Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Décembre 2019 (volume 20, numéro 10)
titre article
Véronique Samson

Avant la madeleine

Jean‑François Perrin, Poétique romanesque de la mémoire avant Proust, t. I. Éros réminiscent (xviiexviiie siècles), Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », 2017, 333 p., EAN 9782406063230 & Jean‑François Perrin, Poétique romanesque de la mémoire, t. II. De Senancour à Proust (xixe siècle), Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », 2018, 803 p., EAN 9782406079033.

1Vers la fin de l’article qu’il consacre au style de Flaubert, Proust se tourne vers d’autres écrivains du passé pour expliquer sa propre entreprise. Répondant aux critiques qui ne voient en son œuvre qu’un informe recueil de souvenirs, il situe ainsi la fameuse madeleine du début d’À la recherche du temps perdu :

j’avais simplement pour passer d’un plan à un autre plan, usé non d’un fait, mais de ce que j’avais trouvé de plus pur, plus précieux comme jointure, un phénomène de la mémoire. Ouvrez les Mémoires d’outre‑tombe ou Les Filles du feu de Gérard de Nerval. Vous verrez que les deux grands écrivains […] connurent parfaitement ce procédé de brusque transition1.

2Proust n’hésite pas à identifier ses prédécesseurs : le procédé des « ressouvenirs inconscients2 », si inextricablement associé à la poétique de la Recherche, dont il relie les deux bouts, ne lui appartiendrait pas en propre. Loin d’avoir été inventé par l’auteur de Du côté de chez Swann, il aurait tout simplement été « trouvé » sur les rayonnages de la bibliothèque, dans ces livres que Proust nous invite à rouvrir avec lui.

3Ces quelques lignes de l’article sur Flaubert, développées dans Le Temps retrouvé, n’ont pas échappé à la critique. Et pourtant, il semble que leurs implications soient restées lettre morte, alors qu’on continue d’attribuer à Proust l’originalité de la « jointure » mémorielle, ou du moins sa pleine réalisation, réduisant du même coup les innovations de Nerval, de Chateaubriand, et de beaucoup d’autres encore, à de simples préfigurations du petit gâteau trempé dans le thé. C’est cette perspective que Jean‑François Perrin voudrait inverser avec les deux volumes de sa Poétique romanesque de la mémoire avant Proust. La démonstration, disons‑le d’emblée, est tout à fait convaincante. J.‑F. Perrin s’intéresse plus spécifiquement à ce qu’il appelle la scène de mémoire affective. Cette scène aurait, selon lui, une longue histoire, au sein de laquelle il faudrait inscrire les révélations du Temps retrouvé. Cependant, « on s’en tient la plupart du temps à une approche téléologique qui considère la Recherche comme un terminus ad quem, alors qu’il n’y a vraisemblablement pas même de terminus a quo, sauf à remonter aux pleurs d’Ulysse écoutant Demodocos chanter sa propre histoire » (II, p. 9). Si Proust a aimanté vers lui toute une tradition d’arts de la mémoire romanesques, c’est sans doute qu’il en fournit la théorisation la plus complète au sein des pages de la Recherche ; c’est aussi qu’il bénéficie du contexte particulier du tournant du siècle, où la psychologie se constitue comme discipline autonome (l’ouvrage offre d’ailleurs une synthèse utile de ces premiers travaux, dont ceux de Théodule Ribot, qui le premier propose une définition de la « mémoire affective » en 1896). Spécialiste de Rousseau, qui occupe une place privilégiée dans l’ouvrage, J.‑F. Perrin s’emploie donc à rétablir la chronologie, pour mettre en valeur ce dont ont hérité autant Proust que ses contemporains psychologues.

