Les universitaires aussi, rêvent
1Les personnages rêvent aussi pratique avec bonheur — de lecture et d’écriture, car on n’imagine pas Françoise Lavocat ne prenant pas un vif plaisir à l’exercice — l’hybridation. Toute fiction étant, selon l’autrice, constitutivement hybride, Fr. Lavocat en fait la démonstration pratique, ajoute des éléments théoriques à des éléments référentiels, historiques, allégoriques, légendaires, mythiques1, et compose un objet marqué au sceau de l’hétérogénéité : mi-théorie littéraire, mi-fiction, il s’agit d’un « conte philosophique », un « essai en forme de fiction », une « fiction théorique » où dialoguent et circulent des créatures imaginaires elles-mêmes issues d’univers très hétéroclites. Dans l’espace quasi insulaire d’une planète imaginaire, ces personnages coulent une retraite moins tranquille qu’inquiète en raison d’une « loi cognitive et cosmique » qui les lie aux humains : ils ne vivent qu’à la condition qu’on pense à eux — ne serait-ce qu’en rêve. Les oublie-t-on, ils s’effacent. Aussi cherchent-ils à demeurer dans les mémoires humaines par tous les moyens, dussent-ils se réinventer, se moderniser au risque de perdre leur identité, voire entrer en contact avec les humains en franchissant le mur de la fiction. Vertige d’une fiction transfictionnelle qui ouvre en son miroir une infinité de joyeux mondes possibles et de réflexions spéculatives ! Car cette entreprise soulevant des problèmes théoriques, logiques, déontologiques, tous ces personnages en débattent abondamment — c’est même leur principale action : parler de la fiction en tant que personnages de fiction. Cervantès, un auteur phare du livre, a écrit le Colloque des chiens ; on pourrait dire que Fr. Lavocat livre ici un Colloque des personnages, au cours duquel sont ainsi abordées les principales questions qui traversent depuis quelques décennies les théories de la fiction : le personnage, la théorie des mondes possibles, l’ontologie propre à la fiction, l’auteur, la porosité des frontières entre la fiction et le réel, la valeur de vérité des fictions…
2À noter à la fin du livre, la présence d’un appareil critique qui signe, le conte étant fini, le triomphe de la théorie : un making of qui explicite quelques références du texte ; un Index des personnes réelles citées ; un répertoire des personnages et des lieux fictionnels et le résumé de La Rose pourpre du Caire qui fournit Cecilia, l’un des principaux personnages du récit de Fr. Lavocat et offre à son analyse un exemple privilégié de métalepse.
Un conte
3Les personnages rêvent aussi s’apparente à un conte, récit hors lieu, hors temps, hors vraisemblance ordinaire, dans la lignée des contes philosophiques du xviiie siècle, et notamment Candide, cité dans le texte.
4Le cadre en est posé dès le début, et on serait tentée de le décrire : c’était à Shadavar, faubourg de Fiction... Sauf que la ville doit son nom à une licorne du folklore perse et que la planète Fiction s’inspire du roman du prêtre jésuite Guillaume Hyacinthe Bougeant, Voyage merveilleux du prince Fan-Férédin dans la Romancie, paru en 1735 (réédité en 1992) : un prêtre, voulant montrer l’inanité des romans et la vanité des mondes imaginaires et oniriques, y fait voyager au pays des romans, un amoureux des livres, nommé Fan-Férédin, un prince que l’on retrouve en figure principale du récit de Fr. Lavocat, dans une fonction évidemment détournée2. Sur cette planète Fiction, le temps, indécis, « par un bel après-midi de printemps, autrefois, il y a bien longtemps », tisse le très ancien à l’extrême contemporain et l’on ne s’étonne pas que Circé croise M. Pickwick ou Daenérys, personnage de Game of Thrones, ni que Sherlock Holmes apparaisse en hacker. Une fois admise l’invraisemblance proprement merveilleuse de la situation initiale, l’univers mis en place suit sa logique propre, celle d’une hybridité entre ici et ailleurs, naguère et maintenant et le conte se mâtine de ce qu’il faut de science-fiction pour la fabrication de machines aussi extraordinaires qu’un « chiméramètre » (ou machine à établir une note de fictionnalité), un « réflecteur d’ondes lectorales », ou encore un « synthétiseur » des différentes versions d’un même personnage3. Quant au temps de la narration elle-même, il ne se décompte pas en siècles, années ni jours, mais en travées, volumes, chapitres, pages, scènes, selon un système bibliocentré qui ne nous laisse pas oublier que nous sommes dans un livre sur les livres.
