendres »), accomplissant ainsi « une continuité du dialogue avec [elle], une forme de résurrection vocale par l’écriture32 ». L’écrivain se fait scribe et compose une partition qui tient de l’essai, de l’écrit autobiographique et du carnet de notes.

19Ainsi, le texte de deuil expose les fractures du sujet et ses manques. Scansion visuelle sur la page, syncopes et ligatures, déliaisons, iconicité des signes linguistiques, phrasé qui rythme l’apparition/disparition d’un sujet énonciatif, comme dans la poésie d’Emmanuel Merle où silence et vers libres découpent la syntaxe, où le mot, arraché à la gangue du signifié devient matière incandescente33. Scansion sonore aussi quand le texte se fait cage de résonance, théâtre pour la voix qui noue corps et langage et relance l’énonciation en libérant les énergies phonatoires de la langue. Toutes ces études insistent judicieusement sur la manière dont la prose poétique creuse un écart dans la langue, fait vaciller ses fondements et céder les digues du sens convenu chaque fois qu’un effet de voix surgit d’une syntaxe affranchie de la ponctuation conventionnelle, ou d’un vortex d’allitérations, de répétitions, de mots portemanteaux, d’échos, de registres et d’idiomes qui s’entrechoquent. Dans sa lecture de Pas Revoir (1999), Daisy Sainsbury souligne que, sous la plume de Valérie Rouzeau, le signe devient autant matière que médium au service d’un langage privé qui habite l’enfance, un « idiolecte poétique34 » qui contient « les traits syntaxiques, prosodiques et stylistiques du langage enfantin », célèbre les vies ordinaires sur un mode iconoclaste et bigarré, et offre au père défunt un tombeau poétique fait de bribes de mots, d’onomatopées, d’emprunts qui altèrent la chaîne signifiante et contestent les canons de l’élégie.

20On le voit : le récit de deuil est ce lieu où le silence assourdissant de l’absent est sans cesse récupéré par le geste scriptural et tissé dans les fils de la syntaxe ; où le « grain de la voix » se perd pour mieux ressurgir au gré d’un vocable ou d’une intonation, dans une sorte de feuilleté où s’élabore en creux le portrait de l’absent. La littérature de deuil fait advenir des textes hantés par la présence-absence de l’autre : visages et voix hallucinés, plaintes diffuses, cris de la nature, motifs cryptiques, fantômes, figures et paysages fantasmatiques, sur la scène représentée ; marqueurs d’oralité, séries paradigmatiques sollicitant la dimension vocalique du langage, altération de la chaîne sémantique sous l’effet du figural, dans le discours. Par une sorte de distorsion anamorphique, l’excès de signes dévoile et fait résonner le vide qu’il était censé combler, les mots se faisant traces vivantes et parlantes d’un présent hanté par le passé. Procédant par ajout de lambeaux d’histoires, de notations trouées par l’ellipse et la parataxe, d’éclats de voix, de souvenirs couleur sépia, l’écriture du deuil réussit la gageure de créer l’illusion d’un tout à partir du fragmentaire. Surtout, elle sollicite le mode dialogique dont les variations (intertextualité, intersémiotique, métatextualité) découvrent « l’horizon mobile d’un texte à venir35 ».

L’espace dialogique

21Dans un texte repris comme postface au livre d’A. Khatibi, La Mémoire tatouée (1979), Barthes rend hommage à l’ami qui lui a enseigné la nécessité

d’inventer pour nous une langue « hétérologique », un « ramassis » de différences, dont le brassage ébranlera un peu la compacité terrible […] de l’ego occidental. C’est pourquoi nous essayons d’être des « Mélangeurs », empruntant ici et là des bribes « d’ailleurs » […] nous pouvons nous « décentrer », comme on dit maintenant. […] de quoi nous permettre de saisir l’autre à partir de notre même36.

