Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Mathilde Zbaeren

Georges Perec & l’impossibilité du cinéma

Georges Perec and the impossibility of cinema
Christelle Reggiani, Perec & le cinéma, Paris, Nouvelles Éditions Place, « Le cinéma des poètes », 2021. EAN : 9782376280965.

1Au-delà de la question de l’adaptation ou de l’influence transmédiale, le petit ouvrage sur les rapports de Georges Perec au cinéma publié en octobre 2021 par Christelle Reggiani propose de donner sens aux différents projets cinématographiques de l’auteur. Publié dans la riche collection « Le cinéma des poètes » des Nouvelles Éditions Place dirigée par Carole Aurouet, le volume prolonge une réflexion menée sur les échanges entre littérature et cinéma dans une perspective auteuriste. Après Duras, Ponge, Queneau et Roussel, entre autres, il semblait essentiel de consacrer un volume à celui qui les avait lus assidûment, voire avait noué avec eux des liens d’amitié. De l’écriture de critiques cinématographiques à l’écriture de scénarios et de dialogues, de la collaboration avec des réalisateurs à la production filmique, la cinéphilie de Georges Perec a trouvé de multiples modes d’expression et c’est à cette diversité que cet ouvrage fait hommage.

2Professeure de stylistique, spécialiste de Georges Perec, Christelle Reggiani a dirigé l’édition des Œuvres complètes de l’auteur parue en 2017 dans la « Bibliothèque de la Pléiade », où elle a signé les notices d’Espèces d’espaces, Je me souviens, La Clôture, L’Éternité et de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Dans l’essai d’une centaine de pages publié l’année dernière, la chercheuse propose un commentaire à la fois ample et informé des relations diverses que l’auteur a nouées avec l’art cinématographique. L’ouvrage qui ne cache pas ses dettes à l’égard des travaux de Claude Burgelin et Cécile De Bary se présente plus comme une étude transversale de l’œuvre de Perec au prisme du cinéma que comme une analyse détaillée des productions de l’auteur comme critique, réalisateur, producteur ou scénariste. Perec et le cinéma s’inscrit ainsi dans un champ en prolongeant le geste initial de Cécile De Bary qui, dès 2000, a initié des recherches sur les rapports de Perec au cinéma. Cette chercheuse s’est notamment penchée sur Un homme qui dort, film que Perec co-réalise en 1974 avec Bernard Queysanne d’après son roman éponyme, et sur les Récits d’Ellis Island, film documentaire réalisé par Robert Bober pour lequel Perec écrit un commentaire poétique qui sert de voix off au film diffusé en 1979.

3Les trois parties de l’ouvrage reviennent sur des projets successifs de Georges Perec et sur leur statut à l’égard de l’œuvre littéraire. S’intéressant tour à tour à l’auteur comme cinéphile, comme cinéaste ou comme écrivain du cinéma, Christelle Reggiani explore l’aspect polymorphe – et parfois retenu – de l’engagement cinématographique de l’auteur.

Une trajectoire de cinéphile, de l’admiration aux relations d’amitié

4Ce petit ouvrage part d’une définition poétique de la cinéphilie proposée dans Les Choses. Le premier roman de l’auteur trouve en effet sa source dans un projet abandonné : Perec avait écrit le synopsis d’un film intitulé La Bande magnétique, un film à suspense racontant un hold up réalisé par des psychosociologues qui profitent de leurs enquêtes pour identifier des victimes fortunées. Le roman finalement publié en 1962 n’a rien d’un récit de gangster ou d’aventure, mais il garde la trace discrète de ce premier projet cinématographique à la fois dans les marques d’ironie qui parsèment le roman, par exemple dans les « délires de l’imaginaire » de Jérôme et Sylvie s’imaginant devenir riches et gangster1, mais aussi dans la définition que le roman propose de la cinéphilie comme quête du « film parfait […] porté en soi » (Perec cité par Reggiani, p. 18). Perec, dans ses jeunes années, s’identifiait lui-même comme cinéphile, dévorant de manière presque compulsive et avec délectation des films d’aventure, des westerns, des thrillers. Il dira plus tard avoir « décroché » et se permettra des libertés à l’égard d’œuvres autrefois adulées. C. Reggiani raconte ainsi comment Perec a su détourner des titres de films, alliant la finesse à l’humour potache dans son « Dictionnaire des cinéastes » (cité p. 20). Apparemment légères (Alexandre Nevski d’Eisenstein devient par exemple « Ah, les sandres aux nids, exquis ! »), les nombreuses affinités cinématographiques qui peuplent son dictionnaire laissent toutefois penser que Perec ne s’est pas délesté de son amour pour le cinéma, mais que sa cinéphilie s’est transformée pour donner corps à des relations d’amitié prolongées dans des collaborations.