4Précisons qu’il n’est pas question de « plagiat par anticipation » : pour J.‑F. Perrin, le concept de P. Bayard ne fait que reconduire une histoire littéraire trop fortement orientée vers sa destination (II, p. 160). Il s’agit plutôt d’abandonner la linéarité de l’histoire afin de la rendre à ses possibles passés, dans toute leur multiplicité. Comme l’explique J.‑F. Perrin, les actualisations de la scène de mémoire affective ne débouchant pas sur la Recherche sont rendues illisibles par le terminus ad quem qu’est devenu Proust et se trouvent ainsi exclues du grand récit de la mémoire romanesque. L’auteur fait plutôt le pari de demander : quelles voies ont été explorées par les romanciers des siècles antérieurs et, parmi celles‑ci, lesquelles ont été poursuivies par Proust ? « S’ouvr[e] dès lors une problématique plus large où p[eut] apparaître ce que d’autres écrivains modernes ont recueilli au long des anciens sentiers de Mémoire que Proust n’a pas souhaité emprunter. » (II, p. 192)

5L’histoire que raconte J.‑F. Perrin est donc une histoire en chassé‑croisé. L’auteur procède par rapprochements, circulant avec aise dans un corpus énorme, qui totalise 170 œuvres narratives pour le seul xixe siècle. Ce faisant, il rappelle à quel point les romanciers sont avant tout des lecteurs de romans : sont évoqués, entre autres, Rousseau se souvenant de Mme de Lafayette et de L’Astrée au moment de composer les scènes de réminiscence de La Nouvelle Héloïse, et Mme de Staël se souvenant à son tour de Rousseau pendant l’écriture de Corinne. De la même manière, il devient évident que « l’acuité du critique littéraire nourrit chez Proust l’art du romancier » (II, p. 15). Par juxtaposition ou surimpression de scènes de siècles différents, J.‑F. Perrin retrace les voies de l’influence dans ce que celle‑ci a de plus concret. Ces rapprochements opèrent tout autant dans la synchronie, entre des œuvres contemporaines que l’histoire littéraire tient habituellement séparées. La proposition est tout particulièrement intéressante pour le xixe siècle, en ce qu’elle permet de dépasser la catégorisation des modes ou des mouvements pour relier, du point de vue de la technique narrative, les croyances palingénésiques d’un Nerval et l’atavisme mémoriel d’un Zola, par exemple, tous deux « jointures » entre les temps. J.‑F. Perrin délimite ainsi un corpus neuf pour la recherche, où sont intégrées nombre d’œuvres bien connues qu’il invite à relire comme œuvres de mémoire (notamment Le Comte de Monte‑Cristo). La grande réussite de l’ouvrage, son principal apport aux études littéraires, est bien de montrer la permanence d’un procédé, et d’une préoccupation pour le passé, dans l’histoire du roman du xviie siècle à Proust.

Un procédé compositionnel

6L’accumulation des exemples permet à J.‑F. Perrin de formuler dans les premières pages de son ouvrage une hypothèse fondamentale quant à l’art du récit : « comme procédé compositionnel, » écrit‑il, « la conjonction des temps par une scène — ou une série de scènes — de ressouvenir est peut‑être immanente à l’art narratif » (I, p. 11). Mais qu’est‑ce exactement qu’une scène de ressouvenir ? À quels traits la reconnaît‑on ? J.‑F. Perrin la définit comme un moment de reviviscence d’un état affectif, déclenché par une image ou une sensation, où un événement du passé est éprouvé avec l’intensité de sa première occurrence. La scène se décompose en une série d’éléments récurrents, que l’auteur énumère ainsi : « Une cause occasionnelle, identifiée dans un récit comme signe mémoratif, provoque par analepse la surimpression de deux segments narratifs chronologiquement disjoints, métaphore où la conscience réminiscente déchiffre en palimpseste le sens de son destin. » (II, p. 70) La définition s’appuie sur une distinction que J.‑F. Perrin rencontre dans les Confessions de Rousseau, et plus tard encore dans les travaux de la psychologie du xixe siècle, entre la mémoire affective et la mémoire intellectuelle, ou factuelle, simple registre des faits, qui ramène le passé à l’esprit sans le faire revivre.