5L’histoire que nous raconte ce récit est, elle aussi, plurielle. Nous avons là une quête en bonne et due forme, et même une romance sentimentale : le prince Fan-Férédin conquerra-t-il sa princesse-dulcinée Cécilia, héroïne de La Rose pourpre du Caire ? Pas question ici de spoiler la fin : vous le saurez en lisant le texte jusqu’à la dernière page (la question de savoir s’ils se marieront et auront de beaux enfants apparait même en filigrane, la reproduction des personnages soulevant un problème ontologique de première classe). Vous découvrirez aussi, dans le rôle de l’opposant, le producteur Raoul Hirsch, qui a kidnappé la belle, et qui, lui, désire libérer les personnages grâce à l’autopoïèse, ou capacité à se régénérer soi-même, sans avoir besoin d’être lu ni regardé par les humains. Et vous découvrirez de même le rôle joué sur terre par l’infâme Herman Sororis, dont l’objectif est encore tout autre puisqu’il n’a rien moins que l’outrecuidance aux yeux de certains personnages d’actualiser les grands Opéras classiques – par exemple en métamorphosant les deux fiancées de Cosi Fan Tutte en restauratrices de tableaux qui tombent amoureuses des deux hommes peints sur lesquels elles travaillent.
6Quant à l’objectif principal de ce conte, il semble moins relever de l’enseignement, maxime explicite ou morale infuse, que de l’amour : comme Fr. Lavocat le précise en son avant-dire : « la vocation de ce conte philosophique est de rappeler et de raviver l’existence du plus grand nombre possible de créatures fictives dans un imaginaire en partie partagé. » Fr. Lavocat aime formidablement les personnages de fiction, elle se régale à les bousculer et à les recontextualiser tout en jouant de leurs caractéristiques principales, et telle est bien la leçon principale à retenir de cette lecture : aimez les fictions comme « nous les adorons» 4 ! Prenez plaisir à (re)découvrir des personnages sortis des mythologies japonaise, grecque, zouloue, ou hindoue ! des créatures fantastiques issues du folklore ou de la fantasy, Djinns, Argonians à têtes de reptile, Amikiris entre homard et oiseau, zoras ou Kobolds ! des personnages de films, ceux de Woody Allen au premier chef, ou Matrix, ou Star Wars…, et d’autres issus de romans de tous styles, de différentes époques depuis l’incontournable Don Quichotte de Cervantès jusqu’au Barthes personnage d’un roman de Binet, et de plusieurs pays, France, pays anglo-saxons et asiatiques principalement : théoricienne de la littérature, l’autrice est aussi une comparatiste érudite ! Ève et Adam de la Genèse y côtoient des Héros de L’Iliade et les Belles endormies de Perrault comme des personnages des mangas de Eiichiro Oda ou Arakawa, des héros de séries télévisées comme Colombo ou Game of thrones, ou encore des jeux vidéo, Starcraft, Final fantasy par exemple, sans oublier Tintin, Bécassine et autres héros de bande dessinée.
7Si Les personnages rêvent aussi raconte une histoire pour le plaisir de mettre en scène et à l’honneur les personnages de fiction, le livre illustre surtout par l’exemple des théories littéraires en question depuis une trentaine d’années : personnages princiers et intrigues de cour s’y font l’écho de cours sur des aspects de la fiction que nous allons recenser autour de quelques thématiques récurrentes.
