Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Janvier 2022 (volume 23, numéro 1)
titre article
Christophe Cosker

Du champignon atomique au nuage de mots

From mushroom cloud to word cloud
Andréas Pfersmann, La Littérature irradiée. Les essais nucléaires en Polynésie française au prisme de l’écriture, Marseille, La courte échelle/éditions transit, 2021, 88 p., EAN 9782917270288.

Ta’ero te fenua

Ta’ero ato’a te moana

Ta’ero ato’a te nuna’a

Ta’ero ato’a te vaha o te mau ti’a e ha’avare nei

Na roto i te fa’a’itera’a mai ia ’oe e te nuna’a

E’ere, e’ere i te mea ’ino roa

Te paura ’atomi.1

1L’image la plus célèbre de la Polynésie française n’est peut‑être pas tant celle d’un atoll que celle d’un champignon atomique. En effet, de 1966 à 1996, la France mène, dans les atolls de Moruroa et Fangataufa, cent quatre‑vingt treize essais nucléaires dont quarante‑six atmosphériques, à partir du CEP — Centre d’Expérimentation du Pacifique. Dans un essai intitulé La Littérature irradiée (2021), Andréas Pfersmann, Professeur des Universités en Polynésie française, étudie, conformément au sous‑titre : « les essais nucléaires en Polynésie française au prisme de l’écriture ». Il problématise son objet de recherche de la façon suivante :

Comment la littérature a‑t‑elle appréhendé [sic] le CEP et les essais nucléaires de Moruroa et Fangataufa ? La chanson du compositeur tahitien Angélo Ariitai Neuffer qui en stigmatise à la fois les effets écologiques et sanitaires tout en dénonçant les mensonges des autorités françaises de l’époque a le mérite de la clarté. (p. 8‑9)

2Ainsi le thème des essais nucléaires apparaît‑il à la fois central et crucial dans l’émergence d’une littérature, qu’il irradie pour le meilleur comme pour le pire, en Polynésie française. Le corpus principal d’A. Pfersmann, qui comporte une dizaine d’ouvrages, ne se limite pas à l’aire francophone, mais embrasse également la production littéraire anglophone de Nouvelle‑Zélande. Il ne se réduit pas non plus à des romans, mais s’ouvre à la bande dessinée et à la chanson. La question des essais nucléaires donne lieu à une production littéraire dans laquelle deux positions s’opposent : l’une favorable aux essais nucléaires, et l’autre, défavorable. Il ne s’agit pas de reconduire ici le problème de la littérature engagée ou encore d’une prise de conscience progressive, mais d’étudier des œuvres dans leur esthétique, et en fonction des idéologies qui les sous‑tendent. Par conséquent, nous commencerons par analyser les premières œuvres francophones exogènes qui paraissent organiques tandis que celles, anglophones, liées à la Nouvelle‑Zélande, sont majoritairement critiques. Par‑delà cette opposition, nous étudierons enfin la manière dont une littérature francophone émerge, en Polynésie, à partir du thème central mais non exclusif des essais nucléaires.

Une littérature organique en faveur des essais nucléaires

Le roman d’espionnage : genre organique par excellence

3La première œuvre du corpus d’A. Pfersmann s’intitule : Nuages atomiques sur Haïti (1966). Il est signé Pierre Nord, pseudonyme d’André Brouillard. Le recours à un nom de plume s’explique peut‑être par le caractère industriel d’une paralittérature produite par un auteur qui ne la revendique pas pour être sacrée alors qu’il est :

Un ancien colonel et officier des renseignements qui fut l’un des responsables de la Résistance dans le réseau Éleuthère. Après la deuxième guerre mondiale, il quitte l’armée pour se consacrer au roman d’espionnage qui lui avait déjà valu des succès remarqués dans les années trente. (p. 12)