7C’est à l’identification de ces éléments de définition qu’est dédiée la plus grande partie de la Poétique romanesque de la mémoire avant Proust : les œuvres narratives sont soumises à une grille d’analyse, et il faut dire qu’elles s’y soumettent sans peine, démontrant l’utilité de la grille, même quand elle sert à comprendre ce qui fait défaut dans une scène de ressouvenir. C’est donc un véritable travail de narratologie qu’accomplit cet ouvrage. On aura reconnu dans la citation précédente la terminologie de Genette, dont se revendique J.‑F. Perrin explicitement lorsqu’il précise que la scène de mémoire affective relève de « l’analepse interne homodiégétique » (II, p. 23). Le deuxième volume assume encore davantage l’approche analytique. Il s’organise en effet selon des catégories conceptuelles qui sont autant de variations sur le paradigme posé et perfectionné par Rousseau, paradigme que le xixe siècle aurait vu « croître et se diversifier en plusieurs branches » (II, p. 191). Le premier chapitre présente plus généralement la scène dans le corpus du xixe siècle — la structure de son déroulement, le champ métaphorique qui est associé à la mémoire affective, sa fonction comme péripétie à l’échelle de l’œuvre. Les chapitres suivants couvrent des cas plus précis. À chaque fois, J.‑F. Perrin emprunte aux premiers travaux de psychologie leurs catégories, qui servent donc de cadre aux analyses littéraires : le deuxième chapitre s’intéresse ainsi à la « mémoire intégrée », ou la mémoire totalisante qui peut inclure le souvenir de vies antérieures ; le troisième chapitre aborde le « ressouvenir volontaire », ou les pratiques et supports visant à prévoir la réminiscence ; le quatrième chapitre se penche sur la « mémoire provoquée » chez un personnage par un autre ; le cinquième chapitre, enfin, étudie « la mémoire comme recherche », c’est‑à‑dire la dramatisation de la quête mémorielle du personnage. Ainsi J.‑F. Perrin fait apparaître les usages divers de la mémoire au sein d’une même œuvre, dont l’analyse se trouve le plus souvent dispersée au fil des chapitres, à recomposer en quelque sorte par le lecteur.

8Ce qui intéresse J.‑F. Perrin dans le dispositif de la scène de mémoire affective est, avant tout, sa fonction à l’échelle de l’œuvre. L’ouvrage appréhende donc les scènes dans « leur préparation, leur enchaînement, et finalement leur rôle structurel dans la dynamique des œuvres » (II, p. 11). Plus qu’une péripétie intérieure pour le personnage, la scène serait aussi une ressource essentielle pour le romancier, en ce qu’elle offre une manière de relier des temps éloignés au sein de la fiction. J.‑F. Perrin reprend ainsi (sans beaucoup de développements) l’explication de Proust, qui affirmait dans « À propos du “style” de Flaubert » l’utilité du ressouvenir pour passer d’un « plan » à un autre. La conclusion du deuxième volume revient de façon synthétique sur d’autres usages narratifs du ressouvenir, évoqués au fil des chapitres : en ouverture, pour motiver le récit ou servir d’exposition ; au milieu, pour amener des éléments nécessaires au développement de l’intrigue ; en chute, dans la nouvelle surtout. Plus qu’une simple jointure, la scène peut contribuer à produire du suspens, lorsque la résolution de la quête mémorielle, ou l’identification de l’origine du souvenir, est différée plus ou moins longuement. Comme l’écrit J.‑F. Perrin, l’étude des scènes de mémoire affective donne accès à la structure de l’œuvre entière, car ces scènes sont rarement isolées. Pour cette raison, on se prend parfois à regretter le choix d’offrir peu d’analyses d’œuvres complètes, en bloc, dans la Poétique romanesque de la mémoire avant Proust : celles‑ci auraient sans doute mieux étayé l’hypothèse d’une fonction narrative complexe de la scène (les sections consacrées à La Nouvelle Héloïse, dans le premier volume, et à Fort comme la mort de Maupassant, dans le second, sont tout particulièrement éclairantes).