Une métafiction ou de la théorie en forme de fiction
8Fr. Lavocat a déjà apporté dans ses livres antérieurs bien des réponses savantes et argumentées aux questions théoriques qu’elle aborde ici sous une forme narrative ou dialoguée. Mais alors que dans ses essais, elle défend son point de vue sur la nécessité de clarifier le brouillage actuel entre « fait et fiction », sur le monde fictionnel comme « monde possible » sous certaines conditions et sur la question du personnage, ici, elle expose les différentes réponses envisageables en les répartissant entre ses personnages. Quelques intrusions d’auteur (d’autrice) nous font deviner où va sa préférence, mais l’ensemble évoque bien un Colloque des personnages : non seulement ces derniers parlent ensemble, mais ils défendent des points de vue différents, voire contraires, sur les sujets abordés comme au sein d’un colloque universitaire. Tout l’art et l’érudition de Fr. Lavocat consistant à faire incarner telle position théorique par tel personnage en fonction du caractère ou des attributs de ce dernier. Par exemple, c’est Lady Macbeth qui défend l’idée selon laquelle la version romanesque d’un personnage réel est bien une fiction – le personnage de Shakespeare, ayant été inspiré par la femme d’un roi écossais (1005-1057) dans les Chroniques d’Holinshed (1577) prêche ici pour sa chapelle. En revanche, Corto Maltese, lui, soutient que le monde est historique et magique – ce qui fait l’ambiance si particulièrement envoûtante des albums de Pratt – et qu’il faut donc abolir toute frontière. Et c’est à Han Solo, l’aventurier cent pour cent fictif de Star Wars, qu’il revient de défendre logiquement la troisième position : seuls les personnages fictifs peuvent appartenir à la fiction.
Quels sont les critères d’une définition ontologique du personnage ?
9Pour débattre concrètement de cette délicate question, Fr. Lavocat crée un « jury ontologique », seul à même d’établir des critères de fictionnalité – car n’entre pas qui veut dans cette planète. C’est l’occasion pour Fr. Lavocat de rappeler quelques éléments d’une histoire littéraire qui a vu apparaître à la fin du xvie siècle puis évoluer la distinction entre le fictif et le réel. Auparavant, l’indistinction était de mise et la question de la nature exacte des figures offertes à l’admiration, la peur, l’édification, l’amour, la jalousie du public, ne se posait guère. Héros historiques, entités sacrées, personnages fictifs : même combat, jusqu’à l’instauration des « cours métaphysiques » au xviie siècle. Puis la notion de personnage de fiction s’est faite de plus en plus exclusive, jusqu’aux années 1980 et la prise en compte à la faveur des développements de l’autofiction, d’un critère d’autoréflexivité, ou fictionnalisation de soi — en relation avec les travaux de Genette sur la métalepse5. Ce qui, dans le conte, se traduit par l’existence d’un groupe de pression, les Métaleptiques, « personnages influents et très revendicatifs ».
10Depuis cette période, autofictions, docufictions, écriture d’enquête et d’investigation, non-fictions narratives, n’ont cessé de faire baisser le niveau de fictionnalité. Fr. Lavocat met donc à la disposition de son jury ontologique, une machine, le chiméramètre, inventée pour affecter les nouveaux arrivants à la Planète Fiction d’un coefficient de fictionnalité de nature à les laisser entrer (le seuil est variable selon les époques) ou les refouler. Il suffit pour cela de faire entrer dans la machine un certain nombre de critères de fictionnalité : les éléments associés à l’œuvre (« récit », « roman » en couverture) ; la réception de l’œuvre ; l’avis du personnage lui-même.
11Sous le comique de cette situation et de cette invention, sourd la question sérieuse et toujours posée : « qu’est-ce qu’un personnage fictionnel » ? Les personnages dont les vies sont des versions romanesques de personnes réelles ou prétendues telles sont-ils fictifs ? Où faire figurer les avatars de Napoléon (Balzac, Hugo, Tolstoï) ou de Mahomet (Voltaire, Rushdie) ? Faut-il appeler fiction toute la variété ontologique du monde ? Faut-il élargir les définitions (au risque d’un panfictionnalisme que l’autrice réprouve), ou veiller au contraire à la pureté ontologique du personnage de fiction ? Mais qu’en est-il alors des allégories ? Ou des contrefactuels, ces personnages décrivant ce qu’aurait été le monde si…Toutes questions déjà envisagées par Fr. Lavocat dans La Théorie littéraire du monde possible (CNRS éd., 2010) et dans Fait et fiction (Seuil, 2012), mais qu’il est piquant de retrouver ici, puisqu’il ne revient pas à des théoriciens de juger de la nature de la réalité des personnages fictifs, mais à des personnages fictifs d’argumenter la validité des théories réelles.