5Le cinéma, dans les premières années d’écriture de Perec, en plus d’être l’objet d’une fascination, sert de « bannière » (p. 11) au regroupement collectif : La Ligne générale, revue fondée en 1959 par Perec qui ne verra finalement jamais le jour, adopte le titre du film d’Eisenstein et fait signe vers la refondation d’une esthétique marxiste. Le cinéma est ainsi pour le jeune écrivain un lieu « de reconnaissance et d’appartenance » (p. 11), soulignant des affinités politiques et esthétiques. Perec qui publie ses premiers comptes rendus dans la Nouvelle Revue française en 1960 y écrit aussi quelques critiques de films. Ce regroupement au biais d’affinités culturelles se manifeste, selon C. Reggiani, par le commentaire qu’il délivre d’un film d’Alain Resnais admiré par les membres de La Ligne générale à sa sortie en 1959 : Hiroshima mon amour, écrit par Marguerite Duras. Perec et ses amis de la revue (Claude Burgelin, Roger Kleman, Jacques Lederer) y voient une méditation épique invitant à « changer le monde » (Perec cité par C. Reggiani, p. 15). C. Reggiani ne commente toutefois que succinctement les ambitions révolutionnaires du jeune Perec cinéphile pour s’empresser de relier ses affinités de 1960 à des thématiques mémorielles qui n’émergeront pourtant que plus tard dans la production de l’écrivain. Même si l’on ne peut nier que la perte de la mère et l’absence de souvenirs d’enfance structurent très tôt chez Perec la conception des œuvres littéraires, cette problématique intime ne saurait circonscrire la diversité et la complexité de la pensée de Perec qui, dans les premières années, prend surtout la forme d’une critique marxiste anticapitaliste inspirée de Lukács.

6En revanche, dans les années 70, Perec travaille à Espèce d’espaces après la parution de La Disparition et se tourne vers des thématiques mémorielles : le livre est placé sous le signe du vide et de la destruction, jusqu’à l’évocation de l’ « inhabitable » et des camps d’extermination. Ainsi, lorsque Perec voit Orange mécanique – sa critique paraît en 1972 dans Cause commune – c’est à l’aune des camps de concentration et d’extermination qu’il le reçoit. En cela, on peut bel et bien affirmer avec C. Reggiani que l’écriture du cinéma conduit – progressivement – Perec « au plus intime d’une œuvre hantée par la disparition de la mère de l’auteur, déportée en direction d’Auschwitz le 11 février 1943 » (p. 16).

Un cinéaste en demi-teinte : le sens de l’inachèvement

7La question qui guide Perec et le cinéma ne consiste pas pour autant à faire de l’écrivain un cinéaste, mais à comprendre son renoncement aux images mouvantes comme une forme d’impossibilité. Car, malgré un enthousiasme manifeste à s’engager dans des collaborations, l’auteur a de nombreuses fois laissé des films à leur état d’ébauche. La réflexion menée par C. Reggiani sur l’abandon, loin de considérer les projets suspendus comme des échecs, parvient à produire du sens à partir de ce qui n’a pas été fait, ou de ce qui a finalement été remanié en livre. Le panorama proposé dans le deuxième chapitre permet ainsi de saisir avec précision ce que fut la posture de Perec-cinéaste à la fois devant les collaborations abouties et devant celles qui restèrent en suspens. C. Reggiani dévoile une figure en demi-teinte et un auteur mal à l’aise devant les contraintes matérielles sur le tournage d’Un homme qui dort. À ce titre, Perec apparaît davantage comme « réalisateur de la pensée », selon la formule de Queysanne (p. 27).

