Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
Paul-Victor Desarbres

Il y a plus affaire à interpréter les interprétations…

Études littéraires, vol. 43, n° 2 : « Déclinaisons du commentaire », sous la direction d’Alban Baudou & Sabine Vervacke, EAN 9782920949497.

Enjeu de l’étude des commentaires

1Le numéro 43,2 de la revue Études littéraires de l’Université de Laval réunit dans sa section « Études » une série d’analyses qui s’inscrivent dans un projet global, mené par Alban Baudou et Sabine Vervacke, visant à mieux comprendre les différentes pratiques de commentaire, à propos desquelles existent de nombreuses analyses « parcellaires », ou connexes, car traitant davantage de l’allégorie ou du rapport à l’autorité (p. 7). Ce recueil propose un jalon important dans l’élaboration d’une synthèse qu’appellent de leurs voeux les études littéraires ou culturelles curieuses de l’histoire des savoirs et de leur mise en forme – dans une longue période où lettres et sciences ne sont pas distinctes.

2Or la tradition de « lecture travaillée » (p. 7) ou savante d’un texte (bénéficiant d’une antériorité chronologique, voire hiérarchique) revêt une importance capitale pour tout homme de lettres de l’Antiquité, du Moyen Âge, de la Renaissance et de la période classique, marqué à divers degrés et selon des modalités différentes par la valorisation de certains textes auxquels est reconnue une « autorité » et par l’imitation dont ceux-ci ont fait l’objet. De plus, la médiation du commentaire érudit infléchit parfois si considérablement le sens d’une œuvre antique dans sa réception moderne, que faire l’histoire de ces évolutions de sens devient une tâche essentielle aux études touchant tel ou tel siècle : pas de Platon sans Ficin, ou presque. On redécouvre encore l’importance des sources de « seconde main », manuels, florilèges ou commentaires, y compris pour des auteurs qu’on avait cru au contact direct de textes antiques1.

3L’enjeu de la compréhension du commentaire est aussi de dégager l’épistémè d’une époque ; à travers les questions littéraires que le commentaire pose ou véhicule, l’étude des commentaires contribue, dans la perspective d’études culturelles unissant différents champs disciplinaires, à mieux comprendre des herméneutiques passées dans leurs continuités et leurs ruptures. À ce sujet, on pourrait souhaiter que de prochaines études sur le commentaire confrontent des commentaires relevant de la « littérature » (comme ceux qu’aborde ce numéro d’Études littéraires), mais aussi de la philosophie, de l’exégèse et des sciences en général. On le voit, ce recueil de travaux touche à un sujet crucial des études littéraires ou culturelles.

Quelques déclinaisons du commentaire littéraire

4Le texte même des commentaires peut poser des difficultés par la complexité du dispositif mis en œuvre, la mise en scène du commentateur qu’on lit, et ses enjeux idéologiques sous-jacents plus ou moins décelables à travers l’érudition. Sur ce point, le numéro d’Études littéraires est particulièrement riche. Muriel Lafond montre ainsi, dans le commentaire du grammairienServius, commentateur de Virgile qui respectait une forme alors déjà figée, l’affirmation d’un auteur et d’une volonté de sauver l’héritage païen au moment des menaces barbares et du triomphe du christianisme. L’usage de l’allégorie historique, naturelle ou morale, système d’interprétation exposé dans le De Natura deorum de Cicéron, participe de cette tentative (p. 23). Une lecture attentive permet de montrer que Servius parle d’un emploi métaphorique et non abusif (abuse) lorsque Virgile évoque dans le septième poème des Bucoliques le bouc comme « l’homme du troupeau » (vir gregis), et met en évidence, parmi d’autres indices, l’admiration de Servius pour Virgile, supérieure à celle de Donat.