22Comment dire mieux cette « demande de relation » de la littérature, ce vœu de faire lien avec soi et autrui pour saisir et partager ce qui fonde l’humain ? À la recherche de cette « mémoire seconde des mots qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles37 », l’écrivain se fait archéologue ou ethnologue pour retrouver, dans « le bruissement de la langue » poétique, les traces des écritures, des vécus, des formes artistiques, des systèmes sémiotiques, des genres littéraires venus du passé. Au fil des études, se dessinent les emprunts au pictural, à la photographie, à la musique, à d’autres imaginaires et d’autres idiomes. Le récit de deuil puise dans la présence de l’hétérogène, de l’altérité, une dynamique, et l’écrivain, la « vérité » qui l’obsède. On relève tour à tour le goût pour la musique de l’esthétique proustienne, pour ses variations rythmiques, ses pauses et ses silences ; ou bien encore celui de Patrick Chamoiseau pour les formes orales de la culture créole qu’il tisse dans la langue française. Jacques Roubaud, lui, explore la mémoire des formes poétiques (notamment la forme contrainte héritée des Troubadours) et fait de Quelque Chose Noir (« neuvine » inspirée par les clichés d’Alix Cléo) une métaphore qui consacre l’image et le négatif, le noir et le blanc, la vie et la mort comme les bords indissociables de l’être, avant de s’engloutir dans l’abîme du « Rien », l’envoi qui clôt le récit. Citons encore Barthes renouant, par la photographie, « la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts38 », avec un projet d’écriture qui mettra fin à la stase de la mélancolie.

Pour un nouveau « partage du sensible » esthétique & politique39

23Mais l’esthétique ne peut suffire. Si la littérature nous touche, nous console et nous déplace, c’est qu’au‑delà de la beauté de la forme et la vérité des émotions, le pacte symbolique entre l’auteur et le lecteur se double d’un code éthique. C’est ce dernier qui garantit l’écriture comme partage.

La « morale de la forme »

24Le code éthique procède d’un « choix de conscience » de l’écrivain liant « la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d’autrui40 ». Ce que Barthes appelle « la morale de la forme » désigne la « mystérieuse nécessité » (Primo Levi) de la littérature convoquée pour répondre de la dignité comme de l’indignité de l’homme. Face aux maîtres impérialistes qui ont porté haut l’étendard d’un pouvoir sans partage au nom de la civilisation, et à l’entreprise coloniale exigeant le sacrifice du dominé, en passant par les totalitarismes dont la barbarie laisse sans mots41, jusqu’à l’exil imposé aux « Frères Migrants42 » par les dérives du capitalisme mondialisé, s’est posée la place de l’écrivain comme témoin des affaires du monde, dépositaire d’une mémoire et responsable de la parole qu’il engage dans la cité. Cette place l’invite à un devoir de vigilance, à être « un contemporain » au sens où l’entend Giorgio Agamben43, et confronté aux discours idéologiques fondés sur l’univocité du sens, à questionner la réversibilité et l’emprise des signes, comme les significations qu’ils abritent.

25Les études rassemblées dans ce volume font état de ce questionnement toujours plus pressant et qui, au même titre que le rapport au passé, constitue un trait constitutif de la modernité. L’Éducation sentimentale ne fait pas exception, et inscrit dans la modernité naissante ce moment historique où l’illusion mimétique vole en éclats. Mauvais lecteur des signes et assujetti aux fictions politiques entretenues par le roman bourgeois, Frédéric Moreau vit dans un monde de semblants où le deuil est sublimé pour nourrir le fantasme romantique auquel s’accroche une certaine France du xixsiècle44. Parfois taxé d’« apolitisme aristocratique », Flaubert choisit d’écrire un discours à double fond qui n’est pas un discours de plus sur le référent (le cycle des Révolutions) ; c’est un discours sur le discours du référent qui met en cause la représentation historique et l’illusion phono‑centrique par le biais de stratégies d’indirection (trope, style indirect libre), d’une rhétorique de l’ambiguïté (double entente), de l’emploi des temps grammaticaux, des ellipses temporelles, qui déstabilisent le paradigme réaliste et ouvrent le champ de l’interprétation. L’Éducation sentimentale témoigne à sa manière de la mutation des formes romanesques, en même temps qu’il désigne les limites du réalisme classique, instrumental, ornemental, et affirme un « choix de conscience ».