8À la différence du cinéma, qui est continuellement soumis à des contraintes matérielles, l’écriture semble être le lieu où l’on peut « vraiment faire ce que l’on [veut] faire », comme le confie Perec dans une lettre à sa première femme Catherine Binet en 1979. C. Reggiani souligne à plusieurs reprises combien, tant pour des raisons contingentes que pour des raisons esthétiques, Perec paraît privilégier l’écriture littéraire à la réalisation. Au sujet de l’adaptation d’Un Homme qui dort, l’auteur confirmera d’ailleurs préférer la table de travail du scénariste au plateau de tournage (p. 34), révélant par là son incapacité à réaliser des films correspondants à ses goûts cinématographiques.

9C. Reggiani, au fil de son ouvrage, conteste progressivement cette thèse des contraintes matérielles, ou du moins travaille à la nuancer : ce n’est pas uniquement parce que le travail cinématographique dépend de conditions économiques et professionnelles spécifiques, ou parce qu’il demande patience et attente qu’il ne trouvera pas le même engouement qu’en littérature. L’écriture du cinéma et la réalisation ne permettraient pas une forme d’« expression sans reste du projet artistique » (p. 28), pour reprendre une expression de C. Reggiani qui rappelle à juste titre la part de fantasme qu’une telle idéalisation de l’écriture suppose. Pour Perec, le cinéma se présente comme le lieu rêvé pour combler des lacunes formelles et expérimenter des manières d’écrire en rupture avec celles qui sont habituellement les siennes, mais ne « fait pas (vraiment) œuvre » (p. 72). Ainsi, le dialogue pour Série noire d’Alain Corneau, de même que la litanie qui servira de voix off à Récits d’Ellis Island conduisent à écrire dans des registres jusque-là très rarement adoptés. L’écriture à partir d’images filmées par Robert Bober à Ellis Island semble autoriser un lyrisme que l’écrivain s’était défendu d’employer, lyrisme qui repose par ailleurs sur l’emploi d’un « nous » (forme inédite chez Perec) exprimant la dimension collective d’une enquête documentaire. Ces expérimentations formelles inédites ne signifient pas pour autant que Perec s’y complait.

Le documentaire & l’hypothèse psychanalytique

10Plus qu’il ne constitue le domaine d’une œuvre constituée et cohérente, le cinéma est un à-côté de la production littéraire de Perec. L’auteur fait ainsi office de « passeur du texte et de l’image » (p. 56) écrivant, au détour de commandes, ce que C. Reggiani désigne comme une « improbable autobiographie » (p. 57) disséminée de texte en texte. À bien la suivre, on remarque en effet que Perec consacre une grande part de sa production à des projets documentaires et laisse entendre le grain de sa voix sur leur bande sonore. En marge des Récits d’Ellis Island, film pour lequel Perec s’est aventuré aux États-Unis, l’auteur écrit le commentaire de l’Inauguration, qui prolonge, dans un format court, sa collaboration avec Bober. Comme Ellis Island, la gare d’Orsay commentée dans ce court métrage documentaire diffusé sur TF1 en 1981 se présente comme un « non-lieu » consacré en lieu de mémoire. En 1975, Perec rédige également le commentaire du deuxième épisode de la série documentaire intitulée La Vie filmée des Français et d’un moyen métrage intitulé Ahô. Ces deux commandes sont rapprochées par C. Reggiani au nom d’une importance accordée, dans le premier cas, aux scènes primitives de l’enfance et de la jeunesse de ses parents – dans une perspective psychanalytique – et, dans le second cas, au « primitif » d’un autre type, puisque Ahô est un film ethnographique consacré aux Orang-Kubus de Sumatra. Au nom d’une association entre le camp et le capitalisme opérée par Perec dans Espèces d’espaces, le sens de ce commentaire de film ethnographique est assimilé à la quête mémorielle et au récit de la perte des parents de l’auteur. On peut ainsi regretter que les liens de Perec aux travaux d’ethnographes et d’anthropologues ne soient pas davantage soulignés2, tandis que les souvenirs d’enfance enfouis de l’écrivain sont associés au fantasme d’une « enfance de l’humanité », sans que cet imaginaire exotisant ne soit sérieusement commenté. Les hypothèses joignant l’implication de l’auteur dans des projets cinématographiques et ses investigations psychanalytiques permettent toutefois de mettre en lumière sa conception du cinéma comme « fantasme indiciaire » (p. 52) capable de faire émerger les traces d’un passé effacé. Il aurait peut-être été bénéfique d’historiciser cet imaginaire documentaire3. Si Perec, dans les commentaires qu’il faisait de ses projets cinématographiques, a pu lui-même favoriser le rapprochement entre les différents sens du terme projection, c’est en vertu de dialogues qui s’étaient récemment noués entre cinéma et psychanalyse. Il suffit pour cela de se remémorer par exemple les travaux de Christian Metz sur le Signifiant imaginaire, ouvrage paru en 1977 issu d’un article de 1975 publié dans la revue Communications. Il n’est pas impossible que cet imaginaire du cinéma comme « appareil psychique et optique4 » ait nourri la conception perecquienne du cinéma.

