Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Fabrice Schurmans

Cheminer avec Philippe Denis

A journey with Philippe Denis
Jean-Charles Vegliante, Territoires de Philippe Denis, Niort : La Ligne d’ombre, 2021, 68 p., EAN 9791090177215.

1Ce bref ouvrage propose en ouverture un cheminement dans les derniers recueils de Philippe Denis. Jean‑Charles Vegliante n’a pas pour projet de développer un essai académique relatif à la poétique de celui-ci, pas plus qu’il ne relira l’œuvre à partir de la biographie du poète disparu le 8 novembre 20211. Certes, constate-t-il d’emblée – comme Bonnefoy avant lui2 –, une enfance difficile marquera en partie les premiers textes, dont ce Carnet d’un aveuglement (Flammarion, 1980) que Denis reniera souvent avec véhémence3. Pas question ici de chercher l’homme entre les lignes, mais plutôt de revisiter et d’articuler entre elles de courtes critiques publiées ailleurs.

2J.‑Ch. Vegliante assume un rapport subjectif au texte denisien ; il se met d’ailleurs en scène découvrant Cahier d’ombres (Mercure de France, 1974) lors d’un Marché de la Poésie, décrit l’étonnement, puis l’émerveillement devant ce « style épuré, hautain parfois, jamais aride » (p. 13) et le désir que « le démon de la traduction » fait naitre chez lui (p. 14). Les premiers pas de Denis, remarque J.‑Ch. Vegliante, annoncent un travail exigeant quant à la langue et à l’architecture du recueil, un refus de l’austérité lyrique et de l’expérimentalisme. L’auteur a raison d’insister sur la cohérence de cette œuvre-là, le dernier poème du Cahier annonçant en quelque sorte le premier du Carnet. On s’étonnera toutefois que J.‑Ch. Vegliante n’ait pas relevé la proximité des deux titres, cahier et carnet renvoyant à la prise de notes, à cette inscription matérielle sur la page, cette manipulation des choses, au sens premier du terme, chère à Denis. Plus loin, il rappellera que dans certains pays du sud de l’Europe, le cahier d’ombres désigne le registre des disparus, ce qui est hautement significatif, dans le contexte d’un recueil travaillant justement l’absence et la disparition.

3« Pour le dernier Philippe Denis » ouvre sur un rapide rappel de la bibliographie de l’auteur pour signaler ce fait important : la présence grandissante des approches critiques de l’œuvre via les publications électroniques. Ses derniers recueils ne manquent pas, en effet, de lectures, recensions, notes courtes mises en ligne peu de temps après la publication. Il y aurait ici matière à réflexion approfondie car ces textes électroniques ont sans doute contribué non à la reconnaissance critique (celle-ci était acquise depuis longtemps), mais à la diffusion de l’œuvre au-delà du cercle des amateurs de poésie et des admirateurs de Philippe Denis.

4Ceci dit, J.‑Ch. Vegliante reprend sa marche au fil de l’œuvre pour s’arrêter un court instant sur si cela peut s’appeler quelque chose (La Ligne d’ombre, 2014 – avec une minuscule initiale de prime importance. Or J.‑Ch. Vegliante persiste étrangement à rétablir la majuscule au long du chapitre), recueil « assez représentatif de cette tendance au laconisme, à l’effacement du je […] » (p. 24), à la présence du monde happé au vol, sous forme d’un insecte ou d’un menu objet. Si on ne trouve plus grande trace ici de la douleur initiale, « nommer s’impose », c’est-à-dire nommer exactement, exigence présente dès les premiers textes publiés dans l’Éphémère. Tout en parcourant librement la longue œuvre du poète, J.‑Ch. Vegliante n’oublie pas l’essentiel, à savoir l’évolution notable entre les poèmes de jeunesse marqués par la parenthèse ouverte (délaissée, voire reniée, par la suite) et « l’alternance d’aphorismes, de notations du quotidien […] » dans les derniers recueils (p. 26).