Pratique mémorielle & poéthique

26À l’autre bout du spectre, les écritures hautement réflexives des xxe et xxie siècles sondent l’expérience du deuil pour embrasser dans une vision multiculturelle et transhistorique toutes les atteintes à l’humain : guerres, génocides, exils forcés, injustices. Dépassant le deuil privé pour interroger l’universel, elles se donnent pour tâche de bâtir un récit mémoriel commun, des « mondes protégés45 » à l’attention des anonymes, des oubliés de l’Histoire, des laissés‑pour‑compte des systèmes qui retrouvent existence dans l’espace du texte. Ce processus de réparation des individualités, des vécus, des idiomes, des imaginaires, des mémoires collectives, témoigne du retour au politique qui a transformé le régime de l’art ces dernières décennies. L’approche critique adoptée dans ce volume offre l’opportunité de reconstituer ce parcours historique et littéraire à la lumière du concept de poéthique proposé par Jean‑Claude Pinson. Cette poéthique du deuil se veut « exploration prismatique de la manière dont les textes, les concepts, les images et les langages sont disséminés, tout en révélant les histoires postcoloniales comme les éléments constitutifs — bien que souvent occultés — de nos histoires nationales46 ». Cet axe de lecture fait du double processus d’hybridation et de métissage opéré par la littérature postcoloniale un réservoir de formes, de procédés stylistiques et énonciatifs au service d’une pratique mémorielle soucieuse de solidarité et de bienveillance. Portée par le trope, cette poéthique vient en surimpression des discours idéologiques et de leurs impostures, suggérant que la vérité est ailleurs. Dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, par exemple, la métaphore a valeur politique quand l’arbre, le rhizome et le volcan rapprochent le deuil maternel, la Terre‑mère, le néo‑colonialisme, mais aussi l’espoir d’un ordre plus juste. Dans la poésie d’Emmanuel Merle, c’est le minéral, notamment la « pierre de folie » qui condense la violence de l’Holocauste, en même temps que la topographie imaginaire avec ses images persistantes de mutilation, de démembrement, de ruines, recueille la densité de la perte et l’aporie de la parole de deuil.

27Ce même concept de poéthique, qui définit « le poème comme forme de vie47 », permet d’affiner la lecture de la poésie de Valérie Rouzeau souvent assimilée à une « poésie de salut » ou encore « de combat ». Sans réduire cette écriture à une démarche militante, on peut affirmer qu’elle est porteuse d’une valorisation des vies modestes et authentiques souvent reléguées dans les marges de la société, et d’une dénonciation d’un ordre économique qui rendra un jour la « Terre Gaste ». Dans les pas du « poète chiffonnier » et du père, ferrailleur de son état, Valérie Rouzeau recycle les mots et leur donne une seconde vie — elle « ferraille dans l’or du temps48 ». La poésie rugueuse, sonore, d’E. Merle où le signe est autant présence que manque, choisit l’épure pour « rend[re] hommage à ceux qui ont été dépossédés, non seulement de leur vie, mais aussi de leur mort, afin d’accomplir le deuil sans fin laissé en héritage par la Shoah49 ». Dans l’ordre de la représentation, le chaos et la violence du monde, la pierre et la ruine, la mémoire archaïque de la terre d’où monte la plainte d’Orphée ; dans le discours, une rhétorique de la déchirure et de la discontinuité pour dire la tragédie de « l’être‑dans‑le‑monde », et retenir dans ses vibrations la figure du père, les ancêtres familiaux, les disparus laissés sans sépulture et les présences tutélaires de la littérature. C’est sur cet autre versant du langage qui laisse place au travail de la signifiance que se reconstruit, pour le poète, une relation au monde entre le passé et ses ombres, la vie et la mort, la lettre poétique et son impossible, avec, au centre, l’arbre, ce « frère d’écorce50 ».

***

28Au terme de ce compte rendu, quelques brèves remarques sur la forme qui n’altèrent en rien la qualité de cet ouvrage collectif. On appréciera la documentation remarquable et l’index conséquent, tout en regrettant vivement l’absence d’une bibliographie — un choix éditorial — qui aurait permis une gestion simplifiée des très nombreuses références littéraires et critiques proposées. Disons aussi que le passage constant entre l’anglais (la langue de rédaction), le français (la langue du corpus) et le volumineux appareil de notes, rend la lecture exigeante sans mettre en cause, pour autant, la rigueur et la portée scientifique de l’analyse.

29Les études réunies ne se contentent pas de faire trace d’une réflexion accomplie sur l’éthique du deuil dans la création artistique ; le principal mérite de l’ouvrage tient peut‑être à la cohérence de la démarche qui, en évitant un bornage temporel, étudie véritablement la modernité comme trait de structure. Outre la(re)lecture toujours féconde d’un corpus associant si étroitement textes littéraires et théorie critique, cet ouvrage jette un éclairage nouveau et pertinent sur des œuvres issues d’horizons disparates mais aussi fondamentalement complémentaires. Il invite aussi à faire passerelle avec d’autres disciplines et d’autres langages artistiques (musique, peinture, photographie, sculpture) autour de cette même thématique.

30Nul doute, enfin, que la communauté endeuillée à laquelle nous appartenons tous trouvera dans ces variations matière à (re)considérer le cheminement intime imposé par la perte à la lumière de ce que la littérature rend possible : être ce lieu par excellence où la traversée immobile du deuil devient ouverture à l’autre et à sa parole.