Une poétique photographique

11Tout au long de sa vie, le cinéma a accompagné l’écrivain, alors même que l’image-mouvement (concept deleuzien dont se saisit rapidement C. Reggiani) était aux antipodes de son écriture. Reggiani, lisant André Bazin, rappelle que l’écran de cinéma s’oppose au cadre par sa dimension centrifuge. C’est à l’aune de cette idée qu’elle fait de l’écriture de Perec une « poétique photographique » (p. 69) favorisant l’image fixe et tronquée : une écriture fondée sur la discontinuité et la découpe cadrée des fragments. Dans la troisième partie de l’ouvrage, la cinéphilie de Perec se révèle moins poétique que littéraire. En dépit du lexique cinématographique qu’il emploie volontiers pour désigner son travail littéraire autour du registre descriptif – Perec, dans un commentaire de La Vie mode d’emploi, parle de « panorama » et de « travelling » littéraire (p. 62) – la « mue iconique » (Jean Peytard cité par C. Reggiani, p. 63) du texte relève essentiellement de ce que C. Reggiani assimile à une « convergence esthétique », en suivant les mots de Bazin. Ainsi, le cinéma, d’abord compagnon du jeune écrivain cinéphile, ou « ciné-fils5 », se transforme progressivement pour faire office de contrepoint à l’œuvre littéraire. Sorte de complément ou de « supplément » à l’œuvre, la relation de Perec au cinéma est finalement évoquée comme un « enthousiasme infécond » (p. 71), sans pour autant être dénué de sens. Au contraire, la fin de l’ouvrage de C. Reggiani met en évidence une préférence de l’auteur pour l’inachèvement et pour un cinéma « littérairement invisible » (p. 72), faisant de l’image « l’ombre portée » (p. 78) de l’écriture fragmentaire.

12Cette étude forme ainsi l’hypothèse d’une inclusion des activités cinéphiles de l’auteur à sa production littéraire, bien que déployées sur un autre terrain. Essai synthétique, Perec et le cinéma postule que Georges Perec fut un littéraire cinéphile plus qu’un écrivain-cinéaste ou qu’un représentant de l’écriture-cinéma. Si Christelle Reggiani rappelle combien les écrits de Perec furent nourris de projets de collaborations cinématographiques souvent abandonnés, c’est davantage pour mettre en évidence sa relation d’admiration au cinéma. Retraçant une trajectoire qui va de la critique de cinéma à la (co-)réalisation et à la production, son livre explore un corpus vaste de films et de textes, parfois rares ou peu connus des non-spécialistes. La filmographie restituée en fin d’ouvrage fournit les références de projets achevés et diffusés autant que des projets inaboutis. L’essai ouvre ainsi le corpus des productions de l’auteur à une multitude de projets d’écriture « hors du livre », jusqu’à ceux restés à l’état de possibles. Une telle inclusion des projets rêvés constitue un geste bien perecquien : de l’ouvroir de littérature potentielle à l’infra-ordinaire, les productions de l’auteur relèvent presque toutes de l’inachèvement, que l’on pense à la contrainte du lipogramme, à la tentative (forcément déçue) d’épuisement d’un lieu parisien, ou au parcours de la rue Vilin au fil des années. Ouvrir ce vaste corpus aux œuvres qui n’ont pas vu le jour, c’est en ce sens rendre significatif le congé donné aux images mouvantes.