5Le chapitre suivant s’intéresse à pierres d’attente (La Ligne d’ombre, 2018), qui, selon J.‑Ch. Vegliante, prolongerait le précédent. On retrouve ici l’écho des auteur.e.s de prédilection, comme Emily Dickinson, dont Denis publiera des traductions quelques mois avant sa mort (La Dogana, 2020). Les fragments se rapprochent de l’aphorisme, de la réflexion philosophique, avec toujours cette exigence du mot juste. Le critique repère dans ces poèmes « la recherche d’un équilibre sans doute impossible, une perpétuelle “balance” qui laisse […] une belle “fringale intacte”, loin des idéaux mallarméens avec lesquels on confond souvent tout laconisme en poésie » (p. 33). Le recueil est à peu près contemporain de Chemins faisant. 1974-2014 (Le Bruit du temps, 2019), objet du chapitre suivant.

6Cette anthologie couvrant quarante ans d’activité poétique « permet de refaire ces Chemins4 multiples selon un cadastre neuf, un paysage dont l’horizon n’a cessé de bouger avec le regard que l’écrivain nomade a voulu toujours porter sur ses variations infinies » (p. 36). Avec l’anthologie de poche, le lecteur de Denis comprend que l’exigence de la dénomination, du mot juste, caractérise bien l’œuvre depuis le départ. J.‑Ch. Vegliante ne peut, en quelques pages, qu’évoquer des pistes de lectures et souhaite que la recherche se penche pleinement sur un ensemble aussi essentiel que peu connu5.

7S’il est une autre continuité chez Denis, c’est bien celle de l’attention portée à l’américaine Emily Dickinson. Sa traduction de Cent dix-sept poèmes (La Dogana, 2020) prolonge un travail presqu’aussi ancien que l’œuvre poétique elle-même. On comprend l’attrait de Denis pour la traduction, caractéristique de la poésie française du xxe siècle. On retrouve aussi dans l’activité translatoire la recherche et l’exigence du mot adéquat. Certes, Denis savait prendre ses distances, celles de sa propre pratique, avec l’original : « On est loin assurément d’un exercice de fidélité académique ou de plate application. Un poète traduit un poète » (p. 46). Si dans Quarante-sept poèmes (La Dogana, 2003), Denis donnait au lecteur la possibilité de comparer sa traduction à l’original, rien de tel dans ce dernier volume. J.‑Ch. Vegliante, lui-même traducteur (Dante, Leopardi, Pascoli), voit là un geste poétiquement légitime, le texte d’arrivée devenant un « texte autonome, en français, résultant de la quête d’un poète écrivant habituellement dans cette langue » (p. 49). Cette appropriation, Denis l’assume dans tout ce qu’elle pourrait avoir de scandaleux (pour les puristes) et l’assumera encore dans ses Inventions suivi de Notes sur des pivoines (Le Bruit du temps, 2021), traduction-appropriation de haïkus à partir de l’anglais (l’auteur de Cahier d’ombres ne parlant pas le japonais). J.‑Ch. Vegliante a bien vu ce qui intéressait Denis dans la poésie japonaise :

La voie du haïku, poétiquement suivie en constant rapport avec la nature, exigeant le moins d’émotion possible sans être intellectuelle (ni morale, ni esthétisante), n’est pas très éloignée des intérêts de ce poète, tendant à l’épure et à l’élagage, autant dans sa production propre que dans son travail traductif […]. (p. 53)

8Le mouvement de la traduction est, malgré tout, sensible dans ces inventions, plus proches de la poétique propre à Philippe Denis que d’un respect de la lettre. Ni assimilation ni accueil de l’étranger dans ce dernier livre, souligne Jean‑Charles Vegliante: « chaque auteur dont notre auteur se rapproche de la sorte y conserve son tropisme, sa voix singulière […]. » (p. 55) Et il ajoute, avec pertinence, que parmi ces fragments inventés, on trouvera par endroits trace des prémices, notamment de poèmes-fragments publiés dans Cahier d’ombres.

9Ces Territoires trouvent leur juste place à La Ligne d’ombre, notamment grâce à ce format qui avait fort bien réussi aux recueils de Denis. En poésie comme en critique, quelques dizaines de pages suffisent parfois à dire, ou à suggérer, l’essentiel.