5La primauté du texte commenté donne un statut parfois subalterne au commentaire qui renvoie toujours à un autre texte qui est « à la fois méta-, péri-, para-, anté- et post-texte » (Daniel Larangé, p. 167). Cependant, on constate de nombreux exemples montrant la tendance de celui-ci à l’autonomisation, ce qui constitue même une tendance de fond2 ; Enrica Zanin souligne à propos des commentaires d’Aristote entre 1500 et 1640 que la tendance est de céder la place à une critique littéraire en partie détachée du commentaire sur le fond, jusqu’à déboucher sur un quasi-traité dans la forme (p. 64). Sarah Laborie analysant le commentaire de Térence que nous devons à Eugraphius montre également, par contraste avec le commentaire plus connu de Donat, combien le premier cherche à faire de son commentaire non pas une accumulation de gloses mais une œuvre où il se montre autant rhéteur que très-pédagogue grammaticus, faisant parfois des choix d’interprétation qu’il ne soumet pas au lecteur (p. 45-46). Bénédicte Coadou, en nous guidant dans les Anotaciones a la poesía de Garcilaso de Fernando de Herrera, publiées dans une Séville en plein essor, montre que s’y illustre la rivalité de conceptions avec la très universitaire ville de Salamanque, et un autre commentateur, Le Brocense, philologue reconnu qui avait éclairé les sources antiques de Garcilaso. Herrera produit une illustration de la langue castillane et une défense du genre lyrique, mais plus encore une formulation de sa propre poétique, justifiée par des citations, y compris de sa propre œuvre poétique personnelle (p. 102-104).

6Deux cas plus exceptionnels viennent enrichir cet ensemble. Marie-Christine Pioffet propose un exemple de commentaire d’un roman procuré par l’auteur même, et s’interroge essentiellement sur l’allégorie et sa théorisation : il s’agit de la Lettre d’Ariste à Cléonte (1659), de l’abbé d’Aubignac, véritable apologie construite pour son roman allégorique et précieux, l’Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coqueterie (1654). La pratique de l’allégorie chez d’Aubignac s’inscrit dans une longue tradition, à visée exclusivement édifiante. La saturation de références attire l’attention du lecteur sur l’allégorie en général plus que sur la satire contenue dans le roman. Une autre œuvre, Macarise, véritable histoire de la philosophie stoïque sous forme allégorique, présente un exemple de roman quasi-inintelligible sans les explications des liminaires. D’Aubignac y annonce les paradoxes stoïciens devenus d’imprenables forteresses au pays de Thaumasie (admiration). On trouve au fil du roman des notes marginales renvoyant à un abrégé de philosophie. Dans le récit lui-même, les conversations et les discours de certains personnages ont valeur de commentaire explicatif. Le statut particulier de ce commentaire « accompagnement de lecture » aurait gagné à être plus longuement interrogé.

7La distinction entre les deux sens de « commentaire » donne l’occasion d’une réflexion sur un autre cas où le statut du commentaire est problématique. Se fondant sur le titre du Commentarius de rebus ad eum pertinentibus [Commentaire de ce qui a trait à lui-même] de Pierre-Daniel Huet (1718), ouvrage composé à la fin d’une longue vie consacrée à un labeur d’érudition acharné, Isabelle Trivisani-Moreau signale d’emblée que le titre de commentarius est alors utilisé dans le sens premier de « mémoires » ou « chroniques », comme pour les commentaires de César ou ceux de Blaise de Monluc. Cette filiation semble logique pour un tenant des Anciens, représentant d’une République des Lettres de langue latine alors finissante, et qui évoque dans le De interpretatione le commerce avec les textes anciens. Néanmoins, la dimension de « commentaire de l’œuvre d’autrui » n’est pas absente de cette œuvre et il semble que Huet, auteur de Commentaria sur l’œuvre d’Origène joue de ces deux significations. Ses « mémoires », qui relèvent de l’histoire et des Confessions (où affleure un certain contentement de soi), sont ancrés dans une écriture savante. Dans le droit fil des mémoires, Huet utilise cet ouvrage pour justifier ses opinions dans la controverse sur Origène qui l’avait opposé au protestant Bochart. Mais, dans les inflexions de son œuvre et du Commentarius, celui qui fit œuvre de vulgarisation en participant aux éditions ad usum Delphini témoigne d’une entreprise de réévaluation de la critique érudite selon le modèle humaniste. Il semble avoir découvert, suivant aussi l’esprit du temps, « une activité intermédiaire entre science et méditation, faisant la part belle au dialogue intellectuel » qu’il désigne par le terme de commentatio (p. 147-148). On se demande si l’on ne peut pas voir là un moyen terme entre les deux sens du commentarius, comme la résolution par Huet d’une forme de dilemme entre le sens biographique ou historique, ici fortement christianisé, et la dimension d’explication érudite.