4En effet, Nuages atomiques sur Haïti fait partie d’une série d’une soixantaine de romans d’espionnage. C’est peut‑être l’ancienne carrière de l’auteur qui permet de comprendre sa position idéologique. Dès lors, le choix de la forme fait également sens. En effet, le roman d’espionnage apparaît comme une forme organique qui met en scène un État et ses intérêts lorsqu’ils sont mis à mal par un ennemi à la fois extérieur et intérieur. Mais dans le roman, le cadre polynésien et l’intrigue du sabotage des essais nucléaires apparaissent comme le prétexte d’une intrigue d’espionnage sophistiquée où les relations entre personnages s’avèrent, à la manière d’un roman familial, cruciales. Deux bandes dessinées, signées Jean‑Michel Charlier et Jijé, explorent également le thème de la conspiration contre les essais nucléaires. Il s’agit de Destination pacifique et Menace sur Mururoa, tous albums publiés en 1969. L’ennemi y est assimilé à un groupe de kamikazes xénophobes et nationalistes liés au Japon et à l’Indonésie. De même, Claude Rank, pseudonyme de Gaston‑Claude Petitjean‑Darville, dans Force M. à Tahiti (1972), situe d’abord l’ennemi en Amérique du Sud, au Pérou.

5L’ensemble de ce premier corpus se place sous la bannière d’une littérature organique qui se définit comme suit :

Il s’agit bien d’une littérature industrielle qui a connu son heure de gloire pendant la guerre froide et qui adhère sans sourciller à l’idéologie officielle de la dissuasion. Il ne faut y attendre aucune remise en cause des essais nucléaires et du discours sur la « bombe propre » dont la France aurait le secret. Les héros positifs sont des militaires patriotes qui interviennent comme Tanguy et Laverdure, au péril de leur vie, pour défendre le CEP et la réalisation des tirs à Moruroa, dans un univers profondément manichéen. (p. 20‑21)

6Cette littérature est donc organique parce qu’elle coïncide avec l’idéologie dominante et le discours politique de l’époque. Le mot d’ordre est alors que la bombe atomique est « propre ». Les agents qui véhiculent ce discours et qui sont prêts à mourir pour lui sont des héros idéalisés dans les textes. Le principal alibi de cette littérature est la nécessité de l’atomique comme force de dissuasion, argument qui rencontre un écho important dans le contexte de la Guerre froide.

De l’espion au journaliste : déliquescence d’une forme & changement de héros

7Cette littérature, chambre d’écho d’un discours officiel qu’elle ne remet pas en question, se délite bientôt. En effet, dans La Vierge et le taureau (1971), Jean Meckert met notamment en scène un artiste raté qui se fait passer pour un agent secret afin de séduire une actrice américaine. Nous voyons, dans cette parodie, un début de mise à distance critique, à la fois de la forme du roman d’espionnage et des intérêts qu’il défend. Le texte est centré sur une rumeur de pirogues qui transportent les cadavres des victimes collatérales des essais nucléaires. Dans le roman, la figure de l’espion ou du militaire est remplacée par celle d’un porteur de vérité : le journaliste. Le danger du discours tenu par le livre semble avéré étant donné sa réception avortée :

La diffusion, à Tahiti, du roman de Jean Meckert a‑t‑elle connu des obstacles liés aux Renseignements généraux ? Des pressions ont‑elles été exercées pour conduire l’éditeur à pilonner le livre ? Le romancier a confié à Didier Daeninckx avoir subi des menaces après la publication de La Vierge et le taureau. A‑t‑il effectivement été agressé à Paris par les barbouzes, en guise de représailles ? Ce qui est certain, c’est que le roman, à forte tonalité anticoloniale, ne donne pas une image très flatteuse du CEP et de la présence française en Polynésie. (p. 24)

8Même si A. Pfersmann en demeure à de prudentes questions, le soupçon pèse néanmoins lourdement. Le succès du roman est rendu impossible par un pilonnage. L’auteur est menacé et violenté. Or, il n’est que de se demander quels intérêts se trouvent lésés, à tout le moins menacés, par le livre. La littérature organique laisse progressivement la place à une production plus critique.

