Les nuances de la chair : interroger le genre au prisme des plaisirs
1« On s’apercevra peut‑être un jour que c’est là mon meilleur livre », déclarait Colette au sujet du Pur et l’impur. Flavie Fouchard, grâce à sa monographie Colette aux frontières des genres. Relire Le Pur et l’impur, contribue à la redécouverte souhaitée par l’autrice de ce petit ouvrage méconnu et étrange. La chercheuse perce quelques‑uns de ses mystères et révèle ses beautés, par une relecture extrêmement attentive qui remet en lumière cette œuvre souvent ignorée. Colette en publie une première version en 1932, intitulée Ces plaisirs… Ce titre initial dissimule l’ambition de l’ouvrage, qui se donne au lecteur vigilant comme une petite somme, condensant dans une centaine de pages a priori hétérogènes la réflexion sur la sexualité que l’écrivaine poursuit dans toute son œuvre. En 1941, lorsque Colette change le titre pour Le Pur et l’impur, elle souligne ce choix au seuil de l’ouvrage. Le nouveau titre confère une dimension métaphysique à ce qui pouvait passer pour une collection inachevée de textes émoustillants. Il compile en effet des textes antérieurs, retravaillés pour leur réunion, dont le point commun n’est véritablement explicité que dans les titres successifs : tous présentent à leur manière une réflexion sur le plaisir sensuel, et questionnent ce que la norme appelle « impureté », autrement dit la transgression érotique. Ce livre sur la diversité des plaisirs s’applique à inventer une forme pour saisir l’insaisissable, maniant à la perfection l’art du portrait et de la notation à première lecture anodine. Selon une logique qui semble mnémonique, le lecteur déambule à travers l’histoire de Charlotte, qui feint la jouissance, l’évocation de la poétesse Renée Vivien, ou encore une réflexion sur l’homosexualité dans l’œuvre de Proust. L’ouvrage se donne comme résolument marginal, dans son fond comme dans sa forme, modelant son esthétique sur son éthique de la transgression, et se livrant comme un texte contradictoire et composite.
2Flavie Fouchard s’empare de cette œuvre complexe pour en livrer une analyse minutieuse et rigoureuse, tout en rétablissant un fructueux dialogue avec les autres œuvres de l’autrice. Elle parvient ainsi à révéler « une autre Colette » (p. 13), figure complexe qui ne se résume ni à la dame à chats retirée à la campagne, et autrice pour dictées, qu’on a voulu en faire jusqu’aux années 1970, ni à la « militante » (p. 281) féministe simplifiée dans certaines lectures à tendance hagiographique. Flavie Fouchard nous apprend dans son étude comment Colette a su construire « une figure de narratrice apte à aborder le thème du plaisir sous plusieurs angles » (p. 18), s’éloignant de tout figement dogmatique par son « refus de l’argumentation linéaire » (p. 18), et ainsi mettant au jour la complexité de la dichotomie masculin / féminin, dans toute la richesse de ses contradictions, à travers un texte qui emprunte son hybridité aux questions qu’il aborde. L’ouvrage met en lumière la manière dont Colette s’inscrit aux frontières des genres, interrogeant le sens des sens pour bouleverser le regard des lecteurs. Flavie Fouchard redonne sa valeur à ce livre que d’aucuns ont négligé comme un essai léger sur le plaisir ; elle nous montre qu’il réfléchit au couple masculin‑féminin, et à nos sexualités, avec un art de la nuance qui est parfois d’une étonnante modernité.