9Pour J.‑F. Perrin, la mémoire affective assure avant tout l’unité de la composition, et c’est cette fonction narrative qui permet de raccorder le roman de l’Ancien Régime à celui du début du xxe siècle. En ce sens, Ricœur apparaît comme la vraie figure tutélaire de l’entreprise, et la mémoire affective comme l’un des moyens de ce que le philosophe appelait la « concordance » du récit. J.‑F. Perrin affirme avoir voulu compléter les études de Temps et récit (notamment celles du deuxième volume, portant sur Virginia Woolf, Thomas Mann et Proust) en insistant sur la « dimension non linéaire de l’expérience humaine du temps » (II, p. 16), sur la quasi‑simultanéité de la conscience réminiscente, qui ramène le passé dans le présent. Afin de décrire l’effet de la scène de ressouvenir dans le déroulement des œuvres et d’illustrer, du même coup, les possibilités d’une lecture non‑linéaire, J.‑F. Perrin soutient une double comparaison avec la poésie et la musique, qui fourniraient selon lui les « meilleurs modèles compositionnels dans les romans du ressouvenir » (II, p. 606). La mémoire engendrerait ainsi une « rime narrative » (I, p. 115), ou une « assonance narrative » (I, p. 260), entre deux moments de la fiction : elle organiserait, comme dans un poème, ou comme dans une partition, un dispositif complexe d’échos et de reprises. La comparaison se voit autorisée par Rousseau, qui a pensé en ces termes la composition de La Nouvelle Héloïse, puis par Zola, conscient des « harmonies obtenues par le retour des phrases », des effets de « leitmotiv3 » de son écriture, en passant par Lamartine et Sainte‑Beuve qui auraient voulu dans Raphaël et Volupté respectivement « sublimer le mode narratif par le mode lyrique » (II, p. 673). Certes, la référence à la poésie ou à la musique a servi aux romanciers pour éclairer leurs propres procédés, mais qu’éclaire la comparaison chez le critique ? Il semble qu’elle soulève plus de questions qu’elle n’en règle. On rencontre peut‑être ici une limite conceptuelle de la Poétique romanesque de la mémoire, alors que J.‑F. Perrin sort du genre du récit pour décrire un phénomène qui lui serait pourtant « immanent ». Pourquoi, en effet, avoir recours à la musique ou à la poésie, plutôt que de renforcer, à la manière de Ricœur, le rapport inextricable entre le temps humain et la configuration narrative ? Autrement dit, en quoi la scène de mémoire affective est‑elle propre au roman, à la nouvelle, genres que pratiquent presque exclusivement la plupart des écrivains étudiés ici ?

Le problème de l’histoire

10Si l’approche narratologique domine l’ouvrage, il ne faut tout de même pas en conclure que l’histoire est tout à fait évacuée. Une certaine histoire des idées informe les analyses de J.‑F. Perrin, qui se montre attentif à ce qu’il appelle les « contextes interprétatifs » (II, p. 17) de la mémoire au fil des siècles. Pour en donner quelques exemples, les premières scènes de mémoire affective du corpus sont lues dans le cadre du platonisme ambiant ; la problématique classique de l’absence à soi de la substance pensante, puis celle de l’inconstance baroque, sont convoquées pour situer l’intermittence, de plus en plus marquée, de la mémoire. Au xixe siècle, les écrits de Ballanche sur la réincarnation fournissent un contexte à l’étude des formes de la réminiscence chez Nerval, Gautier, Sand, et dans un roman méconnu de Maxime Du Camp, Mémoires d’un suicidé. Chaque époque, suggère J.‑F. Perrin, donne donc un infléchissement particulier à ce qui est présenté comme un paradigme relativement immuable.

