Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Décembre 2021 (volume 22, numéro 10)
titre article
Élisabeth Plas

Zoopoétique & humanimalité, des bêtes entre les lignes 

Zoopoetics and humanimality, beasts between the lines
Anne-Simon, Une Bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille : Wildproject, « Tête nue », 2021, 400 p., EAN 9782381140025.

1Entre les lignes des textes, entre les lignes de nos vies, se nichent des animaux qui nous fascinent, nous étonnent et nous charment. Ces bêtes hantent les pages de nos livres, les habitent, bruyamment ou discrètement, sur le devant de la scène ou en sourdine, de leur animale étrangeté. Tissés par nos mots, elles ne nous en demeurent pas moins mystérieuses, et ne cessent de nous enchanter. Le dernier essai d’Anne Simon leur est consacré et envisage la complexité des rapports entre humains et animaux au prisme du langage, des récits, des mythes fondateurs et de l’imagination des écrivains. Il a pour sujet les animaux autant que les animots, selon le néologisme de Derrida1 – êtres de papier, chimères linguistiques, mais aussi êtres de récit, eux-mêmes narrateurs de leurs propres histoires, créateurs du tracé de leurs vies.

2Car les mots ne sont pas étrangers aux animaux : c’est là le point de départ d’Une Bête entre les lignes. Si l’animal a trop longtemps et trop souvent été considéré comme l’autre du logos, comme étranger au discours, à la rationalité et au langage articulé, Anne Simon rappelle que l’animal est loin d’être « hors-langue », comme l’ont pressenti tant d’écrivains et d’écrivaines et comme l’illustraient tant de mythes qui « n’ont eu de cesse d’intégrer l’animalité dans la sphère créatrice et agissante du Verbe » (p. 20). Il est dans le souffle — souffle sans lequel, pas de langage —, dans la vibration des cordes vocales, dans le travail du larynx, dans nos cris, nos respirations. Il est à la lisière de notre langage, et le langage lui-même est en retour traversé par un souffle vital, habité par une faune sauvage et domestique, et tissé à même la vie.

3À l’origine de cet essai de zoopoétique donc, le refus de percevoir le langage comme une abstraction, la mémoire du souffle vital qui l’habite, le souvenir des langues animales que les hommes ont eu tort d’oublier et la curiosité pour les histoires animales – celles imaginées par les hommes, et celles inventées par les animaux eux-mêmes.

Zoopoétique : mise à nu, déplacements et déterritorialisation

4La zoopoétique est fille de cette conception vitaliste du langage qu’Anne Simon a commencé à élaborer dans ses précédents travaux sur les rapports sensibles entre l’écriture et le corps chez Proust2, à la lumière de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Elle a ceci de singulier qu’elle ne se contente pas d’aborder le sensible comme une thématique, mais engage le corps même du lecteur ou de la lectrice dans son appréhension de l’animal. Ainsi, selon une approche zoopoétique, suivre la trace animale dans les récits et les cultures, c’est se mettre à l’écoute des « Histoires de souffles3 », de l’écriture vivante et des animaux narrateurs, en se dépouillant de ce qui nous constitue pour rencontrer l’altérité. Comme le chasseur, le lecteur ou la lectrice collecte des indices, flaire, suit des traces, se trompe, rebrousse chemin parfois. À la suite de Ginzburg, Anne Simon voit dans l’expérience de la chasse un paradigme indiciaire, mise en abyme du geste de lecture et du processus de création. Cette vision de l’herméneutique pourrait reconduire l’odieuse domination de l’homme sur l’animal, mais il n’en est plus rien dès lors que l’animal est lui aussi conçu comme un sujet sachant chasser, traquant lui aussi, rusant et feintant au moins autant que l’homme. Melville, Genevoix, Giono ou Pergaud donnent à lire ce subtil jeu de miroir où l’on ne sait qui chasse qui, vertige que résument les mots de Derrida :

Je ne sais plus qui [...] je suis ou qui je chasse, qui me suit et qui me chasse. Qui vient avant et qui est après qui. Je ne sais plus où donner de la tête4.