L’autrice en quête du sens des sens
3F. Fouchard débute son ouvrage par un parcours à travers l’œuvre de Colette antérieure au Pur et l’impur. Le petit livre n’est pas l’hapax qu’il paraît au premier abord : elle le réinscrit dans la quête sur le sens des sens que mène Colette d’un ouvrage l’autre, méditant sans relâche sur les liens entre normes et sexualité. F. Fouchard réussit ainsi à « réintégrer ce texte dans la continuité d’une œuvre » (p. 21) qui traite de l’amour et des plaisirs, d’abord en les mettant en intrigue dans les romans. Ce chapitre est essentiel, et jette des ponts bienvenus entre Le Pur et l’impur et les romans antérieurs. Il aurait toutefois gagné à creuser davantage ces parallèles, et à confronter plus explicitement le texte du Pur et l’impur au reste de l’œuvre, dans les analyses duquel on perd parfois de vue notre recueil. Le chapitre suivant se recentre sur Le Pur et l’impur, afin de montrer comment l’autrice y réaffirme son identité en se mettant en scène de manière subtile, mais assurée. Colette opèrerait une « rénovation du point de vue » (p. 76) du lecteur, réécrivant des figures topiques telles que Don Juan ou la femme fatale, et les mettant à distance avec ironie. Elle utilise l’humour pour bouleverser les préjugés sur la sexualité, et le jeu pour faire trembler le cliché, le tout par l’intermédiaire d’une prose exigeante, qui demande au lecteur un effort de compréhension.
4F. Fouchard détaille ensuite les façons dont Colette mène cette enquête sur les sexualités comme une démonstration ambiguë, où elle met en scène ses propres interrogations sans chercher à apporter de réponses définitives. Ce refus du péremptoire s’exprime dans l’espace réservé à la parole de l’autre, dans de nombreux dialogues qui manifestent un désir de confronter les points de vue sans surplomb dogmatique. La narratrice se présente comme un être à la lisière des genres, « détentrice d’une identité mixte où le masculin et le féminin se complètent » (p. 102). Cette posture à la frontière du masculin et du féminin permet d’apporter des réponses plurielles aux deux problèmes soulevés par le recueil d’après F. Fouchard : l’entente entre hommes et femmes et la nature du plaisir. Colette progresse, nous dit F. Fouchard, par échos et répétitions. Elle suit le modèle de la déambulation, et élabore une « technique de mise en parallèle‑opposition pour organiser sa démonstration » (p. 136). C’est au lecteur de conclure en opérant lui‑même les rapprochements entre des discours à première vue épars.
5Colette, explique F. Fouchard, s’applique à déconstruire l’image voluptueusement infernale des lesbiennes dans les imaginaires de son temps. Elle est en cela fidèle au souhait de sa Vagabonde, qui regrettait déjà en 1910 le voyeurisme complaisant avec lequel le point de vue masculin envisage trop souvent les amours féminines :
Deux femmes enlacées ne seront jamais pour lui qu’un groupe polisson, et non l’image mélancolique et touchante de deux faiblesses, peut‑être réfugiées aux bras l’une de l’autre pour y dormir, y pleurer, fuir l’homme souvent méchant, et goûter, mieux que tout plaisir, l’amer bonheur de se sentir pareilles, infimes, oubliées1…
6Inversant la perspective, Le Pur et l’impur cherche, selon le très joli sous‑titre de F. Fouchard, à « regarder Sodome avec des ‘yeux de femme’ » (p. 168). Si l’on aurait apprécié que l’autrice questionne la notion même de point de vue féminin, guettée par le risque d’essentialisme si l’on ne la contextualise pas plus amplement, ce chapitre creuse toutefois avec justesse le concept d’ « hermaphrodisme mental » cher à Colette, puisqu’il lui permet de se placer intellectuellement à la frontière entre le masculin et le féminin.
Par‑delà les frontières des genres
7F. Fouchard expose ensuite la manière dont Colette fait du plaisir le « domaine de l’inexorable » (p. 181), rapprochant l’extase de la mort, et renouvelant la métaphore de la « petite mort ». L’autrice interroge les discours sur la norme et le plaisir en inventant de nouveaux réseaux symboliques. Elle aboutit non pas à une réélaboration conceptuelle, mais à la création d’images qui exemplifient la complexité du réel, et la donnent à sentir. À travers cette écriture incarnée, qui met au jour les nuances de la chair et relativise l’antithèse pur/impur, elle « montr[e] que les espaces dits normaux possèdent des points de passage avec ceux des marges » (p. 218). Colette déshabille donc le plaisir dans Le Pur et l’impur, et établit que la pureté n’est point où on l’attend. F.Fouchard fait du traitement symbolique de l’espace dans l’œuvre le parangon de cet impératif de franchissement. Le monde des plaisirs dits « impurs » (celui des plaisirs lesbiens par exemple) et l’univers bourgeois qui se considère comme « pur » sont bien plus proches qu’il n’y paraît. « Pur » et « impur » sont intrinsèquement liés ; un sous‑chapitre analyse de manière judicieuse la conjonction de coordination « et » du titre, qui instituerait d’emblée l’importance du mélange chez Colette, par‑delà les contradictions.