8D. Larangé cherche à dégager les « origines spirituelles » du commentaire dans un essai où est embrassé le bien vaste champ du commentaire « exégétique » (p. 152) comme une sorte de modèle permettant de penser deux types de commentaires : l’un « heuristique », cherchant à transmettre le texte avec respect, l’autre « hérétique », dont les objectifs sont opposés. On regrettera peut-être le tour quelque peu anhistorique de cette riche réflexion, et le fait que l’ouverture à d’autres domaines que le commentaire littéraire n’ait, par exemple, pas pris en compte les sciences3.

Définitions du commentaire

9A. Baudou et S. Vervacke soulignent l’érudition qu’exige le traitement de cette question dans une perspective suffisamment vaste, et proposent un ensemble d’études où l’on voit, à travers des études de cas précis, une tentative commune de proposer des éléments pour une définition formelle et historicisée du commentaire.

10De façon générale, ce ne sont pas tant les convergences de point de vue que les interrogations et les références historiques ou bibliographiques communes à ces différents travaux qui donnent un cadre efficace et une assise à leur réflexion. Vu la forme (articles séparés dans un recueil thématique) et les dimensions (forcément réduites) de ce numéro d’Études littéraires, il n’était pas possible que les auteurs travaillent ensemble à formuler de tels axes de réflexion. On a pourtant l’impression de voir se dessiner quelques fils, suivis avec bonheur par plusieurs contributions pour définir la pratique du commentaire. On se permettra d’évoquer la diversité ou l’uniformité des appellations du commentaire, et les éléments concrets de présentation ou de forme textuelle, ces deux éléments étant inscrits dans une tradition ou relevant de l’innovation.

11Le souci de proposer une définition des différentes pratiques du commentaire, forcément provisoire, et étroitement liée à des circonstances historiques, a abouti dans plusieurs cas à la question de la dénomination, ce qui semble très utile vu le caractère quasi nominaliste de certaines distinctions entre les genres littéraires4. Plusieurs études touchant au commentaire moderne s’interrogent ainsi sur le titre et la présentation matérielle. Traiter cette question (ou montrer son manque de pertinence à telle ou telle époque) de façon systématique semble une démarche prometteuse. N’y a-t-il pas une différence entre la glose parcellaire et le commentaire ou l’explication ? Faut-il nuancer cette opposition ? Que dire  des termes d’illustration, d’exposition ? Dans cet ensemble, où placer les annotations ? Examiner ces termes génériques, leur apparition et leur évolution dans le temps long est une tâche immense ; plusieurs articles se font indirectement l’écho du besoin d’un tel travail (p. 14, 91-92, 130-132). E. Zanin montre que la dénomination de commentarii au début de l’époque moderne est encore rare dans le sens où nous l’entendons (Vettori), mais qu’on lui préfère les termes apparemment équivalents d’explicationes (Robortello, Maggi), de sposizione (Castelvetro), ou d’ilustracion (González de Salas). Cette hésitation pourrait être due à une désaffection pour le terme de commentaire depuis la fin du xve siècle (p. 62, n. 445). Mais il faudrait détailler l’évolution du genre du commentaire par rapport à la tradition médiévale6. On sait par exemple que le terme de commentarius est concurrencé par celui de commentum. En français, « commentaire » est plus tardif que « comment ». De plus, il nous semble surtout que ce soit la redécouverte ou la diffusion de l’acception latine classique de commentarius qui rend son emploi délicat à partir de la fin du xve et tout au long du xvie siècle pour désigner un commentaire7. La diversité d’appellations n’est pas caractéristique de l’époque moderne. Mais on peut se demander si elle est révélatrice d’une spécification des objectifs et du public du commentaire, de l’inscription plus fréquente du commentaire dans un projet auctorial ou éditorial.

12Du point de vue de la forme, une description plus précise des scholies antiques (hellénistiques ou latines) et de leur forme « figée » que reprend Servius (p. 14) aurait permis de mieux comprendre les processus d’autonomisation décrits à l’époque antique chez Eugraphius et à l’époque moderne chez les commentateurs d’Aristote et chez Herrera.

13La structure du commentaire lemmatisé chez Eugraphius est ainsi évoquée et la multiplicité des exemples invite à se demander s’il existe d’autres exemples où les scholiastes jouent avec la présentation du lemme, cette citation courte précédant habituellement le commentaire (p. 37, 40).