12La question de la fictionnalité du personnage déborde donc très largement du champ littéraire. On se souvient par exemple de Jan Karski, de Yannick Haenel, qui est de nouveau cité ici et qui avait fait polémique à sa sortie, l’auteur ayant fait tenir par son résistant polonais fictif des propos que l’homme réel n’avait jamais et n’aurait jamais pu tenir : chez Fr. Lavocat, le « jury ontologique », présidé par Corto Maltese, le range parmi les personnages historiques. Sans doute la position de Fr. Lavocat suit-elle la voie de la sagesse ouverte par M. Pickwick, qui préside aux destinées de la planète Fiction : personnages historiques et allégoriques sont fictionnels s’ils sont « associés à des histoires, et que celles-ci soient sensiblement différentes des situations … réellement advenues ».
13Dans ces débats autour du personnage, chacun témoigne de sa propre expérience (ainsi du personnage de Matrix qui voit dans le personnage fictionnel quelqu’un qui vit dans une matrice, sans corps réel et qui ne peut se réveiller) : c’est toute la singularité de cet ouvrage par rapport aux essais précédents de l’autrice, d’apporter une sorte de preuve par l’exemple en incarnant ainsi ses questions. La définition du personnage fictionnel qui est proposée en fait ainsi successivement : « une entité imaginaire anthropomorphe entourée d’un halo de magie » ; « un mutant » qui traverse le siècle en changeant d’apparence, de matière, de sens, d’usage, de langue, parfois de genre (comme Shéhérazade) ; une entité trouée de vide, un être incomplet (on ne sait jamais tout de lui).
L’œuvre littéraire est-elle un monde possible ?
14Là encore, les différentes réponses apportées par les théoriciens à la question de la fiction comme monde possible sont incarnées par des groupes de personnages qui se servent d’une machine.
15Deux principaux « partis politiques » se partagent alternativement le pouvoir sur la planète Fiction. Les Russelliens soutiennent la thèse inspirée de Bertrand Russell de la « description définie ». L’ensemble des propriétés d’un personnage vient à l’appui de son nom pour le construire identitairement. Leur chef de file est Don Juan : ses différentes versions font partie de sa famille, mais ne sont pas identiques à lui.
16Les Kripkéens, adeptes du logicien Kripke, affirment le lien indéfectible entre le nom et l’entité d’origine. Il n’y a qu’un Don Quichotte, n’en déplaise à Cervantès lui-même. Ses avatars sont toujours le même Don Quichotte, « qui vit des vies alternatives dans d’autres mondes possibles ». Le groupe est conduit par Thrusday Next, personnage créé par Jasper Fforde qui, dans chaque volume, la fait entrer (métaleptiquement), dans les romans des autres.
17Un troisième parti jugé « heureusement plus minoritaire » et un peu fou par une autre intrusion d’autrice réunit les adeptes de David Lewis autour du postulat selon lequel « il n’y a qu’une seule façon d’exister », donc « aucune différence ontologique entre les planètes » Terre et Fiction.
18La résolution narrative et ludique du problème théorique posé par ces différentes thèses – comment définir un personnage, quelles limites lui attribuer, comment éviter une prolifération de personnages de même nom…se fait par l’invention amusée d’une machine, le « Synthétiseur de versions », qui met en évidence telle ou telle facette d’un personnage qui est, de nature, fondamentalement kaléidoscopique. Shéhérazade, transgenre, transmédiale, transéthnique, s’en amuse.
19Dira-t-on que Les personnages rêvent aussi est un monde possible ? Certainement pas au sens étroit où le livre proposerait une « alternative crédible du monde », selon la définition de Pavel6, comme l’a fait La Comédie humaine du monde réel du xixe siècle en France — si l’on veut réduire une œuvre à une mimesis. Mais au sens où le livre est peuplé de personnages transfictionnels, dont Fr. Lavocat stipule qu’ils existent bel et bien sur la planète Fiction. On ne sait pas grand-chose de leur quotidien, s’ils vivent comme nous sur Terre, s’ils mangent et quoi, s’ils dorment et combien d’heures, sur des lits ou des paillasses, s’ils fondent ou non des familles, conformément à la fois aux traditions du conte philosophique et aux impératifs de cet ouvrage, qui nous les fait exister à la seule hauteur des questions qu’ils soulèvent et reposent. La seule question qui vaille est la relation entre le monde actuel du texte de Fr. Lavocat — un artefact qui s’expose comme tel — et ses univers de référence, les mondes dans lesquels ses personnages sont initialement apparus. Elle actualise avec autant d’humour que de sérieux, la vie possible de ces êtres de fiction nés ailleurs, en d’autres temps plus ou moins éloignés, sous d’autres plumes, claviers ou caméras, et pour lesquels elle joue à inventer des variantes.
