Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
Marie‑Pierre Tachet

Corps dansants, corps écrivants

Alice Godfroy, Danse et poésie. Le pli du mouvement dans l’écriture. Michaux, Celan, du Bouchet, Noël, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2015, 352 p., EAN 9782745329882.

1Embarquons‑nous dans un « voyage […] dans le non‑dit d’un rapport qui, selon nous, n’a jamais été aussi fort que depuis 1950 et qui paradoxalement, n’a jamais été aussi tu. » (p.16). Cette contradiction entre d’une part un lien qui « n’a jamais été aussi fort » et, d’autre part, la « conspiration du silence » des partis concernés (poètes, danseurs et chercheurs) est le point de départ du travail d’Alice Godfroy, docteure en littérature comparée, danseuse et pédagogue du mouvement. Selon elle, les poètes délaissent les danseurs, les chorégraphes ignorent les poètes, et les chercheurs se taisent sur le lien entre danse et poésie. Ce silence non seulement intrigue l’auteure mais la fait aussi réagir. Elle nous entraîne à sa suite dans un parcours inédit qui découvre une relation dynamique entre deux arts toujours précédés du silence.

Danse & poésie : un couple maudit ?

2Le propos d’A. Godfroy repose sur l’intuition que la danse et la poésie partagent une même genèse « en‑deçà de l’intentionnalité de la parole » (p. 10). La chercheuse sait qu’il ne suffit pas d’énoncer cette intuition, qu’elle va devoir la démontrer en évitant les écueils et en tenant compte de la méfiance de tous les professionnels : les intellectuels se méfient du corps, les chercheurs en littérature comparée se méfient des études interartielles et les chercheurs en études interartielles se méfient de la danse(p. 22). L’auteure s’attaque donc à trois terrains encore empreints de lourds soupçons, même s’ils ne sont plus maudits. De plus, alors qu’elle est déjà suspecte, elle choisit d’étudier quatre poètes qui ne semblent pas s’intéresser de prime abord à la danse. Elle relève le défi avec sérieux et éveille ainsi la curiosité du lecteur.

3Celui‑ci est guidé par l’auteure qui prend le temps de définir ses mots, de justifier ses choix et de développer ses intentions. Cette conscience des difficultés va l’aider à mettre en place une méthode pour les surmonter. Tout d’abord, elle doit faire face à la diversité des œuvres, obstacle habituel quand on veut parler de l’art en général. Aussi, si la danse n’est pas réduite à des chorégraphies particulières, la poésie est regardée sous l’angle de l’œuvre de seulement quatre poètes pour que la recherche « n’implose pas sous le poids de la diversité » (p.22). Ces quatre poètes n’ont pas été choisis au hasard ; en plus de liens biographiques, leurs œuvres présentent des similitudes. Les quatre poètes se rapprochent par la solution qu’ils ont trouvée à la crise de la représentation vécue par leur génération, soit « la tentative de réarticuler la langue à partir du corps » (p.22). Notons toutefois que les quatre œuvres n’ont pas le même poids dans l’ouvrage, l’œuvre de Michaux jouant un rôle prépondérant. Les poèmes de Celan, du Bouchet ou Noël ne servent que d’exemples.

4En outre, il ne faut pas s’arrêter à la rareté du thème de la danse dans les textes, car être le thème d’un poème n’est pas pour la danse la seule possibilité d’apparaître dans la poésie(p.42‑43). A. Godfroy a ainsi l’intuition qu’il ne s’agit plus de comparer des œuvres, « formes constituées » (p.45), mais des expériences d’artistes en train de créer, « formes en constitution (p.45) ». Il s’agit donc de comparer deux activités : danser et écrire, « actes capables de court‑circuiter les correspondances de circonstances pour faire émerger une certaine partageabilité d’expériences et répondre d’une correspondance de fondements » (p.45). A. Godfroy va ainsi faire sien le défi lancé par Michaux :

Désobéir à la forme.
Comme si, enfant, je me l’étais juré.
Une ressemblance interne, ce serait plus excitant à attraper, non par ruse,
Mais à bras le corps, si je puis dire ; ce serait aussi plus redoutable1.