11Une autre histoire se dessine en filigrane de l’ouvrage, que l’on pourrait appeler une histoire interne des poétiques compositionnelles. Or les transformations observées d’un siècle à l’autre ne trouvent pas de véritable explication chez J.‑F. Perrin, qui emploie des marqueurs historiques sans abandonner l’approche analytique. L’histoire est, en fin de compte, ce à quoi se heurte l’ouvrage, hésitant entre l’hypothèse de l’immanence de la scène au récit (hypothèse qui n’exige pas d’explication à proprement parler) et celle de son avènement à un moment déterminé. L’articulation difficile entre ces deux hypothèses doit sans doute quelque chose à la filiation de Ricœur, dont les conceptions du temps humain — et donc de la mise en récit devant lui répondre — ont été critiquées pour leur incapacité à intégrer les variations de l’histoire4.

12Un grand récit se dégage plus nettement du premier volume, qui couvre une période plus longue (de la « haute romance » des xvie et xviie siècles au roman sentimental du début du xixe siècle), et dont les titres de chapitre indiquent les étapes (la « Révolution » de Rousseau, sa « Postérité française », etc.). Mais on peut se demander où se situe exactement le début de ce récit. Selon J.‑F. Perrin, la scène de ressouvenir renverrait le roman à ses origines, l’épopée grecque (c’est ce que suggère la référence, citée plus haut, à l’Odyssée, à laquelle revient l’auteur dans la conclusion de son ouvrage, II, p. 658) : ici, l’hypothèse de l’immanence est menée à son terme logique. En même temps, J.‑F. Perrin soumet au lecteur la possibilité d’une appropriation par le genre romanesque, tel qu’il se constitue aux xvie et xviie siècles, des arts de la mémoire anciens et médiévaux, plus précisément par le biais des images agentes, devenues les « signes mémoratifs » déclencheurs du ressouvenir (I, p. 304‑307). L’idée, fascinante, donnera sans doute à réfléchir aux spécialistes de l’Ancien Régime ; elle tend, néanmoins à lisser les différences au sein du corpus.

13La « Révolution » de Rousseau ajoute encore au récit de J.‑F. Perrin un début, qui serait aussi un sommet. En effet, si l’ouvrage relativise l’originalité de la Recherche, il semble que ce soit pour lui substituer celle de La Nouvelle Héloïse. J.‑F. Perrin montre ce que Rousseau doit au romanesque idéaliste, qui affirmait la constance du souvenir des amants en empruntant lui‑même à la comédie le procédé de la reconnaissance finale. Mais Rousseau met cette constance à l’épreuve, la dramatise, avec l’histoire de Julie. « Pour la première fois […] une amnésie totale de l’image aimée s’est effectivement produite, ce qui ne signifie pas que son sentiment ne perdure, mais pour ainsi dire infiguré » (I, p. 249). Ainsi, paradoxalement, J.‑F. Perrin relate dans le premier volume le progrès de l’oubli, ou l’avènement d’un certain « ars oblivionis » (I, p. 249) jusqu’à La Nouvelle Héloïse, en passant par l’amnésie temporaire de l’héroïne de La Vie de Marianne, l’inconstance de l’amour libertin chez Crébillon, et une sorte d’inconscient mémoriel chez Prévost. Mais si le paradigme de la scène de mémoire affective naît avec ce dernier romancier et, surtout, avec Rousseau, c’est que celle‑ci s’installe au cœur du processus créateur : les scènes s’accumulent, acquièrent une ampleur inédite, et s’intègrent à la composition de l’ensemble, posant de nouveaux problèmes techniques aux romanciers (comme le dit le narrateur de Cleveland, « L’ordre me gêne », cité dans I, p. 193). J.‑F. Perrin isole ainsi un premier moment mémoriel dans l’histoire littéraire française, avant les générations romantiques où la préoccupation pour le ressouvenir se manifeste au grand jour. Le chapitre final du premier volume contribue à revaloriser les « passeurs » de Rousseau à ses héritiers du début du xixe siècle : le chaînon manquant de la transmission s’avère être un ensemble de romancières de la fin du xviiie siècle, aujourd’hui quelque peu négligées pour la plupart (Mmes Riccoboni, de Souza, de Charrière, de Krüdener, et évidemment Mme de Staël).