20Prenons l’exemple du personnage principal, Fan-Férédin. Gageons qu’une des raisons du choix de ce prince tient à son nom (comme tout Candide tient dans le nom de ce personnage un peu blanc-bec et toute innocence). À l’ère des fanfictions, quelle heureuse trouvaille que ce prince qui est à l’origine une créature de rêve — non pas au sens où il serait charmant, mais parce que l’on apprend à la fin du Voyage en Romancie sa nature onirique — car « les personnages rêvent aussi », comme nous le rappelle le titre de ce conte. Or, voilà que ce personnage déjà deux fois imaginaire, puisqu’apparu dans le rêve d’un personnage de fiction, acquiert une nouvelle réalité, quelques siècles plus tard, sous la plume de Fr. Lavocat.
21Autre exemple : on sait que l’incomplétude est l’une des caractéristiques des mondes textuels qui les empêcherait d’être définis comme monde possible7. Fr. Lavocat, qui ne juge pas l’objection pertinente, s’en amuse et à la question toujours posée, mais Lady Macbeth a-t-elle ou non un enfant, apporte enfin une réponse (chap. 13, l’un des plus ludiques du livre, où brille tout l’amour de Fr. Lavocat pour les personnages). Pourquoi la Princesse de Clèves n’a-t-elle pas épousé Nemours ? Et d’ailleurs est-on sûr qu’elle ne l’a pas secrètement aimé ? On a retrouvé le journal de sa femme de chambre… Et la femme de Columbo ? Existe-t-elle ? Pas dans la série, certes, mais elle apparaît bien dans un autre monde…
22Fr. Lavocat s’est donc amusée à imaginer un « monde actuel textuel » (M.‑L. Ryan) environné de ses mondes possibles et ses univers de références, certains créés par lui (Sororis, une étudiante de Canberra, Planète Fiction…), d’autres lui préexistant8.
23Tel est le sort des personnages de fiction, de générer des variantes et des artefacts ; il pourrait être enviable si certains, recyclés en films, pièces de théâtre, bandes dessinées, avatars de jeux vidéo, n’étaient caricaturaux, grossiers, appauvris par rapport à leurs modèles — au point que même un « programme d’amélioration » confié aux soins du docteur de la série Urgences, dans l’hôpital de La Montagne magique, ne parvient à les récupérer : c’est tout dire…
Faut-il sacraliser, peut-on actualiser les œuvres du passé ? Qu’est-ce qu’interpréter ?
24Ce sont des questions liées à la précédente. Fan-Férédin en débat avec Cécilia et Jill Pollard, une étudiante cultivée de Woody Allen, ailleurs avec Circé, deux Sancho(s) et un personnage de manga. Tous constatent que la religion du livre se termine. La littérature doit désormais se préoccuper du lecteur, le concerner, le dorloter, voire le réparer (A. Gefen). « Tout le mal vient de l’importance que l’on a donnée au lecteur », constate amèrement Jill. C’est pour lui qu’on modernise des œuvres, sous sa pression que l’on change la fin de Carmen ou les personnages de Cosi Von Tutti, pour les « remodeler à notre image ». Fr. Lavocat semble adopter un point de vue conciliateur contre à la fois une certaine arrogance qui transformerait aveuglément les œuvres passées, sans chercher à les comprendre « dans leur éloignement », voire qui les censure quand elles ne correspondent pas au politiquement correct de l’actualité ou ne confirment pas les valeurs dominantes. Le baiser donné à son insu à la Belle au Bois dormant gêne aujourd’hui ? Grimm a déjà transformé Perrault qui avait déjà transformé le conte qu’il connaissait — comme, en 1770, une version de Roméo et Juliette les mariait à la fin. Toute fiction laisse des blancs et n’est-elle pas à l’image de Circé, une magicienne experte en métamorphoses ?
L’auteur est mort, vive le lecteur : mais l’auteur est-il vraiment mort ?