8En écrivaine‑acrobate, Colette se joue des paradoxes, et assouplit les dichotomies sans pour autant abolir les distinctions entre masculin et féminin. C’est que l’autrice, révèle la violence que cachent les jeux d’amour, comme le dit F. Fouchard. Sous les plaisirs se dissimulent des enjeux de domination, et la bien nommée possession physique relèverait du rêve de s’approprier autrui. Le plaisir sert de miroir grossissant qui révèle la brutale vérité des relations entre les sexes. Elles ne fonctionneraient que selon un système de dons et contre‑dons ; F. Fouchard resémantise l’expression « commerce charnel » (p. 219). Si Colette maintient la distinction entre principe masculin et principe féminin, elle se penche avec une grande avance sur son temps sur les « fluctuations de l’identité sexuelle » (p. 258) et le « jeu des pénétrations réciproques » (p. 260) qui font chanceler les oppositions par trop binaires.
9Entre le masculin et le féminin se trouve, « au centre [,] l’écrivain qui dévoile » (p. 263). F. Fouchard lit Le Pur et l’impur comme un autoportrait en creux, où Colette se peindrait elle‑même en parlant des autres, selon une technique du voilé‑dévoilé qui a trait à l’érotisme. L’ouvrage souligne dans son dernier chapitre cette dimension érotique de l’œuvre, qui fonctionne avec les mêmes mécanismes que le plaisir qu’elle se propose d’étudier, et mobilise tous les sens du lecteur, faisant de la sensibilité charnelle une voie d’accès aux mystères métaphysiques.
Une monographie qui se confronte aux paradoxes de l’œuvre
10La qualité majeure de l’ouvrage de F. Fouchard est d’être une monographie très précise, qui propose une vision complète et complexe du texte de Colette, réconciliant les approches des « gay studies » et celles, édulcorées, qui font de Colette une inoffensive amie des bêtes. Cette première longue étude consacrée uniquement au Pur et l’impur synthétise fort bien les articles, chapitres d’ouvrages et les notes de la très bonne édition de Pléiade de Jacques Dupont, pour dévoiler le caractère à part de ce petit livre hybride, qui nous fournit des clefs pour ouvrir les portes des romans.
11Autre qualité de cet ouvrage, il accorde une place de choix à la réflexion intellectuelle d’une autrice, loin du soupçon de l’égotisme d’une littérature féminine. F. Fouchard restitue au texte de Colette sa dimension réflexive, faisant de l’écrivaine « une moraliste » (p. 281), dans la lignée de Jacques Dupont. F. Fouchard brosse un portrait de Colette maîtresse de son art, depuis longtemps détachée de l’empire de Willy. Elle met en lumière l’audace d’une femme qui prend la plume au début des années 1930 pour écrire sur le plaisir sexuel, dans une recherche de lucidité qui met bas les masques amoureux.
12F. Fouchard accorde une place de choix à l’humour de Colette, montrant comment l’autrice manie l’ironie comme une arme argumentative. Elle nous livre plus généralement de stimulantes analyses microstructurelles, étudiant avec une grande attention le texte dans ses détails. On retiendra par exemple ses pages sur l’art colettien de l’ellipse érotique, qui s’appuient sur les travaux de Marc Angenot pour interroger la description de l’orgasme comme inénarrable « spectacle de l’aveuglement » (p. 183).
13Autre mérite de Colette aux frontières des genres : le livre se refuse à déguiser la pensée de Colette, et n’hésite pas à exposer des présupposés qui peuvent aujourd’hui sembler obsolètes. Ainsi de sa conception essentialiste du féminin et du masculin, ou de ses considérations datées sur le lesbianisme. F. Fouchard ne cède pas à la facilité de relativiser ces thèses sous une commode rhétorique du paradoxe, et se confronte aux binarités parfois vieillies établies par Colette. Elle ne recule pas non plus devant certaines incohérences du texte, dont elle met au jour l’incessante « alliance des contraires ou des postures contradictoires » (p. 283).