14Le xixe siècle, dans l’ensemble, voit la « complexification de certains traits » du paradigme de Rousseau : J.‑F. Perrin fait notamment valoir une nouvelle poétique de l’infime (le détail qui ferait rejaillir la totalité d’une époque, ou d’une existence, révolue) et le développement des « incrustations théoriques » autour des scènes de ressouvenir (II, p. 193). S’élabore, en parallèle, toute une constellation métaphorique pour penser le fonctionnement de la mémoire, sans précédent aux siècles antérieurs. On pense à l’image du palimpseste, proposée par De Quincey avant d’être reprise autant par les écrivains que par les psychologues du xixe siècle. Mais les descriptions empruntent aussi aux dispositifs optiques contemporains — la photographie, le panorama, etc. —, qui viennent renouveler de plus anciens topoi.

15Deux auteurs ressortent du lot et marquent, selon J.‑F. Perrin, les temps fort du siècle. Le premier est Sainte‑Beuve. « Jamais auparavant le processus de la remémoration spontanée n’avait été tant travaillé » (II, p. 259), lit‑on : Volupté orchestrerait ainsi de manière inédite l’unification des détails mémoriels, produisant l’impression d’un « tout » qui revit. Mais c’est Maupassant qui franchit une étape décisive, en « temporalis[ant] comme processus » la scène de ressouvenir sur la durée de l’œuvre : pour le dire autrement, l’auteur de Fort comme la mort a « déploy[é] en récit ce que le topos représentait jusque‑là comme fulgurance immédiate » (II, p. 71). La mémoire devient une quête, atteignant une complexité dans la composition romanesque au moins égale à celle de La Nouvelle Héloïse. J.‑F. Perrin conclut : « aucun romancier n’ayant jusqu’alors songé à pousser aussi loin la dramatisation de la quête mémorielle, ni à lui faire jouer un rôle aussi déterminant dans l’intrigue. » (II, p. 581) La démonstration se prolonge à la fin du deuxième volume, dans une étude très fine de deux romans de Zola, La Faute de l’abbé Mouret et Lourdes, où l’anamnèse acquiert une amplitude exceptionnelle. Dans ce corpus, comme dans celui du roman naturaliste plus généralement, J‑F. Perrin montre enfin à quel point le xixe siècle associe la scène de mémoire affective à un travail de réévaluation rétrospective : le personnage relit son passé par ce qui est du même coup un « opérateur de relecture a posteriori de l’ensemble du roman » (II, p. 657) pour le lecteur. Par ces deux évolutions, le roman semble aller vers Proust — et J.‑F. Perrin rappelle justement que le futur auteur de la Recherche lisait le roman de Maupassant pendant qu’il traduisait Ruskin.