Une littérature critique contre les essais nucléaires

Balbutiements d’authenticité

9Sans réduire le discours littéraire à un discours idéologique qui va d’une position favorable aux essais nucléaires vers une position défavorable, on note une prise en compte de plus en plus exacte et précise du contexte polynésien. Ainsi les deux bandes dessinées montrent‑elles par exemple la montée des tensions anti‑françaises après la découverte des premières retombées radioactives. À ce premier fil conducteur s’ajoute celui d’une émergence de l’authenticité, dans la littérature, en Polynésie française. En effet, Tahiti n’apparaît plus seulement comme une escale exotique pour un énième roman d’espionnage, mais comme une matière à part entière, qui peut être traitée par des autochtones et en langue vernaculaire. Dans Turaï (1996) — « juillet » en langue locale —, Patrick Pécherot s’inscrit d’abord dans la veine du roman du journaliste dont la mission est de dévoiler la vérité :

Le protagoniste est un journaliste d’investigation qui travaille pour les Nouvelles Dépêches au moment où plusieurs faits troublants agitent la Polynésie. Un jeune Tahitien qui brandit au milieu du lagon, au moment des célébrations de la fête nationale, une banderole « Tahiti libre, non à la bombe » se fait éliminer avec son frère handicapé. (p. 24‑25)

10Il donne ensuite une place plus importante à la société polynésienne et aux personnages polynésiens, à l’instar de celui qui se sacrifie au début de l’ouvrage concerné. Mais c’est aussi et surtout Pascal Martin qui, dans Le Seigneur des atolls (2001), met en scène des autochtones, réalisant la « transformation des Ma’ohi en acteurs de leurs destins » (p. 27). Mais nous rappellerons que le protagoniste s’appelle Chrétien Peyrelongue et que le roman francophone recèle quelque chose de la tentation ethnographique signalée par Jean‑Marc Moura : « la maîtrise de la pêche au harpon, la pratique du motoro pour conquérir la belle Hina, la confrontation avec le requin blanc dans la fosse aux requins, la paternité fa’amu » (p. 30)

Nouvelle-Zélande figure de proue de l’opposition

11Il existe, en Nouvelle‑Zélande, une littérature anglophone qui dénonce et condamne les essais nucléaires en Polynésie. On peut notamment citer Below the Surface. Words and Images in Protest at French testing on Moruro (1995) d’Ambury Hall. A. Pfersmann fait allusion à la « honteuse affaire du Rainbow Warrior » (p. 33), seule opération d’un État contre une association environnementaliste, ce qui incite à rapprocher son livre de l’essai d’écopoétique de Pierre Schoentjes intitulé Littérature et écologie. Le mur des abeilles (2020). Ce dernier y théorise une littérature marron qui semble converger avec le présent corpus :

Celle qui fait voir les atteintes à l’environnement plutôt que les beautés de la nature. Après un panneau central qui dessine la carte littéraire des paysages toxiques, l’attention se concentrera sur deux textes spécifiques. D’un côté, Les Fils conducteurs (2017) : Guillaume Poix y zoome sur une décharge en Afrique pour montrer comment les problématiques écologiques sont inextricablement liées aux grandes questions qui font débat dans notre monde contemporain. De l’autre côté, La Malchimie (2019), qui complète le triptyque. Dans ce réquisitoire contre les géants de l’agrochimie, Gisèle Bienne revient sur la maladie de son frère, ouvrier agricole qui mourra d’avoir trop traité les cultures avec des produits phytosanitaires2.

12La littérature marron s’intéresse moins au lieu, quel qu’il soit, comme locus amoenus que comme locus horridus. Les deux exemples choisis par P. Schoentjes entrent en écho avec le présent essai. En effet, le champignon atomique ne ressort pas de la catégorie de beauté et les conséquences qu’il entraîne sur la santé humaine moins encore. En Nouvelle‑Zélande, le roman emblématique de cette production est Danger Zone (1975) de Shadebolt. Mais il ne s’agit pas d’un roman édifiant mais d’un texte d’échec et de violence :

Aux aurores, arrivé trop tard à proximité du lagon pour en perturber la mise à feu, l’équipage assiste, impuissant, à l’explosion du champignon atomique. Stephen abandonne alors la partie et réoriente le bateau vers l’ouest. Le roman s’achève avec l’errance du Moana Nui à travers le Pacifique et l’agonie de son équipage qui a épuisé ses réserves d’eau et de nourriture. (p. 37)

13En d’autres termes, ceux qui tentent de s’opposer aux essais nucléaires se déchirent, échouent et meurent. Manava Toa. Heart Warrior (2000), de Cathie Dunsford, est l’une des œuvres les plus originales de cette production :

Version maorie, LGBT, anticoloniale et écologique de ce combat, qui est en même temps une ode aux luttes et aux solidarités féminines, ainsi qu’un roman d’aventure et d’espionnage. La version allemande de Manawa Toa se distingue par de nombreux chapitres intermédiaires, écrits à l’instigation de son éditeur allemand, qui donne la parole aux animaux sous‑marins, en accentuent l’aspect « écofiction » du livre. (p. 38)

14Ainsi la forme du roman d’espionnage est‑elle reprise et subvertie par rapport à l’idéologie première qui la sous‑tendait, à savoir celle de la France coloniale. Cathie Dunsford propose au contraire une vision postcoloniale et moderne qui s’accompagne, dans la version allemande de l’ouvrage, d’illustrations naturelles.