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14Flavie Fouchard relève le défi de relire Le Pur et l’impur comme un ouvrage central dans la réflexion de Colette, qui interroge les genres à travers une réflexion sur le plaisir sexuel.
15L’étude aurait toutefois pu s’enrichir des travaux récents sur le concept même de genre, qu’elle ne définit peut‑être pas assez précisément. Les notions de « masculin » et de « féminin » ne sont elles‑mêmes pas suffisamment creusées, et certains passages tendent à l’essentialisme. Certes, le texte de Colette essentialise lui‑même à de certains moments les dichotomies entre les sexes ; nous aurions apprécié de voir pointé, nommé et déconstruit plus précisément ce phénomène, avec lequel une prise de recul critique nous semble nécessaire. De même, il aurait pu être fructueux de se pencher plus avant sur la notion d’écriture féminine, dans un livre écrit par une femme et qui questionne les genres. L’ouvrage de Kristeva consacré à Colette, intitulé Le Génie féminin2, figure dans la bibliographie ; il aurait permis de poser les termes du problème avec davantage d’acuité. De plus, on aurait pu attendre une féminisation des termes désignant Colette comme artiste, par exemple « autrice » ou « écrivaine », puisque l’Académie française préconise la féminisation des noms de métiers depuis février 2019.
16Le parallèle entre « genre » comme identité sexuelle et comme catégorie de classification dans le champ littéraire est évoqué en conclusion. Il aurait été intéressant de vérifier davantage comment dans ce petit livre inclassable génériquement, l’une des notions permet de jouer avec l’autre, de l’appréhender de manière nouvelle. On pourrait ainsi se pencher plus avant sur la manière dont l’hybridité générique exemplifie la porosité des frontières entre les identités sexuelles, et fournit le modèle d’une pensée qui se défait des normes.
17Si la convocation des travaux critiques est dans l’ensemble très fructueuse, on regrette une tendance à les citer parfois avec un manque de recul ; un dialogue avec certains passages cités aurait été opportun. La confiance accordée à la critique empêche parfois de faire résonner directement la voix de Colette. Des tournures telles que « [Colette] s’en plaint en effet dans sa correspondance comme l’explique Jacques Dupont » (p. 51) éveillent la curiosité du lecteur, qui aurait apprécié de pouvoir lire un passage extrait de ladite correspondance.
18Enfin, un recours plus systématique à l’histoire des imaginaires aurait renforcé une contextualisation bienvenue de la pensée de Colette. L’étude se serait enrichie d’une confrontation avec les différents discours sociaux du temps, notamment médicaux et psychanalytiques ; cette comparaison aurait probablement permis de montrer la modernité de Colette, qui traite du lesbianisme et du plaisir féminin en s’extrayant du discours ambiant sur la perversion sexuelle.
19Si nous saluons les allers et retours très pertinents au sein de l’œuvre de Colette, un parallèle avec davantage de textes littéraires antérieurs et contemporains aurait permis de mieux cerner certains topoï que l’autrice exploite et réécrit, à l’instar des métaphores cynégétiques et guerrières qui s’inscrivent dans une longue tradition littéraire érotique. De même de l’épineux quoiqu’antique problème de l’incompréhension entre les sexes. Une archéologie de ce questionnement aurait permis d’en élucider certains présupposés ; les travaux d’Éléonore Reverzy, consacrés à la mésalliance dans le roman français du second xixe siècle, auraient facilité un ancrage de la réflexion colettienne dans l’histoire littéraire.
20Ces quelques compléments n’ôtent rien à la pertinence de cette étude, où Flavie Fouchard explique les richesses de ce texte complexe et malicieux. L’autrice a su restituer les subtilités facétieuses de cet objet hétérogène et glissant, dont l’ultime volte‑face dit le refus de tout figement du sens et des sens : « Le mot “pur” ne m’a pas découvert son sens intelligible. »
21.