16Mais pourquoi la scène de mémoire affective naît‑elle avec Rousseau ? Et, surtout, pourquoi une telle prolifération d’exemples au siècle suivant — et une telle épaisseur du deuxième volume par rapport au premier ? Il n’y a pas lieu de contester le récit de J.‑F. Perrin, dont les fines analyses emportent tout de suite l’adhésion. Cependant, la description des scènes prend beaucoup de place et semble se poser comme une fin en soi, alors que l’auteur refuse de s’aventurer sur le terrain, certes plus incertain et plus accidenté, du pourquoi. La prédominance de la mémoire comme thème et comme procédé compositionnel à partir de la deuxième moitié du xviiie siècle rejoint nombre de thèses aujourd’hui bien établies : elle fait sens dans le contexte d’une nostalgie politique post‑révolutionnaire, ou encore dans le contexte d’une valorisation de l’individu, dont l’identité se fonde sur la mémoire personnelle. Qu’est‑ce donc que l’étude des scènes de mémoire affective permet d’interroger ici ? Dans une perspective un peu différente, il serait intéressant de confronter les analyses de J.‑F. Perrin aux travaux de l’historiographie, notamment ceux de François Hartog et de Reinhart Koselleck : l’émergence du « régime d’historicité moderne », que les deux historiens ont défini par une distance croissante, près de la rupture, entre passé, présent et futur, coïncide en effet avec la « révolution » narrative de la Poétique romanesque5. On pourrait aussi prolonger la réflexion avec les travaux de Richard Terdiman, qui a décrit dans la France d’après 1789 une « crise » des fonctions réminiscentes6. Si la scène de mémoire affective prend forme chez Rousseau, si elle atteint son point de perfection à la fin du xviiie siècle, ne serait‑ce pas parce que la mémoire ne va plus de soi ? Le récit ne lutterait‑il pas symboliquement contre la crainte, toute moderne, de ne pas pouvoir assurer le lien entre passé et présent ?

17Il est peut‑être impossible de donner une réponse définitive à cette question, mais il semble nécessaire de la poser, surtout que les romans de la fin du xixe siècle le font eux‑mêmes de façon persistante. Dans ce qui est sans doute l’une des sections les plus captivantes de son ouvrage, J.‑F. Perrin se penche sur le devenir de la scène de mémoire affective dans ce corpus tardif (voir II, p. 58‑70 ; il y revient aussi fréquemment en fin de chapitre). Tout en manifestant leur maîtrise du paradigme, les romanciers, Flaubert le premier, prennent leurs distances et établissent de subtils décalages pour mieux le critiquer. Le plus souvent, une disjonction s’installe entre le signe mémoratif, qui génère le souvenir, et son référent dans le passé : la quête mémorielle reste sans aboutissement, et le personnage ne peut accéder au sens. Il arrive aussi que les visions de la mémoire reviennent de façon fragmentaire, sans que le personnage ne parvienne à reconstruire la totalité d’un souvenir. Dans ces cas, la plupart des traits constitutifs de la scène sont présents, mais les absences suffisent à ébranler le modèle hérité. Le renversement parodique est radicalisé chez certains romanciers naturalistes, notamment Huysmans, et J.‑F. Perrin montre de façon convaincante que le Proust d’avant la Recherche s’inscrit également — et étonnamment — dans ce « courant hypercritique à l’égard de la mémoire affective » (II, p. 70). Pour J.‑F. Perrin, de tels cas de « banalisation littéraire des scènes de réminiscence » révèlent « à quel degré de saturation le topos est parvenu dans le dernier tiers du siècle » (II, p. 62). Mais tout paradigme est‑il nécessairement destiné à s’user, à devenir cliché ? Encore ici, une hypothèse historiographe serait possible, hypothèse que J.‑F. Perrin effleure lorsqu’il suggère qu’une exigence de réalisme motive cette évolution (II, p. 70). Pourrait‑on penser que l’oubli est, à ce moment, plus fort que la mémoire, et que la scène de ressouvenir ne suffit plus à tenir ensemble passé et présent ?

Retour à Proust

18Il faut, enfin, en venir à Proust. Comment les analyses de la Poétique romanesque de la mémoire refluent‑elles sur notre compréhension du romancier ? Que nous permettent‑elles de voir qui demeurait jusque‑là voilé par « la fortune universelle de l’épisode de la petite madeleine dans Du côté de chez Swann, promu paradigme de toute scène de mémoire affective » (II, p. 303) ? Si la Recherche est tout au long de l’ouvrage une référence implicite, une sorte d’arrière‑plan mental pour le lecteur, J‑F. Perrin s’intéresse plutôt à ce qui précède la grande œuvre. Il consacre dans son deuxième volume des sections au Contre Sainte‑Beuve et au recueil Les Plaisirs et les Jours, montrant que Proust avait bien assimilé les thèses de la psychologie de la fin du xixe siècle, notamment celles de Taine, mais aussi la tradition romanesque qui les avait mises en récit. Dans Les Plaisirs et les Jours, Proust se serait livré à la manière de Flaubert et de ses contemporains à une « mise en question réglée des illusions de la mémoire réminiscente et de sa topique littéraire » (II, p. 66) : dans le texte « Reliques », les objets ne soutiennent pas le souvenir et, lorsqu’ils le font, c’est pour en dire le caractère ordinaire, voire médiocre. J.‑F. Perrin conclut, non sans provocation : « Proust, au point où il en est de sa réflexion et de son projet romanesque à l’époque de cette préface, s’y avère plus un brillant émule qu’un inventeur. » (II, p. 191)