25Les années 1970, structuralistes, « époque enivrée de théorie », avaient dissocié le texte de son auteur, réservant au premier le droit à faire sens, et refoulant le deuxième derrière toute une panoplie de narrateurs. Tous les débats, qui reviennent actuellement, mais qu’on a déjà connus sous la forme d’une interrogation portant sur la nécessité de censurer les œuvres des auteurs accusés d’atteinte à la moralité (Allen, Polanski, mais aussi Genet antisémite ou Céline), qui sont ici rappelés, ont au moins le mérite, selon Fan-Férédin, de signifier le retour des auteurs.
Faut-il abolir la frontière entre « Fait & fiction » – ou les dangers de la métalepse ?
26Cette question qui a nourri en 2016 l’essai de Fr. Lavocat est ainsi au cœur de ce conte, qui s’achève d’ailleurs, avec le procès des métaleptiques, sur les mots « frontière entre réalité et fiction ». Elle trouve son incarnation narrative en la personne de Herman Sororis — personnage inventé. Ce metteur en scène qui actualise les opéras classiques, fomente en effet, sur Terre, le projet de s’en prendre aux personnages de Turandot. Ceux-ci et quelques autres s’émeuvent d’une telle influence des humains. Sont ainsi envoyés sur Terre, pour une mission punitive, trois personnages. Mais le voyage d’un personnage dans le réel (figure de la métalepse) n’est pas chose facile : il faut pour cela renvoyer sur Terre les ondes utilisées par les lecteurs, ce qui est justement au principe de la troisième drôle de machine inventée par Fr. Lavocat : le « réflecteur d’ondes lectorales ». Et il n’est pas non plus sans risque : œuvrant lui aussi à la libération des personnages, leur complice, Hirsch, utilise de son côté le synthétiseur de versions, pour modifier à titre expérimental Cecilia – on pense aux modifications génétiques, au clonage, et autres manipulations en cours sur la Terre. Les dangers cognitifs, conceptuels, politiques, que Fr. Lavocat dénonce ailleurs dans le brouillage entre la réalité et la fiction sont traduits ici par la menace qui pèse, côté humains, sur Sororis ou sur ces jeunes dont les yeux ne cessent de s’arrondir sous l’influence des mangas, par exemple, et côté personnages, par la mise à mort, certes collatérale, mais tout de même, elle meurt, de Ste Anne Célestine, et par la dénaturation de Cécilia, devenue méconnaissable. (S’en sortira-t-elle ? sur ce point, le monde de Fr. Lavocat n’est pas incomplet et propose un dénouement…).
27Est-ce à dire que personne, ni dans le monde réel ni dans les mondes imaginaires, ne peut gagner au franchissement de la frontière qui les sépare ? Les personnages de ce conte veulent se libérer des humains… mais qu’en est-il de l’inverse ? À l’ère des cosplays, des comptes créés pour leurs personnages favoris par des jeunes inscrits sur les réseaux sociaux, des jeux de rôles en costumes de fictions, pour n’envisager que ce type d’influence, devrions-nous à notre tour, nous libérer de l’emprise des personnages sur nous ?
28Après avoir distingué la fiction du mensonge (Micha Defonseca), de la supercherie (Marc Ronceraille) ou de la fake news qui ont en commun de chercher à faire croire quelque chose, et débattu par personnages interposés (dont Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, personnage fictif, mais présentée comme réelle à l’époque, et d’ailleurs inspirée d’une vraie femme) de l’influence comparée des faits réels et des récits fictifs sur les humains, Fr. Lavocat propose une voie conciliatrice, qui invite à « ne pas fermer la porte à la nouveauté, la modernité, l’audace, l’invention », sous condition d’une certaine vigilance intellectuelle.
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29Françoise Lavocat s’amuse, dans ce texte jubilatoire et foisonnant, à pratiquer et jouer d’un brouillage qu’au plan théorique, elle a combattu au nom d’un « différentialisme modéré »9 entre fait et fiction. Texte hybride à tous niveaux, où les questions théoriques les plus sérieuses s’incarnent avec humour, Les personnages rêvent aussi témoigne à sa façon de la nécessité et de la richesse de la réflexion sur les relations entre le réel et l’imaginaire. Non seulement pour mieux comprendre et analyser les textes, en sculptant de nouveaux outils (comme ceux que la sémantique des mondes possibles ou les neurosciences mettent à disposition), mais aussi pour mieux comprendre notre monde, mieux y vivre, et mieux y créer, joyeusement libre.