14Une série de questions relevant de la bibliographie matérielle pour l’époque moderne ou de la présentation des manuscrits pour l’époque médiévale pourraient aussi utilement compléter cette approche. Proposant en plusieurs endroits une description attentive des commentaires de la Poétique, E. Zanin évoque les explanationes et annotationes dans le commentaire de Vincenzo Maggi (1550) : les premières relèvent de la paraphrase, les secondes d’une glose philologique et poéticienne. De Lodovico Castelvetro (1570), elle évoque le commentaire en cinquante-six sections se proposant de vulgariser l’œuvre d’Aristote, elles-mêmes divisées (après l’énoncé d’une particella du texte grec) en contenenza (résumé du sujet), vulgarizzamento (traduction) et spositione (glose organisée par lemmes). On aurait souhaité savoir si une telle fragmentation du texte est usuelle. S’agit-il d’une étape par rapport à des recompositions du commentaire de la Poétique devenant de véritables traités (Riccoboni) ? Ou bien n’est-ce qu’une forme de commentaire proche des pratiques médiévales8 ?

15La présentation du commentaire est étroitement liée au public visé par l’auteur. Le commentaire de Castelvetro rend Aristote plus accessible à qui ne lit pas le grec, et à qui préfère le lire dans sa langue maternelle plutôt qu’en latin – phénomène à prendre en compte, même à la Renaissance. Le commentarius de Pierre-Daniel Huet est au contraire destiné au reliquat, aux happy few de la République des Lettres si l’on veut (p. 137).

16Ces deux perspectives adoptées pour décrire le genre « commentaire » permettent de dégager des continuités et des ruptures par rapport aux pratiques de commentaires des époques précédentes. Concernant les commentaires antiques, les rapprochements avec les pratiques habituelles du commentaire se révèlent particulièrement éclairants pour le lecteur. E. Zanin souligne ainsi l’attention spécifiquement accordée par ces érudits au titre du texte commenté, qui s’inscrit dans la tradition de la glose médiévale (p. 61-62)9. Ce comparatisme est éclairant partout où il est à l’œuvre ; on pourrait souhaiter qu’il soit systématique. Il permettrait ensuite de comprendre, en prolongement de cette question, le lien entre le commentaire d’une part, et le discours ou l’essai de l’autre.

« Nous nous eschellons ainsy, de degré en degré »

17On peut émettre quelques réserves sur la mise à l’écart du vaste champ qu’est le Moyen Âge dans cette série d’analyses. Cela permettrait, par exemple, de compléter l’interrogation sur l’autonomisation du commentaire, phénomène déjà entamé en France avec le traducteur-commentateur de Charles VIII, Robert Gaguin10. On peut aussi contester qu’il existe un commentaire littéraire proprement dit.

18Mais le projet d’insérer ces études de cas précises dans le mouvement d’ensemble du commentaire s’avère pour une part réussi, puisqu’il se dégage au moins deux constats qui nous permettent de mieux comprendre la nature du commentaire et son évolution : d’une part le problème plus important qu’il n’y paraît de la dénomination, et de l’autre l’autonomisation du commentaire par rapport au texte commenté – tendance de fond tôt perceptible.

19Il y a surtout là une étape sur une voie prometteuse ; on peut espérer d’autres projets du même type réunissant des chercheurs d’horizons divers qui aboutissent à une démarche collective, animée par des interrogations communes et systématiques sur le commentaire (quitte à montrer le manque de pertinence de celles-ci dans tel ou tel champ d’études). On peut imaginer et souhaiter qu’un ouvrage collectif sur la question propose une bibliographie commune à toutes les périodes ou au moins par période (antique, médiévale et moderne). Le défi d’ « érudition » se double d’une exigence de clarté, d’accessibilité, et peut-être de collaboration pour pouvoir envisager ce qui sort du champ disciplinaire propre à chacun.

20Sommaire :

21Muriel Lafond, Une figure autoriale dans le commentaire grammatical ? L’exemple de Servius

22Sarah Laborie, Le commentaire d’Eugraphius aux comédies de Térence

23Enrica Zanin, Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote

24Bénédicte Coadou, Les Anotaciones a la poesía de Garcilaso de Fernando de Herrera : un commentaire aux enjeux linguistiques et génériques évidents

25Marie-Christine Pioffet, Esquisse d’une poétique de l’allégorie à l’âge classique : la glose de l’abbé d’Aubignac

26Isabelle Trivisani-Moreau, Contribution sur Pierre-Daniel Huet, Commentarius de rebus ad eum pertinentibus (1718)

27Daniel S. Larangé, Des racines au ciel. Origines spirituelles du commentaire : la définition