Danse & poésie : une relation dynamique

5A. Godfroy se lance donc à la recherche de « cette ressemblance interne » en allant des zones de l’explicite à l’implicite2 : « Cette étude a été conçue comme une enquête de localisation, et plus encore, comme une sorte de fouille à travers les strates d’une possible convergence entre la danse et la poésie. » (p. 47). Ces « strates » sont comme des plis où poésie et danse se rapprochent et s’éloignent. La danse et la poésie sont certes deux arts distincts mais il n’est pas possible de les séparer. Le pli, qui est une double référence à Michaux3 et à Deleuze4, est disjonction et jonction (p. 45). Si la danse et la poésie sont pliées l’une sur l’autre, il faut déplier, « ex‑pli‑quer ». Il ne s’agit pas de repasser pour supprimer les plis mais de parcourir ces plis et peut‑être d’en créer d’autres, c’est‑à‑dire « im‑pli‑quer ». Il est possible de « multi‑pli‑er les plans de rencontres possibles» (p. 47) car le mouvement n’est pas dialectique. Chaque partie de l’ouvrage, chaque pli est une entrée possible, un chemin à parcourir. Le premier pli est le plus évident. Il s’inscrit dans la continuation des recherches antérieures : le thème de la danse dans les poèmes. Les rares occurrences de la danse dans le corpus des quatre poètes montrent qu’ils ne cherchent plus à décrire la danse. Ils ne le peuvent pas. Toutefois, la danse apparaît dans leurs textes « dès qu’il s’agit de décrire l’état poétique à sa source la plus intime » (p. 124). La poésie en cessant de vouloir décrire la danseuse se découvre une relation dynamique avec la danse qui, si on la prend au sérieux, oblige à penser autrement l’art, les œuvres et la poésie. Elle remet en question les oppositions traditionnelles entre le fond et la forme, le visible et l’invisible, l’objet et sa représentation. « D’un objet impossible, d’une altérité inabordable, la danse devient alors l’alliée la plus intime, aussi la plus secrète de l’acte poétique en tant qu’elle lui oppose une résistance constructive. » (p. 127). Le second pli, quant à lui, va explorer la crise de la représentation en mettant en parallèle l’histoire des deux arts. Danse et poésie au xxe siècle vont rechercher l’immédiat, le pathique et l’inchoatif en opposition à la représentation, médiate, gnosique et terminative. Il y a une analogie entre les deux arts. De même que la danse contemporaine va refuser d’utiliser le corps pour représenter des images, la poésie va faire le procès des images(p. 140). De même que la danse contemporaine accepte sa singularité d’« art de la disparition », le poète va accepter de faire apparaître le sens et de le laisser disparaître. Remarquons qu’A. Godfroy s’intéresse dans cette seconde étape à un genre de danse particulier, la contact improvisation, qui pousse jusqu’à la perfection les exigences d’immédiateté, de pathique et d’inchoatif.

Danse & poésie : un dialogue issu du silence

6Dans la dernière partie, A. Godfroy découvre un recouvrement plus parfait que les deux précédents plis, un contact plus fort « entre le mouvement des corps écrivants et celui des corps dansants» (p. 40). L’exploration de ce pli nous entraîne tout d’abord dans un détour par la peinture. Là encore nous pouvons saluer un choix ambitieux : recourir à une troisième pratique artistique. Cependant, ce choix n’est pas étonnant si l’on connaît la place de la peinture, du dessin et de la calligraphie dans l’œuvre de Michaux. Ses créations sont d’ailleurs convoquées dans la démonstration. Au cœur de la crise de la représentation, les peintres vont se concentrer sur « une ligne qui ne circonscrit plus les objets du monde, mais devient l’empreinte minimale d’un geste physique » (p. 314) qui attire l’attention des poètes. C’est donc le moment chorégraphique de la création picturale qui les intéresse. Pour le préciser, l’auteure reste dans le dessin en se penchant sur l’étude des expérimentations graphiques de Michaux. « Le geste calligraphique michaudien invente des signes mi‑corps mi‑lettres. » (p. 314). Nous sommes donc face à l’évidence que la « besogne des corps » est le point commun entre la danse et la poésie « à même les gestes‑mouvements » (p. 276). A. Godfroy insiste sur la préparation des danseurs et des poètes : avant de créer, ils doivent préparer leur corps à se tourner vers son intérieur, à se concentrer sur son ressenti. Ils cherchent à atteindre ce que Michaux nomme « région poétique de l’intérieur5 » et Bernard Noël « zone inexplorée […] à l’intérieur de nous6 ». Danseurs et poètes commencent ainsi par la même expérience du silence. Celui‑ci n’est plus une voie d’accès à l’indicible, mais un accès à l’infra‑langage, au ressenti. « L’écriture est une activité du silence, et […] en tant que telle, elle entretient une connivence de fait avec l’expressivité nouvelle du danseur » (p. 39). Le silence n’est pas immobilité, il est dansité.

7C’est une « modalité commune » (p. 221) autour de laquelle la danse et la poésie s’enroulent. La dansité se situe en amont de la création, quand le corps se prépare : « Le poétique et le chorégraphique se confondent de part et d’autre d’une danse virtuelle qui juste précède leur passage à l’acte. » (p.277‑278). La dansité est « infra‑danse faite des flux qui parcourent le corps interne, le mouvementent et lui procurent son senti basal » (p. 17). « Matière première des gestes de l’art » (p. 17), elle est un ressenti, une expérience corporelle qui met en évidence la « physicalité de la poésie ». Celle‑ci « provient d’une expérience corporelle du silence qui la sous‑tend et qu’elle engage, en deçà du geste d’écriture, une attention particulière au ressenti interne de la corporéité » (p. 283).


***

8Le silence va donc tout au long du parcours proposé par Alice Godfroy se révéler « éloquent » (p. 40). En interrogeant le silence des poètes, des chorégraphes et des chercheurs sur les liens entre la danse et la poésie mais aussi en prenant au sérieux le silence des corps, la chercheuse va nous proposer trois plis pour penser et vivre ensemble la danse et la poésie : métaphore dans les textes, analogie des processus de création et dansité. Son travail bouscule nos préjugés sur les arts, notamment ceux issus de la théorie aristotélicienne des genres, et ose donner une place centrale au corps. Le résultat est une œuvre stimulante qui ouvre le champ des possibles pour la poésie, la danse et la recherche interartielle.