19C’est à Jean Santeuil que J.‑F. Perrin dédie l’étude la plus complète, dans le sixième et dernier chapitre du deuxième volume, donnant donc à Proust le dernier mot de l’ouvrage. Dans ces pages tissées de références aux œuvres déjà analysées, Jean Santeuil est présenté non pas dans son rapport prospectif à la Recherche, mais pour le « travail d’imitation critique auquel s’exerce Proust » (II, p. 610). J.‑F. Perrin souligne la créativité dont fait preuve le jeune écrivain, libérant les voies possibles de la mémoire au sein de l’œuvre proustienne. Créativité dans la technique compositionnelle, d’abord : Proust travaille l’alternance des réminiscences et des méditations théoriques, et juxtapose le récit du passé et de la scène de souvenir, rompant ainsi avec les analepses à longue portée qui s’étaient imposées au siècle précédent. Créativité dans le ton, aussi : J.‑F. Perrin note l’euphorie du passé retrouvé dans Jean Santeuil, qui s’éloigne du nevermore dominant les expériences romantiques de la mémoire spontanée. Plus encore, le Contre Sainte‑Beuve et Les Plaisirs et les Jours tendaient à réduire le ressouvenir à la seule dimension autobiographique individuelle : « c’est le grand courant “surnaturaliste” du romantisme européen qui se trouve de facto écarté par Proust, à cette époque du moins » (II, p. 183‑184). Or J.‑F. Perrin n’hésite pas à évoquer dans Jean Santeuil un « merveilleux » de la mémoire, une portée plus vaste du souvenir qui permettrait un accès plus profond au réel, faisant survivre quelque chose du romantisme. En ce qui concerne la scène de réminiscence, les esquisses de Jean Santeuil « apparaissent », en somme, « plus inventives et diversifiées que ce que l’opus magnum en a conservé » (II, p. 653).


***

20Ces analyses font ressortir la sinuosité du parcours de Proust vers la Recherche : le raccord magistral du Temps retrouvé, après de longues années de vains efforts mémoriels de la part du héros‑narrateur, apparaît alors comme une aberration, autant dans l’œuvre du romancier que dans les tendances de la fin du xixe siècle. Si l’on peut parfois reprocher à Jean‑François Perrin de se contenter, à des fins polémiques, d’une vision un peu simple de la mémoire dans la Recherche, il reste que le détour historique de la Poétique mène le lecteur à interroger certaines idées reçues au sujet de la grande œuvre de Proust, notamment la distinction entre mémoires volontaire et involontaire (sur laquelle insiste le romancier, pour privilégier la seconde, dans un entretien au Temps en 1913), en montrant à quel point les deux sont liées dans la plupart des œuvres du corpus, mais aussi dans l’épisode de la petite madeleine. En ce sens, ce qui peut sembler une étude très restreinte de par son sujet, la scène de ressouvenir, déborde sans cesse vers l’étude plus large des autres formes et usages de la mémoire romanesque. Avec sa Poétique, J.‑F. Perrin a non seulement mis au jour toute une tradition narrative, mais il a également frayé de nombreux chemins qui sont maintenant à suivre dans la littérature des xxe et xxie siècles.