5Ce vacillement des identités est à l’origine de la zoopoétique qu’Anne Simon définira, non comme une discipline, mais comme « un déplacement de l’attention, une approche de l’altérité à partir de failles historiques et de fissures intimes, mais aussi à partir d’un éblouissement devant l’inventivité du vivant » (p. 30). À l’origine de la zoopoétique, il y a une histoire de nudité – celle de Derrida « surpris nu5 », au sortir de sa salle de bain, par sa chatte. Comme mode de lecture, d’analyse et d’écriture, la zoopoétique commence par cette mise à nu, qui consiste à nous redécouvrir, humains, dépouillés de vêtements — c’est-à-dire de culture et de tout ce qui nous serait « propre » — et à nous regarder regardés, et peut-être jugés, par les autres vivants. Depuis son altérité radicale, qu’il soit de chair ou de papier, l’animal nous interroge sur nous-mêmes, sur notre humanité et nos valeurs, et nous déloge de nous-mêmes : « Qui suis-je alors ? Qui est-ce que je suis ? À qui le demander sinon à l’autre ? Et peut-être au chat lui-même ?6 ».

6L’essai d’Anne Simon donne à cette question une extension philosophique, anthropologique et historique nouvelle. En interrogeant notre subjectivité et notre identité, elle nous conduit à réfléchir plus largement aux origines animales de la culture, et à ce qui nous est ou ne nous est pas propre. La scène racontée par Derrida prend alors le sens allégorique et fondateur qu’il entendait lui donner et, à travers les yeux de la chatte, du chat, de tous les chats, nous voilà regardés, non plus individuellement, dans un face à face intime, mais collectivement et historiquement. À partir de l’expérience paradigmatique de la chasse, qui déplace les frontières entre sujet et objet, chasseur et proie, Anne Simon formule l’une des thèses centrales de son essai : les animaux à leur manière écrivent, signifient et créent des histoires. Suivant la piste de Ginzburg, pour qui « l’idée même de narration [aurait] vu le jour dans une société de chasseurs, à partir de l’expérience du déchiffrement des traces7 », Une Bête entre les lignes élargit l’hypothèse, suggérant que les bêtes sont celles qui nous donnent accès à l’humanité. En se déplaçant vers l’animal, nous en apprenons en retour sur la culture dans ce qu’elle nous semblait pourtant avoir de plus humain.

7La zoopoétique déborde ainsi le cadre de la traditionnelle critique littéraire. Mode de lecture, elle entend le poiein grec dans son sens le plus entier : étude du processus de création littéraire, de la manière dont les écrivains disent le monde animal et se délogent de leur style, se déterritorialisent, pour dire la pluralité des vies animales ; étude aussi de ce que les vivants créent, recherche de ce que les animaux inventent et de ce que nous leur devons.

Le langage, trame sensible du vivant

8Ce qui distingue la zoopoétique des animal studies anglo-saxonnes est probablement l’attention portée au langage, au processus de création linguistique et aux formes littéraires. La première partie de l’ouvrage, « Histoire de souffles », arrive à l’animal par le langage, à travers une vaste réflexion sur le geste d’abord biblique de nomination, avant de revenir au langage humain, pour en révéler la part animale et la nature, non pas abstraite, mais sensible. Ainsi, les réflexions nombreuses et passionnantes sur les étymologies et sur les alphabets rappellent à notre mémoire la tête de taureau à l’origine de l’aleph, la lettre A de l’alphabet hébreu, le chameau (gamal) caché dans le gimel, mais aussi, peut-être, l’humus à l’origine de l’homo, la terre vivante façonnant l’homme, fils d’Adam le glébeux nommant les animaux… Ces quelques exemples illustrent une forme de « cratylisme vitaliste » (p.105) et nous rappellent que le langage, dans la matérialité de ses lettres comme dans le son et le sens de ses mots, prend son origine dans le sensible, se nourrit et s’inspire des autres animaux, et fait peut-être lui-même partie du vivant. La découverte de ces correspondances et de la part animale du langage repose sur une rêverie philologique qui, tout en étant très érudite, n’en laisse pas moins une large place à l’imagination.

9La zoopoétique telle que l’entend Anne Simon prend ainsi pour point de départ cette conception sensible et vivante de l’écriture pour saisir à la fois ce que le vivant fait au langage et ce que le langage fait au vivant. Sans se cantonner à quelques exemples puisés dans une même langue, l’ouvrage navigue habilement et avec érudition entre l’hébreu, le grec, le latin et le yiddish, afin de complexifier la question des rapports humains aux animaux et de la rendre plurielle. La pluralité des langues convoquées par cet essai permet en effet d’analyser la diversité de nos rapports aux animaux et d’envisager comparativement plusieurs cosmologies. En comparant les manières de dire, on prend la mesure des différences entre les manières de voir et de traiter les animaux. Les développements sur la « jungle des étymologies », mais aussi sur l’extraterritorialité de l’« écrivain linguistiquement ‘délogé’8 », selon la formule de George Steiner, permet de reconsidérer certaines catégories par lesquelles nous avons l’habitude de nous rapporter aux bêtes et qui nous paraissent évidentes. Kafka apparaît ainsi comme l’une des figures tutélaires de la zoopoétique – aux côtés d’Adam, de Noé et de Derrida –, lui qui a « [fouaillé] la langue » « pour en faire un refuge littéralement inquiet » (p. 46), menant lui-même une existence aux aguets, animale. Dans un allemand dépouillé, dans une existence déterritorialisée, Kafka explore des vécus hétérogènes aux nôtres et nous révèle, de La Métamorphose au Terrier, notre « native humanimalité » (p. 43).