La place des essais nucléaires dans l’émergence d’une littérature en Polynésie française

Aux sources de cette littérature

15Selon A. Pfersmann, L’Île des rêves écrasés (1991) de Chantale T. Spitz est le « premier roman autochtone de Polynésie française » (p. 48), ouvrage complexe et touffu. L’auteur en détaille la structure, en particulier les deux cosmogonies liminaires, à savoir la première, surnaturelle et en langue vernaculaire, puis une seconde, coloniale et française. L’ouvrage se caractérise ensuite par son aspect généalogique. Il cherche donc à tirer sa légitimité du lieu et d’un passé précolonial. L’auteur rapproche cet ouvrage d’un second : Mutismes, E’ore ta vava (2002) de Titaua Peu. Il traite de :

La reprise des essais nucléaires décidée par Jacques Chirac en 1995 […] Roman de formation, Mutismes raconte dans un registre réaliste et un style oral affiché la jeunesse et la construction identitaire d’une enfant de Pape’ete qui se forge progressivement une conscience politique en lien avec sa vie amoureuse. (p. 58)

16En d’autres termes, le roman d’amour masque un roman politique. Cette littérature met de plus en plus en valeur Tahiti, loin des clichés, et tente de remédier à un oubli du pays en produisant un texte sur le lieu.

La question centrale : les essais nucléaires au cœur de la production littéraire francophone en Polynésie.

17Dans le présent essai, le demonstrandum d’A. Pfersmann est le suivant :

Chez les protagonistes de L’Île des rêves écrasés et de Mutismes, mais la remarque vaut aussi pour le personnage du Tahitien dans Le Bambou noir (2005) de Jean‑Marc Tera’ituatini Pambrun, de Ati dans L’Arbre à pain (2000) de Céleste Hitiura Vaite et de Te Uta dans le roman Avant la saison des pluies (2010) de Rai Chaze, l’opposition au nucléaire est étroitement liée au positionnement indépendantiste. (p. 65)

18La littérature en faveur des essais nucléaires est liée à une position qui défend les intérêts de la France tandis que la littérature qui s’y oppose va de pair avec l’indépendantisme. On retrouve ici, au cœur d’une littérature francophone qui émerge, les difficiles rapports avec une métropole anciennement coloniale, et les enjeux de pouvoir à elle liés.

19Mais le présent ouvrage va plus loin. En effet, le champignon atomique n’est pas seulement un thème mais apparaît davantage comme ce qui infuse la littérature en Polynésie française. Dans cette perspective, la présente littérature francophone qui émerge traite le problème de sa francité par rapport au thème qui la cristallise, à savoir des essais nucléaires aux nombreuses retombées.

***

20Il ne s’agit pas seulement ici de construire une typologie binaire des ouvrages pro et contra les essais nucléaires. Apparaît surtout en filigrane une histoire de la production littéraire en Polynésie française, qui évolue vers une prise de conscience des séquelles des essais nucléaires. À plus forte raison, le lecteur trouvera dans l’ouvrage une petite histoire des lettres francophones à Tahiti dont les essais nucléaires ne sont pas seulement un thème comme un autre, mais le chiffre de la France. L’écriture du lieu se développe progressivement pour elle‑même, indépendamment des enjeux étrangers. Ce faisant, elle rejoint néanmoins à son rythme la république mondiale des lettres sous l’aspect d’une littérature postcoloniale apte à demander le départ du colon ainsi que sous celui d’une poétique de la purulence qui rappelle certains cris de la négritude, les réactualise et les adapte à un contexte dans lequel le miasme est lié aux maladies radio‑induites contractées par les autochtones et au mensonge de la parole officielle qui déroule le grand discours du développement.