10Une fois appréhendée à travers le corps, dans sa matérialité sensible, la langue n’apparaît donc plus comme un obstacle pour accéder aux diversités des formes de vies non-humaines. Cette confiance retrouvée singularise la réflexion d’Anne Simon dans le champ des études animales. Depuis les années 1990, une grande majorité des contributions partage une certaine méfiance vis-à-vis des mots, concevant le langage, et avec lui toute construction symbolique, comme un obstacle à la représentation et à la compréhension intime des animaux. Au tournant des années 2000, cette méfiance était salutaire : il s’agissait, comme l’écrit Anne Simon, de « prendre au sérieux la volonté pluriséculaire des écrivains d’intégrer dans l’ordre et les désordres du langage les bêtes pour elles-mêmes » (p. 24), et de rompre avec cette habitude de la critique littéraire de ne lire les animaux que symboliquement, comme s’ils ne pouvaient être que des allégories, des archétypes ou des figures.

11Une Bête entre les lignes dessine une troisième voie9, qui se met à l’écoute du langage et entend dans les mots, dans les phrasés et dans les styles, autant de manières sensibles d’exprimer un lien singulier avec le vivant et de le célébrer. Démêlant les usages et mésusages du langage, l’essai met en garde contre la domination en germe dans toute nomination, sans pour autant voir dans tout discours sur l’animal une violence linguistique, portant en germe une violence réelle, à son endroit. Cette confiance s’ancre dans la certitude du pouvoir créateur du langage et dans une fascination pour le poiein : nommer les animaux (non plus l’animal, mais bien les animaux, tous les animaux), pour Anne Simon, c’est célébrer la diversité du vivant, rendre justice à la multiplicité des espèces et repeupler le monde. Face à la sixième extinction de masse, on se demandera peut-être ce que peuvent les mots. Croire en la puissance performative du langage, quand le monde disparaît, semblera dérisoire à certains, et la zoopoétique ainsi comprise semblera sourde à l’urgence écologique et aux appels d’une planète exsangue. Pour Anne Simon cependant, les nouvelles manières de dire engagent de nouvelles manières de vivre, « de nouvelles formes d’influences et d’actions » (p. 47), si bien que la zoopoétique lui apparaît comme une zoopolitique. Au nouveau Déluge qui s’annonce, la littérature s’offre comme une arche nouvelle – un refuge, un havre, un paradis, perdu ou retrouvé.

Une autre histoire de la littérature, une contre-histoire de l’Oxydent

12Voir en la littérature une arche ne revient pas à y voir un sanctuaire ou un musée. L’arche de la littérature, comme l’arche de Noé, est vivante. La zoopoétique défend ainsi une certaine idée de la littérature comme accueil et garde en mémoire la merveilleuse polysémie du mot téva, à la fois l’arche et le mot. L’injonction divine adressée à Noé, « Construis-toi une arche », s’entend alors dans cet autre sens, « Construis-toi un mot », et cette intuition profonde que le mot est arche est au fondement de l’interrogation zoopoétique d’Anne Simon.

13Concevoir la littérature comme une arche, c’est en conséquence se défaire de l’idée de corpus, pour s’autoriser à vagabonder, en tant que zoopoéticienne, à sillonner dans toute la bibliothèque, en toutes les langues. Si les premiers travaux des études animales s’appuyaient principalement sur un corpus animaliste, Une Bête entre les lignes étonne par l’ampleur de son corpus et par la présence d’auteurs apparemment peu soucieux des animaux. Anne Simon fait le choix de ne pas se cantonner à une littérature mettant en scène les bêtes au premier plan ou interrogeant explicitement la question animale, à la littérature animaliste, aux romans à thèse (ceux de J. M. Coetzee par exemple) ou aux récits d’alerte, pour aller chercher les animaux chez les auteurs et dans les ouvrages où on les attendait un peu moins. Chez Proust, par exemple, que l’on ne s’imaginait peut-être pas croiser en premier chef dans un essai de zoopoétique.

14L’œuvre proustienne est pourtant traversée de références à la zoologie et peuplée d’êtres « amphibies », monstrueux, sans cesse sur le point de se métamorphoser en bêtes – hommes-insectes, femmes-baleines10… Le travail d’Anne Simon nous fait prendre conscience de l’incroyable diversité de la présence animale dans une œuvre que l’on croyait si humainement mondain. En outre, le déplacement de l’attention caractéristique de la zoopoétique permet de réévaluer certains aspects de la poétique proustienne et de mettre en évidence un art poétique définitivement fondé sur le sensible. Par exemple, si l’on considère traditionnellement que la comparaison accuse la différence ontologique entre hommes et bêtes, là où la métaphore la résorberait, Anne Simon montre qu’elle ne cesse au contraire de signaler le naturel en l’homme. Dans l’exacte continuité de l’« Avant-propos » de 1842, où Balzac expliquait que toute l’idée de La Comédie humaine lui était venue « d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité11 », Proust nous rappelle continuellement, au cœur d’une sociabilité pourtant si raffinée, que « la permanence asociologique de la nature humaine œuvre sous des différences de surface entre individus appartenant à des classes distinctes » (p. 144).

15(Re)lire les œuvres avec la lorgnette zoopoétique nous rappelle ainsi que l’animalité sourd dans les romans les plus humains et que l’Occident européen est traversé de pratiques d’écriture beaucoup moins dualistes et « naturalistes12 » que l’on pourrait le croire. Reparcourir les bibliothèques en y suivant la piste animale permet ainsi de raviver une tradition continuiste, vitaliste, sinon même animiste, de Saint-François d’Assise à Montaigne et de Michelet à Giono, renouant ainsi avec un Occident qui, selon le mot d’Anne Simon, ne serait pas « oxydé » (p. 49). Contre un courant majoritaire, qui postule une séparation radicale entre hommes et bêtes, appelé ici Oxydent13, le glanage zoopoétique permet de renouer avec une tradition qui fait une place aux animaux dans son alphabet, dans sa pensée, dans sa conception de la communauté.

16L’analyse stylistique, narratologique et phénoménologique, dont se nourrit la zoopoétique, révèle dans le détail du texte l’importance donnée à la singularité animale et le renversement à l’œuvre des structures de pensée dualistes, minées de l’intérieur par le devenir-sujet des animaux. De Palafox à Moby Dick, de Giono à Genevoix, les micro-lectures dont cet essai est tissé nous montrent comme les bêtes ont conduit les écrivains à réinventer les structures narratives, faisant sans cesse dévier le récit et mettant à mal toute velléité « de rectitude narrative » (p. 82). Par la présence animale, la trame du récit est sans cesse bousculée, car l’écriture doit « prendre en charge ce que l’autre fait à la narration » (p.82). D’une certaine manière, on pourrait avancer qu’il en est de même de toute narration, toujours modelée par la vie du personnage dont elle fait le récit. Mais les animaux, dans ce prétendu silence14 auquel nous les réduisons, et dans le « sombre mystère15 » qui les caractérise, impriment une part plus grande d’imprévu, de surprise et d’étrangeté.

17Soucieuse de ces formes singulières d’imprévu, la zoopoétique étudiera tout autant les styles forgés par les hommes pour dire les bêtes que les styles des animaux eux-mêmes, auxquels elle postule une poétique propre. Ce retournement des catégories inscrit pleinement la zoopoétique dans le champ des sciences humaines et rejoint notamment les récents travaux de Marielle Macé sur ce qu’elle nomme une « stylistique du vivre16 », de même que les recherches en zoosémiotique qui s’intéressent aux manières animales de faire sens. Elle s’inscrit également dans une tradition éthologique minoritaire, dessinée par Adolf Portman17, dont les travaux ont révélé un souci du paraître et de la présentation de soi chez les animaux non-humains. La zoopoétique, pour autant, n’est pas l’éthologie : elle ne fait le choix ni des animaux réels ni des animaux littéraires et se situe peut-être dans le dépassement de cette séparation, dans l’affirmation d’un entrelacs entre réel et imaginaire. Cessant de jouer une ontologie contre une autre, elle est tout à la fois convaincue de la vitalité des animaux qui peuplent nos arches de papier et de la « texture imaginaire du réel18 », pour reprendre une belle formule de Merleau-Ponty. « Animaux fabuleux, animaux réels », conclut Anne Simon : « on perdra les premiers si on perd les seconds, on perdra les seconds si on perd les premiers... » (p. 361).